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Добавлен: 05.08.2024
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Katherine Pancol
Les yeux jaunes des crocodiles
ROMAN
Albin Michel
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Éditions Albin Michel, 2006 ISBN 978-2-226-16998-9
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À Charlotte, À Clément, Mes amours…
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Première partie
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Joséphine poussa un cri et lâcha l’éplucheur. Le couteau avait dérapé sur la pomme de terre et entaillé largement la peau à la naissance du poignet. Du sang, du sang partout. Elle regarda les veines bleues, l’estafilade rouge, le blanc de la cuvette de l’évier, l’égouttoir en plastique jaune où reposaient, blanches et luisantes, les pommes de terre épluchées. Les gouttes de sang tombaient une à une, éclaboussant le revêtement blanc. Elle appuya ses mains de chaque côté de l’évier et se mit à pleurer.
Elle avait besoin de pleurer. Elle ne savait pas pourquoi. Elle avait trop de bonnes raisons. Celle-là ferait l’affaire. Elle chercha des yeux un torchon, s’en empara et l’appliqua en garrot sur la blessure. Je vais devenir fontaine, fontaine de larmes, fontaine de sang, fontaine de soupirs, je vais me laisser mourir.
C’était une solution. Se laisser mourir, sans rien dire. S’éteindre comme une lampe qui diminue.
Se laisser mourir toute droite au-dessus de l’évier. On ne meurt pas toute droite, rectifia-t-elle aussitôt, on meurt allongée ou agenouillée, la tête dans le four ou dans sa baignoire. Elle avait lu dans un journal que le suicide le plus commun chez les femmes était la défenestration. La pendaison, pour les hommes. Sauter par la fenêtre ? Elle ne pourrait jamais. Mais se vider de son sang en pleurant, ne plus savoir si le liquide qui coule hors de soi est rouge ou blanc. S’endormir lentement. Alors, lâche le torchon et plonge les poignets dans le bac de l’évier ! Et même, et même… il te faudra rester debout et on ne meurt pas debout.
Sauf au combat. Par temps de guerre… Ce n’était pas encore la guerre.
Elle renifla, ajusta le torchon sur la blessure, bloqua ses larmes, fixa son reflet dans la fenêtre. Elle avait gardé son crayon dans les cheveux. Allez, se dit-elle, épluche les pommes de terre… Le reste, tu y penseras plus tard !
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En cette matinée de fin mai, alors que le thermomètre affichait vingt-huit degrés à l’ombre, au cinquième étage, à l’abri sous l’auvent de son balcon, un homme jouait aux échecs. Seul. Il méditait devant un échiquier. Il poussait le souci de la vraisemblance jusqu’à changer de place quand il changeait de côté de jeu et s’emparait au passage d’une pipe qu’il suçotait. Il se penchait, soufflait, soulevait une pièce, la reposait, reculait, soufflait encore, reprenait la pièce, la déplaçait, hochait la tête puis déposait la pipe et gagnait l’autre chaise.
C’était un homme de taille moyenne, d’allure très soignée, les cheveux châtains, les yeux marron. Le pli de son pantalon tombait droit, ses chaussures brillaient comme juste sorties de la boîte d’origine, ses manches de chemise retroussées laissaient apparaître des avant-bras et des poignets fins et ses ongles avaient le poli et l’éclat que seule peut donner une manucure appliquée. Un léger hâle que l’on devinait perpétuel complétait l’impression de beige blond qui se dégageait de sa personne. Il ressemblait à ces figurines en carton que l’on vend en chaussettes et sous-vêtements dans les jeux d’enfants et que l’on peut vêtir de n’importe quel costume – pilote de l’air, chasseur, explorateur. C’était un homme à glisser dans le décor d’un catalogue pour inspirer confiance et souligner la qualité du mobilier exposé.
Soudain, un sourire illumina son visage. « Échec et mat, murmura-t-il à son partenaire imaginaire. Mon pauvre vieux ! T’es cuit ! Et je parie que t’as rien vu venir ! » Satisfait, il se serra la main à lui-même et modula sa voix pour s’accorder quelques félicitations. « Bien joué, Tonio ! Tu as été très fort. »
Il se leva, s’étira en se frottant la poitrine et décida de se servir un petit verre bien que ce ne soit pas l’heure. D’ordinaire, il prenait un apéritif vers six heures dix, le soir, en regardant « Questions pour un champion ». L’émission de Julien Lepers était devenue un rendez-vous qu’il attendait avec impatience. Il était contrarié s’il la manquait. Dès dix-sept heures trente, il attendait. Il avait hâte de se mesurer aux quatre champions qu’on lui proposerait. Il attendait aussi de savoir quelle veste le présentateur porterait, avec quelle chemise, quelle cravate il l’assortirait. Il se disait qu’il devrait tenter sa chance et
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s’inscrire. Il se le disait chaque soir, mais n’en faisait rien. Il aurait dû passer des épreuves éliminatoires et il y avait dans ces deux mots quelque chose qui le chagrinait.
Il souleva le couvercle d’un seau à glace, prit délicatement deux glaçons, les laissa tomber dans un verre, y versa du Martini blanc. Il se baissa pour ramasser un fil sur la moquette, se releva, trempa ses lèvres dans le verre, émit des petits bruits de lèvres mouillées pour exprimer sa satisfaction.
Chaque matin, il jouait aux échecs. Chaque matin, il suivait la même routine. Levé à sept heures en même temps que les enfants, petit-déjeuner avec toasts de pain complet, grillés thermostat quatre, confiture d’abricots sans sucre ajouté, beurre salé et jus d’orange fraîchement pressé à la main. Puis trente minutes de gymnastique, des exercices pour le dos, le ventre, les pectoraux, les cuisses. Lecture des journaux que les filles, chacune son tour, allaient lui chercher avant de partir pour l’école, étude attentive des petites annonces, envoi de CV quand une offre lui semblait intéressante, douche, rasage au rasoir mécanique, avec savon qui mousse sous le blaireau, choix des vêtements pour la journée et, enfin, partie d’échecs.
Le choix des vêtements était le moment le plus éprouvant de la matinée. Il ne savait plus comment s’habiller. En tenue de week-end, légèrement décontractée, ou en costume ? Un jour où il avait enfilé un jogging à la hâte, sa fille aînée, Hortense, lui avait dit : « Tu ne travailles pas, papa ? Tu es tout le temps en vacances ? Moi, j’aime quand tu es beau, avec une belle veste, une belle chemise et une cravate. Ne viens plus jamais me chercher à l’école habillé en survêtement » et puis, se radoucissant car ce matin-là, ce premier matin où elle lui avait parlé sur ce ton, il avait blêmi… elle avait ajouté : « C’est pour toi que je dis ça, mon papa chéri, pour que tu restes le plus beau papa du monde. »
Hortense avait raison, on le regardait différemment quand il était bien habillé.
La partie d’échecs terminée, il arrosait les plantes accrochées au rebord du balcon, arrachait les feuilles mortes, taillait les vieilles branches, vaporisait de l’eau sur les nouveaux bourgeons, retournait le terreau des pots à l’aide d’une cuillère
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et répandait de l’engrais quand il le fallait. Un camélia blanc lui donnait bien du souci. Il lui parlait, s’attardait à le soigner, essuyait chaque feuille.
Tous les matins, depuis un an, c’était la même routine.
Ce matin-là, cependant, il avait pris du retard sur son horaire habituel. La partie d’échecs avait été ardue, il devait faire attention à ne pas se laisser entraîner ; c’est difficile quand on n’a pas d’occupation. Ne pas perdre le sens du temps qui passe et se dépense sans qu’on y fasse attention. Fais gaffe, Tonio, se dit-il, fais gaffe. Ne te laisse pas aller, reprends-toi.
Il avait pris l’habitude de parler tout haut et fronça les sourcils en s’entendant s’apostropher. Pour rattraper le temps perdu, il décida de négliger les plantes.
Il passa devant la cuisine où sa femme épluchait des pommes de terre. Il ne voyait que son dos et nota une nouvelle fois qu’elle s’alourdissait. Des bouées de gras s’accrochaient à ses hanches.
Quand ils avaient emménagé dans cet immeuble de banlieue proche de Paris, elle était longue et fine, sans bouées.
Quand ils avaient emménagé, les filles arrivaient à la hauteur de l’évier…
Quand ils avaient emménagé…
C’était un autre temps. Il soulevait son pull, plaçait ses mains sur ses seins et soupirait « chérie ! » jusqu’à ce qu’elle fléchisse et s’incline en tirant des deux mains sur le dessus-de-lit pour ne pas le froisser. Le dimanche, elle faisait la cuisine. Les filles réclamaient des couteaux « pour aider maman ! » ou le fond des casseroles pour les « nettoyer avec la langue ». Ils les regardaient avec attendrissement. Tous les deux ou trois mois, ils les mesuraient et inscrivaient la taille de chacune au crayon noir sur le mur ; il y avait plein de petits traits suivis des dates et des deux prénoms : Hortense et Zoé. Chaque fois qu’il s’appuyait au chambranle de la porte de la cuisine, il était envahi d’une immense tristesse. Le sentiment d’un gâchis irrémédiable, le souvenir d’un temps où la vie lui souriait. Cela ne lui arrivait jamais dans la chambre à coucher ou dans le salon, mais toujours dans cette pièce qui, autrefois, avait été une capsule de bonheur. Chaleureuse, tranquille, odorante. Les
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casseroles fumaient, les torchons séchaient sur la barre du four, le chocolat fondait au bain-marie et les filles décortiquaient des noix. Elles brandissaient un doigt couronné de chocolat, se dessinaient des moustaches qu’elles léchaient à coups de langue et la buée sur les vitres dessinait des festons nacrés qui lui donnaient l’impression d’être le papa d’une famille esquimaude dans un igloo au pôle Nord.
Autrefois… Le bonheur avait été là, solide, rassurant.
Sur la table, gisait, ouvert, un livre de Georges Duby. Il se pencha pour en apercevoir le titre Le Chevalier, la femme et le prêtre. Joséphine travaillait sur la table de la cuisine. Ce qui, autrefois, était un à-côté, les faisait vivre maintenant. Chercheuse au CNRS, spécialisée dans le domaine des femmes au XIIe siècle ! Auparavant, il ne pouvait s’empêcher de se moquer de ses recherches, il en parlait avec condescendance, « ma femme qui est passionnée d’histoire, mais du XIIe siècle uniquement ! Ah ! Ah ! Ah… » Il trouvait que cela faisait un peu bas-bleu. Pas très sexy, le XIIe siècle, ma chérie, disait-il en lui pinçant les fesses. « Mais c’est à cette époque que la France a basculé dans la modernité, le commerce, la monnaie, l’indépendance des villes et… »
Il l’embrassait pour la faire taire.
Aujourd’hui, le XIIe siècle les nourrissait. Il se racla la gorge afin qu’elle se tourne vers lui. Elle n’avait pas pris le temps de se coiffer, un crayon retenait ses cheveux sur le haut du crâne.
—Je vais faire un tour…
—Tu reviens déjeuner ?
—Je ne sais pas… Fais comme si je ne revenais pas.
—Pourquoi ne pas le dire tout de suite !
Il n’aimait pas les affrontements. Il aurait mieux valu qu’il sorte en criant « je m’en vais, à tout de suite ! » et hop ! il était dans l’escalier et hop ! elle restait avec ses questions dans le gosier et hop ! il n’avait plus qu’à inventer n’importe quoi quand il rentrait. Parce qu’il rentrait toujours.
—Tu as lu les petites annonces ?
—Oui… Rien d’intéressant aujourd’hui.
—Il y a toujours du travail pour un homme qui veut travailler !
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Du travail, oui mais pas n’importe lequel, pensa-t-il sans le lui dire car il connaissait déjà la suite de leur dialogue. Il aurait dû partir, mais il restait aimanté au chambranle.
—Je sais ce que tu vas me dire, Joséphine, je le sais déjà.
—Tu le sais, mais tu ne fais rien pour que ça change. Tu pourrais faire n’importe quoi, juste pour mettre un peu de beurre dans les épinards…
Il pouvait continuer leur dialogue, il le connaissait par cœur,
«gardien de piscine, jardinier dans un club de tennis, vigile de nuit, pompiste dans une station d’essence… » mais ne retint que le mot « épinards ». Cela sonnait drôle, ce mot, dans une recherche d’emploi.
—Tu peux sourire ! marmonna-t-elle en le piquant du regard. Je dois te paraître bien terre à terre à parler de gros sous ! Monsieur veut un tas d’or, monsieur ne veut pas se fatiguer pour rien, monsieur veut de l’estime et de la considération ! Et pour le moment, monsieur n’a qu’un seul moyen d’exister : aller rejoindre sa manucure !
—Tu parles de quoi, Joséphine ?
—Tu sais très bien de qui je parle !
Elle était maintenant complètement tournée vers lui, les épaules redressées, un torchon noué autour du poignet ; elle le défiait.
—Si tu fais allusion à Mylène…
—Oui, je fais allusion à Mylène… Tu ne sais pas encore si elle fait une pause pour le déjeuner ? C’est pour ça que tu ne peux pas me répondre ?
—Jo, arrête… Ça va mal finir !
C’était trop tard. Elle ne pensait plus qu’à Mylène et à lui. Qui donc l’avait mise au courant ? Un voisin, une voisine ? Ils ne connaissaient pas grand monde dans l’immeuble mais, quand il s’agit de médire, on se fait vite des copains. On avait dû l’apercevoir entrer dans l’immeuble de Mylène, deux rues plus loin.
— Vous allez déjeuner chez elle… Elle t’aura préparé une quiche avec une salade verte, un repas léger parce que, après, elle reprend le travail, elle…
Elle grinça des dents en appuyant sur le « elle ».
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—Et puis vous ferez une petite sieste, elle tirera les rideaux, se déshabillera en jetant ses vêtements par terre et te rejoindra sous la couette en piqué blanc…
Il l’écoutait, stupéfait. Mylène avait une épaisse couette en piqué blanc sur son lit. Comment le savait-elle ?
—Tu es allée chez elle ?
Elle éclata d’un rire mauvais et resserra le nœud du torchon de sa main libre.
—Ah, j’avais raison. Le piqué blanc, ça va avec tout ! C’est beau, c’est pratique.
—Jo, arrête !
—Arrête quoi ?
—Arrête d’imaginer ce qui n’existe pas.
—Parce qu’elle n’a pas de couette en piqué blanc, peut-être ?
—Tu devrais écrire des romans, toi : tu as beaucoup d’imagination…
—Jure-moi qu’elle n’a pas de couette en piqué blanc.
La colère l’envahit soudain. Il ne la supportait plus. Il ne supportait plus son ton de maîtresse d’école, toujours à lui reprocher quelque chose, à lui dire quoi faire, comment faire, il ne supportait plus son dos arrondi, ses vêtements sans forme ni couleur, sa peau rougie par le manque de soins, ses cheveux châtains, fins et mous. Tout, chez elle, sentait l’effort et la parcimonie.
—Je préfère partir avant que cette discussion ne nous emmène trop loin !
—Tu vas la retrouver, hein ? Aie au moins le courage de dire la vérité puisque tu n’as plus celui de chercher du travail, fainéant !
Ce fut le mot en trop. Il sentit la colère lui bloquer le front et taper sur ses tempes. Il cracha les mots pour ne pas avoir à les reprendre :
—Eh bien, oui ! Je la retrouve chez elle, tous les jours à midi et demi. Elle me fait chauffer une pizza et on la mange, dans son lit sous la couette en piqué blanc ! Après, on écarte les miettes, je défais son soutien-gorge, en piqué blanc aussi, et je l’embrasse partout, partout ! T’es satisfaite ? Fallait pas me pousser, je t’avais prévenue !
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— Moi non plus, faut pas me pousser ! Si tu pars la retrouver, inutile de revenir. Tu fais ta valise et tu disparais. Ce sera pas une grande perte.
Il s’arracha au chambranle de la porte, tourna les talons et, tel un somnambule, gagna leur chambre. Il extirpa une valise de sous le lit, la posa sur le dessus-de-lit et commença à la remplir. Il vida ses trois étagères de chemises, ses trois tiroirs de teeshirts, chaussettes et caleçons dans la grande valise rouge à roulettes intégrées, vestige de sa splendeur quand il travaillait chez Gunman & Co, le fabricant américain de fusils de chasse. Il était resté dix ans au poste de directeur commercial du secteur Europe, accompagnant ses riches clients qui allaient chasser en Afrique, en Asie, en Amérique, dans la brousse, la savane ou la pampa. Il y croyait alors, il croyait à l’image de cet homme blanc toujours bronzé, toujours en verve, qui trinquait avec ses clients, les hommes les plus riches de la planète. Il se faisait appeler Tonio. Tonio Cortès. C’était plus mâle, plus responsable qu’Antoine. Il n’avait jamais aimé son prénom qu’il trouvait doux, efféminé. Il fallait qu’il fasse le poids face à ces hommeslà : des industriels, des hommes politiques, des milliardaires oisifs, des fils de… Il faisait tinter ses glaçons en affichant un sourire débonnaire, écoutait leurs histoires, tendait une oreille attentive à leurs doléances, opinait, tempérait, observait le ballet des hommes et le ballet des femmes, le regard aigu des enfants, vieux avant d’avoir eu le temps de grandir. Il se félicitait de fréquenter ce monde sans en faire partie vraiment. « Ah ! l’argent ne fait pas le bonheur », répétait-il souvent.
Il avait un excellent salaire, un triple mois à la fin de l’année, une bonne mutuelle, des périodes de repos qui doublaient presque ses vacances. Il était heureux quand il rentrait à Courbevoie dans sa résidence, construite dans les années quatre-vingt-dix, pour une population de jeunes cadres comme lui, qui n’avaient pas encore les moyens d’habiter dans Paris mais attendaient, de l’autre côté de la Seine, de pouvoir entrer dans les beaux quartiers de la capitale dont ils apercevaient les lumières, le soir. Un gâteau de néon scintillant qui les narguait au loin. L’immeuble avait mal vieilli, d’imperceptibles traînées
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de rouille coulant des balcons maculaient la façade et l’orange éclatant des stores avait passé au soleil.
Il ne prévenait jamais quand il rentrait de voyage : il poussait la porte, marquait un temps dans l’entrée avant de s’annoncer par un court sifflement qui disait « Je suis là ! ». Joséphine était plongée dans ses livres d’histoire, Hortense courait vers lui et glissait sa petite main dans ses poches à la recherche de son cadeau, Zoé applaudissait. Les deux petites filles en robe de chambre, l’une en rose, l’autre en bleu, Hortense, la jolie, l’effrontée, qui le menait par le bout du nez et Zoé, ronde, lisse, gourmande. Alors il se penchait vers elles et les prenait dans ses bras en répétant : « Ah ! Mes chéries ! Ah ! Mes chéries ! » C’était un rite. Il lui arrivait parfois d’éprouver un pincement de remords quand le souvenir d’une autre étreinte, la veille… il les enlaçait plus fort, et le souvenir s’évanouissait. Il posait ses bagages et se consacrait à son rôle de héros. Il inventait des chasses et des traques, un lion blessé qu’il avait achevé au couteau, une antilope qu’il avait attrapée au lasso, un crocodile qu’il avait mis KO. Elles le regardaient, ébahies. Seule Hortense s’impatientait et demandait « et mon cadeau, papa ? Et mon cadeau ? ».
Un jour, Gunman and Co avait été racheté ; il avait été remercié. Du jour au lendemain. « C’est comme ça avec les Américains, avait-il expliqué à Joséphine. Le lundi tu es directeur commercial avec un bureau à trois fenêtres, le mardi tu t’inscris au chômage ! » Il avait donc été licencié. Avec une bonne indemnité de départ qui lui avait permis de continuer à payer pendant un certain temps les traites de l’appartement, l’école des enfants, les séjours linguistiques, l’entretien de la voiture, les vacances aux sports d’hiver. Il l’avait pris avec philosophie. Il n’était pas le premier à qui cela arrivait, il n’était pas n’importe qui, il allait vite retrouver un emploi. Pas n’importe quoi, c’est sûr, mais un emploi… Et puis, un à un ses anciens collègues s’étaient recasés, acceptant des salaires inférieurs, des postes à moindre responsabilité, des déménagements à l’étranger, et il demeurait le seul à consulter les offres d’emploi.
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Aujourd’hui, arrivé au bout de ses économies, il sentait son bel optimisme vaciller. Surtout la nuit. Il se réveillait vers trois heures du matin, se levait sans bruit, allait se servir un whisky dans le salon en allumant la télé. Il s’allongeait sur le canapé, pianotait sur la télécommande, un verre à la main. Jusque-là, il s’était toujours senti très fort, très sage, doué d’une grande perspicacité. Quand il voyait des collègues commettre des erreurs, il ne disait rien mais pensait tout bas : Ah ! ce n’est pas à moi que ça arriverait ! Moi, je sais ! Lorsqu’il avait entendu parler de rachat et de possibles licenciements, il s’était dit que dix ans de présence chez Gunman and Co, c’était un vrai contrat, ils ne me vireront pas comme ça !
Il avait fait partie des premiers départs.
Il avait même été le premier à être remercié. Il enfonça un poing rageur dans la poche de son pantalon et la doublure céda dans un crissement aigu qui lui agaça les dents. Il grimaça, secoua la tête, se tourna vers la cuisine, vers sa femme, pour lui demander si elle pouvait réparer les dégâts, puis se rappela qu’il partait. Il était en train de faire sa valise. Il retourna ses poches : les deux doublures étaient trouées.
Il se laissa tomber sur le lit et fixa la pointe de ses chaussures.
Chercher du travail était décourageant ; il n’était qu’un numéro sous enveloppe avec un timbre dessus. Il y pensait dans les bras de Mylène. Il lui racontait ce qu’il ferait le jour où il serait son propre patron. « Avec mon expérience, expliquait-il, avec mon expérience… » Il connaissait le vaste monde, il parlait anglais et espagnol, il savait tenir un livre de comptes, il supportait le froid et le chaud, la poussière et les moussons, les moustiques et les reptiles. Elle écoutait. Elle avait confiance en lui. Elle possédait quelques économies qui lui venaient de ses parents. Il n’avait pas encore dit oui. Il ne perdait pas espoir de trouver un acolyte plus sûr avec qui partager l’aventure.
Il l’avait connue en accompagnant Hortense chez le coiffeur, le jour anniversaire de ses douze ans. Mylène avait été si impressionnée par l’aplomb de la petite fille qu’elle lui avait offert des soins de manucure. Hortense lui avait abandonné ses mains comme si elle lui accordait un privilège. « C’est une
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