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Добавлен: 05.08.2024
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altesse royale, votre fille », lui avait-elle dit quand il était venu la chercher. Depuis, quand elle avait le temps, elle polissait les ongles de l’enfant et Hortense repartait, les doigts écartés, en se mirant dans ses ongles brillants.
Il se sentait bien avec Mylène. C’était une petite blonde vive, crémeuse à souhait. Avec de ces pudeurs, de ces timidités qui le mettaient à l’aise et lui donnaient de l’assurance.
Il décrocha ses costumes, tous de la meilleure coupe, tous de la plus belle étoffe. Oui, il avait eu de l’argent, pas mal d’argent. Il avait aimé le dépenser. « Et j’en aurai encore, dit-il tout haut. À quarante ans, mon vieux, ta vie n’est pas finie ! Pas finie du tout ! » Sa valise fut vite faite. Il fit cependant semblant de chercher des boutons de manchettes en râlant bruyamment dans l’espoir que Joséphine allait l’entendre et viendrait le supplier de rester.
Il avança dans le couloir et s’arrêta à l’entrée de la cuisine. Il attendit, espérant encore qu’elle allait faire un pas vers lui, esquisser une réconciliation… Puis comme elle ne bougeait pas et lui tournait le dos, il déclara :
—Eh bien… ça y est ! Je m’en vais…
—Très bien. Tu peux garder les clés. Tu as sûrement oublié des affaires et tu devras revenir les chercher. Préviens-moi que je ne sois pas là. Ça vaudra mieux…
—Tu as raison, je les garde… Que vas-tu dire aux filles ?
—Je ne sais pas. Je n’y ai pas pensé…
—Je préférerais être là quand tu leur parleras…
Elle ferma le robinet d’eau, s’appuya contre l’évier et, lui tournant toujours le dos, dit :
—Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je leur dirai la vérité. Je n’ai pas envie de mentir… C’est suffisamment pénible comme ça.
—Mais tu vas leur dire quoi ? demanda-t-il, angoissé.
—La vérité : papa n’a plus de travail, papa ne va pas bien, papa a besoin de prendre l’air, alors papa est parti…
—Prendre l’air ? répéta-t-il en écho rassurant.
—Voilà ! On va dire ça comme ça. Prendre l’air.
—C’est bien, « prendre l’air »… C’est pas définitif. C’est bien.
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Il avait commis l’erreur de s’appuyer à la porte et la nostalgie l’envahissait à nouveau, le clouant sur place, le privant de tous ses moyens.
—Va-t’en, Antoine. On n’a plus rien à se dire… Je t’en supplie, va-t’en !
Elle s’était retournée et lui montrait le sol des yeux. Il suivit son regard et aperçut sa valise à roulettes, posée à ses pieds. Il l’avait complètement oubliée. Alors c’était pour de vrai : il partait !
—Eh bien… Au revoir… Si tu veux me joindre…
—Tu m’appelleras… ou je laisserai un message au salon de Mylène. Je suppose qu’elle saura toujours où te trouver ?
—Et pour les plantes, il faut les arroser deux fois par semaine et mettre de l’engrais une…
—Les plantes ? Qu’elles crèvent ! C’est le cadet de mes soucis.
—Joséphine, s’il te plaît ! Ne te mets pas dans cet état… Je peux rester si tu veux…
Elle le foudroya du regard. Il haussa les épaules, prit sa valise et se dirigea vers la porte.
Alors elle se mit à pleurer. Accrochée au rebord de l’évier, elle pleura, elle pleura. Son dos était secoué de sanglots. Elle pleura d’abord sur le vide que cet homme allait laisser dans sa vie, seize ans de vie commune, son premier homme, son seul homme, le père de ses deux enfants. Puis elle pleura en pensant aux petites filles. Elles n’auraient plus jamais le sentiment de sécurité, la certitude d’avoir un papa et une maman qui veillent sur elles. Enfin elle pleura d’effroi à l’idée de se retrouver seule. Antoine s’occupait des comptes, Antoine faisait la déclaration d’impôts, Antoine remboursait l’emprunt de l’appartement, Antoine choisissait la voiture, Antoine débouchait le lavabo. Elle s’en remettait toujours à lui. Elle s’occupait de la maison et de l’école des filles.
Elle fut tirée de son désespoir par la sonnerie du téléphone. Elle renifla, décrocha, ravalant ses larmes.
—C’est toi, chérie ?
C’était Iris, sa sœur aînée. Elle parlait toujours d’une voix gaie et entraînante comme si elle était chargée d’annoncer les
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promotions au supermarché. Iris Dupin, quarante-quatre ans, grande, brune, mince, aux longs cheveux noirs qu’elle disposait comme un voile de mariée perpétuelle. Iris qui devait son prénom à la couleur des deux grands lacs d’un bleu intense qui lui servaient d’yeux. Quand elles étaient petites, on l’arrêtait dans la rue. « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » répétaient les gens en se mirant dans le regard sombre, profond, ourlé de violet avec un minuscule éclat doré. « C’est pas possible ! Viens voir, chéri ! Jamais vu des yeux comme ça ! » Iris se laissait contempler, jusqu’à ce que, satisfaite et repue, elle entraînât sa sœur par la main en sifflant entre ses dents « quels ploucs ! Z’ont jamais rien vu ! Faut voyager les mecs ! Faut voyager ! ». Cette dernière phrase mettait Joséphine en joie, elle partait en hélicoptère, les bras grands ouverts, tournant sur elle-même et hurlant de rire.
Iris, en son temps, avait lancé toutes les modes, accumulé tous les diplômes, séduit tous les hommes. Iris ne vivait pas, Iris ne respirait pas, Iris régnait.
À vingt ans, elle était partie faire ses études aux États-Unis, à New York. À l’université de Columbia, département cinéma. Elle y avait passé six ans, était sortie première ex aequo de sa promotion, avait gagné la possibilité de réaliser un moyenmétrage de trente minutes. À la fin de chaque année, les deux meilleurs étudiants se voyaient allouer un budget pour tourner un film. Iris avait été l’un des deux. L’autre lauréat, un jeune Hongrois, géant ténébreux et hirsute, avait profité de la cérémonie de remise des prix pour l’embrasser en coulisses. L’anecdote était restée dans les annales de la famille. L’avenir d’Iris s’inscrivait en lettres blanches sur les collines d’Hollywood. Et un jour, sans crier gare, sans que personne n’ait prévu ce retournement, Iris s’était mariée. Elle avait à peine trente ans, revenait des États-Unis où elle avait remporté un prix au festival de Sundance, prévoyait de réaliser un longmétrage dont on disait le plus grand bien. Un producteur avait donné un accord de principe et… Iris avait renoncé. Sans fournir aucune explication ; elle ne se justifiait jamais. Elle était rentrée en France et s’était mariée.
En voile blanc, devant le maire et le curé. Le jour de son mariage, la salle de la mairie affichait complet. Il fallut rajouter
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des chaises et tolérer que certains s’agrippent au rebord des fenêtres. Chacun retenait son souffle, s’attendant à ce qu’elle envoie voler sa robe et apparaisse toute nue en criant « C’était pour rire ! ». Comme dans un film.
Rien de la sorte ne se produisit.
Elle semblait prise et éprise. D’un certain Philippe Dupin qui ronronnait dans son habit queue-de-pie. « Qui c’est, qui c’est ? » demandaient les invités en le dévisageant à la dérobée. Personne ne le connaissait. Iris racontait qu’ils s’étaient rencontrés dans un avion et que cela avait été « love at first sight ». Bel homme, ce Philippe Dupin. Manifestement, à constater les regards gourmands que les femmes posaient sur lui, l’un des plus beaux hommes que la Terre ait produits ! Il dominait la foule des amis de sa femme avec une nonchalance empreinte d’un dédain amusé. « Mais qu’est-ce qu’il fait ? Il est dans les affaires… Et pourquoi si vite ? Tu crois que… ? » Les langues fourchettaient, faute d’informations précises. Le père et la mère du marié considéraient l’assistance avec la même moue légèrement hautaine de leur fils qui donnait à penser que ce dernier faisait une mésalliance. Les invités s’en allèrent écœurés. Iris n’amusait plus personne. Iris ne faisait plus rêver. Elle était devenue terriblement normale et c’était, dans son cas, de très mauvais goût. Certains ne la revirent plus jamais. Elle avait chu et sa couronne n’en finissait pas de rouler à terre.
Iris déclara qu’elle s’en fichait comme de sa première tétine et décida de se vouer corps et âme à son mari.
Philippe Dupin était un homme congestionné de certitudes. Il avait monté son propre cabinet de droit international des affaires puis s’était associé à plusieurs grands ténors de la place de Paris, Milan, New York et Londres. C’était un avocat retors qui n’aimait défendre que les cas impossibles. Il avait réussi et ne pouvait comprendre que tout le monde ne se conduise pas comme lui. Sa devise était lapidaire : « Quand on veut, on peut. » Il l’articulait en se renversant dans son grand fauteuil en cuir noir, étirait les bras et faisait craquer ses phalanges en regardant son interlocuteur comme s’il énonçait une vérité première.
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Il avait fini par déteindre sur Iris, qui avait rayé de son vocabulaire les mots : doute, angoisse, hésitation. Iris était devenue, elle aussi, enthousiaste et définitive. Un enfant obéissait et brillait à l’école, un mari gagnait de l’argent et entretenait sa famille, une femme tenait sa maison et faisait honneur à son mari. Iris demeurait belle, alerte et séduisante, alternait séances de massage et jogging, pétrissage du visage et tennis au Racing. Elle était oisive, certes, mais « il y a les femmes à l’oisiveté encombrée et celles à l’oisiveté maîtrisée. C’est tout un art », affirmait-elle. Il était évident qu’elle se rangeait dans la seconde catégorie et éprouvait le plus profond mépris pour les oisives débordées.
Je dois appartenir à un autre monde, pensait Joséphine en écoutant le bavardage mitraillette de sa sœur qui abordait maintenant le sujet de leur mère.
Un mardi sur deux, Iris recevait Madame mère à dîner et, ce soir-là, on se devait de choyer l’ancêtre. Bonheur et sourires étaient de règle pour ces dîners en famille. Inutile de dire qu’Antoine s’employait, avec une certaine réussite, à les éviter et trouvait toujours une bonne excuse pour s’absenter. Il ne supportait pas Philippe Dupin qui se croyait obligé de mettre des sous-titres quand il lui parlait – « la COB, la Commission des opérations de Bourse, Antoine » – ni Iris qui, lorsqu’elle s’adressait à lui, lui donnait l’impression d’être un vieux chewing-gum collé sous la semelle de ses escarpins. « Et quand elle me dit bonjour, se plaignait-il, j’ai l’impression qu’elle m’aspire dans son sourire pour me catapulter dans une autre dimension ! » Iris, il est vrai, tenait Antoine en piètre estime. « Rappelle-moi où en est ton mari ? » était sa phrase favorite, phrase qui faisait immanquablement bafouiller Joséphine : « Toujours rien, toujours rien. – Ah bon… Ça ne s’est donc pas arrangé ! soupirait Iris qui ajoutait : On se demande d’ailleurs comment ça pourrait s’arranger : tant de prétentions pour de si petits moyens ! » Tout est artificiel chez ma sœur, se dit Joséphine en coinçant le combiné contre son épaule, quand Iris éprouve un début de sympathie ou un élan envers quelqu’un, elle consulte le Vidal, redoutant une maladie.
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—Ça va pas ? T’as une drôle de voix…, demanda Iris, ce matin-là.
—Je suis enrhumée…
—Dis donc, je me disais… Pour demain soir… Le dîner avec notre mère… Tu n’as pas oublié ?
—C’est demain soir ?
Elle avait complètement oublié.
— Enfin, ma chérie, où as-tu la tête ?
Si tu savais, pensa Joséphine, cherchant des yeux un Sopalin pour se moucher.
—Reviens dans ce siècle, lâche tes troubadours ! Tu es trop distraite. Tu viens avec ton mari ou il a encore trouvé le moyen de s’éclipser ?
Joséphine sourit tristement. Appelons ça comme ça, se ditelle, s’éclipser, prendre l’air, s’évaporer, disparaître en fumée. Antoine était en train de se transformer en gaz volatil.
—Il ne viendra pas…
—Bon, il faudra trouver une nouvelle excuse pour notre mère. Tu sais qu’elle n’apprécie pas ses absences…
—Franchement, Iris, si tu savais ce que je m’en tape !
—Tu es bien trop bonne avec lui ! Moi, ça fait longtemps que je lui aurais claqué la porte au nez. Enfin… Tu es comme ça, on te changera pas, ma pauvre chérie.
La commisération, maintenant. Joséphine soupira. Depuis qu’elle était enfant, elle était Jo, la petite oie blanche, l’intellectuelle, un peu ingrate, à l’aise avec les thèses obscures, les mots compliqués, les longues recherches en bibliothèque parmi d’autres bas-bleus mal attifés et boutonneux. Celle qui réussissait ses examens, mais ne savait pas dessiner un trait d’eye-liner. Celle qui se foulait la cheville en descendant l’escalier parce qu’elle était en train de lire La Théorie des climats de Montesquieu ou branchait le toasteur sous le robinet d’eau en écoutant, sur France Culture, une émission traitant des cerisiers en fleur à Tokyo. Celle qui gardait la lumière allumée tard dans la nuit, penchée sur ses copies, pendant que sa sœur aînée sortait et réussissait et créait et ensorcelait. Iris par-ci, Iris par-là, je pourrais en faire un air d’opéra !
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Quand Joséphine avait été reçue à l’agrégation de lettres classiques, sa mère lui avait demandé ce qu’elle comptait faire. « À quoi cela va-t-il te mener, ma pauvre chérie ? À servir de cible dans un lycée de banlieue parisienne ? À te faire violer sur le couvercle d’une poubelle ? » Et quand elle avait poursuivi, rédigeant sa thèse et des articles qui paraissaient dans des revues spécialisées, elle n’avait rencontré qu’interrogations et scepticisme. « “L’essor économique et le développement social de la France aux XIe et XIIe siècles”, ma pauvre chérie, mais qui veux-tu que ça intéresse ? Tu ferais mieux d’écrire une biographie croustillante sur Richard Cœur de Lion ou Philippe Auguste, ça intéresserait les gens ! On pourrait en faire un film, un feuilleton ! Rentabiliser toutes ces longues années d’études que j’ai financées à la sueur de mon front ! » Puis elle sifflait telle une vipère énervée par la lente reptation de son rejeton, haussait les épaules et soupirait : « Comment ai-je pu mettre au monde une fille pareille ? » Madame mère s’était toujours posé la question. Depuis les premiers pas de Joséphine. Son mari, Lucien Plissonnier, avait l’habitude de répliquer : « C’est la cigogne qui s’est trompée de chou. » Devant le peu d’hilarité que déclenchaient ses interventions, il avait fini par se taire. Définitivement. Un soir de 13 juillet, il avait porté la main à sa poitrine et avait eu le temps de dire : « Il est un peu tôt pour faire péter les pé-tards » avant de s’éteindre. Joséphine et Iris avaient dix et quatorze ans. L’enterrement avait été magnifique, Madame mère, majestueuse. Elle avait tout orchestré au détail près : les fleurs blanches en grandes gerbes jetées sur le cercueil, une marche funèbre de Mozart, le choix des textes lus par chaque membre de la famille. Henriette Plissonnier avait recopié le voile noir de Jackie Kennedy et demandé aux fillettes de baiser le cercueil avant qu’il ne soit glissé en terre.
Joséphine, elle aussi, se demandait comment elle avait pu passer neuf mois dans le ventre de cette femme qu’on disait être sa mère.
Le jour où elle avait été recrutée au CNRS – trois candidats retenus sur cent vingt-trois qui se présentaient ! – et qu’elle s’était précipitée au téléphone pour l’annoncer à sa mère et à Iris, elle avait été obligée de répéter, de s’égosiller car ni l’une ni
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l’autre ne comprenait son emballement ! CNRS ? Mais qu’allaitelle faire dans cette galère ?
Il lui fallut se faire une raison : elle ne les intéressait pas. Il y avait un moment qu’elle s’en doutait mais, ce jour-là, elle en eut la confirmation. Seul son mariage avec Antoine les avait émoustillées. En se mariant, elle devenait enfin intelligible. Elle cessait d’être le petit génie maladroit pour devenir une femme comme les autres, avec un cœur à prendre, un ventre à ensemencer, un appartement à décorer.
Très vite, Madame mère et Iris avaient été déçues : Antoine ne ferait jamais l’affaire. Sa raie était trop nette – aucun charme –, ses chaussettes trop courtes – aucune classe –, son salaire insuffisant et de provenance douteuse – vendre des fusils, c’est infâmant ! – et surtout, surtout, il était si intimidé par sa belle-famille qu’il se mettait à transpirer abondamment en leur présence. Pas une sudation légère qui aurait dessiné de délicates auréoles sous les aisselles, mais une abondante suée qui trempait sa chemise et le forçait à s’éclipser pour aller s’essorer. Un handicap manifeste qui ne pouvait passer inaperçu et plongeait tout le monde dans l’embarras. Cela ne lui arrivait que dans sa belle-famille. Jamais, il n’avait transpiré chez Gunman and Co. Jamais. « Ce doit être parce que tu vis presque tout le temps au grand air, tentait d’expliquer Joséphine en lui tendant la chemise de rechange qu’elle emportait à chaque réunion familiale. Tu ne pourras jamais travailler dans un bureau ! »
Joséphine eut soudain un élan de pitié envers Antoine et, oubliant la réserve qu’elle s’était promis d’adopter, elle se laissa aller et parla à Iris.
—Je viens de le mettre dehors ! Oh, Iris, qu’est-ce qu’on va devenir ?
—Antoine, tu l’as mis à la porte ? Pour de bon ?
—Je n’en pouvais plus. Il est gentil, ce n’est pas facile pour lui, c’est vrai mais… Je ne supporte plus de le voir rester à ne rien faire. J’ai peut-être manqué de courage mais…
—C’est tout, tu es sûre ? Il n’y a pas une autre raison que tu me caches…
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Iris avait baissé d’un ton. Elle avait maintenant sa voix de confesseur, celle qu’elle employait quand elle voulait extirper des confidences à sa sœur. Joséphine ne pouvait rien cacher à Iris. Incapable de lui dissimuler la moindre de ses pensées, elle se rendait toujours. Pire : elle lui offrait son secret. Elle avait l’impression que c’était la seule façon d’attirer son attention, la seule façon de se faire aimer.
—Tu ne sais pas ce que c’est que de vivre avec un mari au chômage… Quand je bosse, j’en arrive à avoir mauvaise conscience. Je travaille en cachette, derrière les épluchures de pommes de terre et les casseroles.
Elle regarda la table de la cuisine et se dit qu’il fallait qu’elle la débarrasse avant que les filles ne rentrent de l’école pour déjeuner. Elle avait fait ses comptes : cela lui coûtait moins cher que la cantine.
—Je croyais qu’au bout d’un an tu te serais habituée.
—Tu es méchante !
—Excuse-moi, ma chérie. Mais tu semblais si bien en prendre ton parti. Tu le défendais toujours… Bon, qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
—Je n’en ai pas la moindre idée. Je vais continuer à travailler, c’est sûr, mais il faut que je trouve quelque chose en plus… Des petits cours de français, de grammaire, d’orthographe, je ne sais pas, moi…
—Ce ne devrait pas être difficile, il y a tellement de cancres de nos jours ! À commencer par ton neveu… Alexandre est revenu hier de l’école avec un demi en dictée. Un demi ! Tu aurais vu la tête de son père… J’ai cru qu’il allait mourir étouffé !
Joséphine ne put s’empêcher de sourire. L’excellent Philippe Dupin, père d’un cancre !
—Dans son école, la maîtresse enlève trois points par faute, ça va vite !
Alexandre était le fils unique de Philippe et Iris Dupin. Dix ans, le même âge que Zoé. On les retrouvait toujours cachés sous une table en train de discuter, l’air grave et concentré ou de construire, en silence, des maquettes géantes loin des assemblées familiales. Ils correspondaient en échangeant des
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clins d’œil et des signes dont ils usaient comme d’un vrai langage, ce qui énervait Iris qui prédisait à son fils un décollement de la rétine ou, quand elle était très en colère, une crétinisation assurée. « Mon fils va finir idiot et bourré de tics à cause de ta fille ! » pronostiquait-elle en accusant Zoé du doigt.
—Les filles sont au courant ?
—Pas pour le moment…
—Ah… Et tu vas leur annoncer comment ?
Joséphine resta muette, grattant de l’ongle le bord de la table en Formica, formant une petite boule noire qu’elle fit gicler dans la cuisine.
Iris reprit. Elle avait encore changé de ton. Elle parlait maintenant d’une voix douce, enveloppante, une voix qui à la fois la rassura et la détendit, lui donnant envie de se remettre à pleurer.
—Je suis là, ma chérie, tu sais que je suis toujours là pour toi et que je ne te laisserai jamais tomber. Je t’aime comme moimême et ce n’est pas peu dire !
Joséphine eut un rire étouffé. Iris pouvait être si drôle ! Jusqu’à ce qu’elle se marie, elles avaient partagé de nombreux fous rires. Et puis, elle était devenue une dame, une dame responsable et très occupée. Quelle sorte de couple formait-elle avec Philippe ? Elle ne les avait jamais surpris en train de s’abandonner, d’échanger un regard tendre ou un baiser. Ils semblaient toujours en représentation.
Àce moment-là, on sonna à la porte d’entrée et Joséphine s’interrompit.
—Ce doit être les filles… Je te laisse et je t’en supplie : pas un mot demain soir. Je n’ai pas envie que ce soit l’unique sujet de conversation !
—Entendu, à demain. Et n’oublie pas : Cric et Croc croquèrent le grand Cruc qui croyait les croquer !
Joséphine raccrocha, s’essuya les mains, enleva son tablier, son crayon dans les cheveux, tapota ses cheveux pour les faire bouffer et courut ouvrir la porte. Hortense s’engouffra la première dans l’entrée sans dire bonjour à sa mère ni même la regarder.
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