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Добавлен: 05.08.2024
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vous tenir compagnie si vous voulez, je me tiendrai bien ! » Mais elle ne voulait pas que sa fille la voie en compagnie d’un homme qui était son amant. Elle n’arrivait pas encore à mêler ses deux vies. La vie avec Luca et celle avec ses filles.
Elle changea de chaîne, et crut apercevoir Hortense. Elle se redressa. C’était Hortense. L’interview venait à peine de commencer. Sa fille crevait l’écran. Elle était belle, naturelle. Elle semblait très à l’aise. On l’avait maquillée, coiffée et elle paraissait plus âgée, plus mûre. Joséphine poussa un cri d’admiration. Elle ressemblait à Ava Gardner. L’animateur la présenta, dit son âge, expliqua qu’elle venait de passer son bac…
—Ça s’est bien passé ?
—Je crois. Oui, dit Hortense, les yeux brillants.
—Et vous voulez faire quoi ensuite ?
Nous y voilà, pensa Joséphine. Elle va dire son envie de faire de la mode, évoquer ses études l’année prochaine en Angleterre, demander si un couturier ne serait pas intéressé par son talent. Elle a tellement plus d’audace que moi. Elle est si efficace, si précise. Elle sait exactement ce qu’elle veut et ne s’embarrasse pas de faux-semblants. Elle écouta sa fille parler, en effet, de son désir de se lancer dans le monde si fermé de la mode. Elle prit soin de souligner qu’elle partait, en octobre, étudier à Londres, mais que si un couturier de la place de Paris voulait bien la prendre en stage en juillet, août, septembre, elle serait enchantée.
—Vous n’êtes pas venue seulement pour ça, l’interrompit l’animateur d’un ton sec.
C’était le même que celui qui avait scalpé Iris. Joséphine eut soudain un soupçon terrible.
—Non. Je suis venue pour faire une révélation au sujet d’un livre, articula Hortense avec beaucoup de soin. Un livre qui a remporté un très grand succès récemment, Une si humble reine…
—Et ce livre, d’après vous, n’aurait pas été écrit par son auteur présumé, Iris Dupin, mais par votre mère…
—Exactement. Je vous l’ai prouvé en vous montrant l’ordinateur de ma mère sur lequel se trouvent toutes les versions successives du livre…
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C’est pour ça que je ne le retrouvais plus ce matin ! Je l’ai cherché partout. J’avais fini par me dire que je l’avais oublié chez Luca…
—Et je dois ajouter, continua l’animateur, que nous avons fait venir un huissier, avant l’émission, qui n’a pu que constater que l’ordinateur contenait bien les différentes versions du manuscrit et qu’il appartenait à votre mère, Madame Joséphine Cortès, chercheuse au CNRS…
—Spécialiste du XIIe siècle qui est très précisément la période traitée dans le livre…
—Donc ce livre n’aurait pas été écrit par votre tante, car il faut rappeler qu’Iris Dupin est votre tante, mais par votre mère ?
—Oui, affirma Hortense d’un ton ferme, les yeux plantés dans la caméra.
—Vous savez que cela va causer un terrible scandale ?
—Oui.
—Vous aimez beaucoup votre tante…
—Oui.
—Et pourtant vous prenez le risque de la démolir et de démolir sa vie…
—Oui.
Son calme n’était pas une façade. Hortense répondait sans hésiter, sans rougir, ni balbutier.
—Et pourquoi faites-vous cela ?
—Parce que ma mère nous élève seule, ma sœur et moi, que nous n’avons pas beaucoup d’argent, qu’elle s’use à la tâche et que je ne voudrais pas que les droits d’auteur très importants du livre ne lui reviennent pas.
—Vous faites cela uniquement pour l’argent ?
—Je le fais pour rendre justice à ma mère d’abord. Et pour l’argent, ensuite. Ma tante, Iris Dupin, a fait cela pour s’amuser, elle ne s’attendait sûrement pas à ce que le livre remporte un tel succès, je trouve juste de rendre à César ce qui appartient à César…
—Quand vous parlez du succès de ce livre, est-ce que vous pouvez nous donner des chiffres ?
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—Absolument. Cinq cent mille exemplaires vendus à ce jour, quarante-six traductions et les droits du film achetés par Martin Scorsese…
—Vous vous estimez lésée ?
—C’est comme un billet de Loto que ma mère aurait acheté et que ma tante aurait empoché… Si ce n’est que le billet de Loto, vous l’achetez en trente secondes, alors que le livre, ma mère a peiné dessus pendant un an, et qu’il représente des années et des années d’études ! Je trouve juste de la récompenser…
—En effet, déclara l’animateur, vous êtes d’ailleurs venue accompagnée d’un avocat, Maître Gaspard, qui se trouve être aussi l’avocat de nombreuses stars du show-biz, dont Mick Jagger. Maître Gaspard, dites-nous ce que l’on peut faire dans un cas pareil ?
L’avocat se lança dans une longue tirade sur le plagiat, le travail de nègre, les différents cas de procès qu’il connaissait, qu’il avait plaidés. Hortense l’écoutait, droite, le regard toujours dirigé vers la caméra. Elle portait une chemise Lacoste verte qui faisait ressortir l’éclat de ses yeux, les reflets cuivrés de ses longs cheveux et le regard de Joséphine tomba sur le petit crocodile qui ornait sa poitrine.
Après que l’avocat eut parlé, l’animateur s’adressa une dernière fois à Hortense qui conclut en évoquant la carrière brillante de sa mère au CNRS, ses recherches sur le XIIe siècle, sa modestie encombrante qui rendait sa propre fille folle de rage.
—Vous savez, conclut Hortense, quand on est enfant, et j’étais encore une enfant il n’y a pas si longtemps, on a besoin d’admirer ses parents, de penser qu’ils sont forts, les plus forts. Les parents représentent un rempart contre le monde. On ne veut pas savoir s’ils sont faibles, désemparés, hésitants. On ne veut même pas savoir s’ils ont des problèmes. On a besoin de se sentir en sécurité auprès d’eux. Moi, j’ai toujours eu le sentiment que ma mère n’était pas assez solide pour se faire respecter, que toute sa vie on lui marcherait sur les pieds. C’est ce que j’ai voulu faire ce soir : la protéger malgré elle, la mettre à l’abri, qu’elle ne manque plus jamais de rien, qu’elle arrête de se casser la tête en se demandant comment elle allait payer
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l’appartement, les impôts, nos études, la bouffe de chaque jour… Aujourd’hui, si j’ai rompu le secret, c’est uniquement pour protéger ma mère.
La salle tout entière applaudit.
Joséphine fixait l’écran, la mâchoire décrochée de surprise. L’animateur sourit et, se tournant une nouvelle fois devant la
caméra, s’adressa à Joséphine en la félicitant d’avoir une fille si forte, si lucide.
Puis en guise de boutade, il ajouta :
—Et pourquoi vous ne lui dites pas « je t’aime » quand vous êtes en face d’elle, ce serait plus simple que de venir le dire à la télévision. Parce que c’est quand même une déclaration d’amour que vous venez de lui faire…
Un instant, Hortense parut hésiter, puis elle se ressaisit.
—Je ne peux pas. Quand je suis en face de ma mère, je n’y arrive pas. C’est plus fort que moi.
—Et pourtant vous l’aimez ?
Il y eut un moment de silence. Hortense serra les poings posés sur la table, baissa les yeux et laissa échapper à voix basse :
— Je ne sais pas, c’est compliqué. On est si différentes… Puis elle se reprit, se redressa et, relevant une lourde mèche
de cheveux, elle ajouta :
— Je suis surtout en colère contre elle, contre toute cette enfance que je n’ai pas eue, cette enfance qu’elle m’a volée !
L’animateur la félicita de son courage, la remercia d’être venue, remercia l’avocat et présenta l’invité suivant. Hortense se leva et quitta le plateau de télévision sous les applaudissements.
Joséphine resta un moment sans bouger dans le canapé. Maintenant, tout le monde sait. Elle se sentit soulagée. Elle allait redevenir propriétaire de sa vie. Elle n’aurait plus à mentir, à se cacher. Elle allait pouvoir écrire. En son nom. Cela lui faisait un peu peur mais elle se dit aussi qu’elle n’aurait plus de prétexte pour ne pas essayer. « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » C’était le vieux Sénèque qui avait dit ça. C’était la première citation qu’elle avait recopiée quand elle avait commencé ses études. C’était déjà pour se
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donner du courage… Et voilà, se dit-elle, je vais oser. Grâce à Hortense. Ma fille me met le pied à l’étrier. Ma fille, cette étrangère que je ne comprends pas, me force à me dépasser.
Ma fille qui ne respecte ni l’amour, ni la tendresse, ni la générosité, ma fille qui aborde la vie un couteau entre les dents me fait un cadeau que personne ne m’a jamais fait : elle me regarde, elle me soupèse et elle me dit vas-y, reprends ton nom, écris, tu peux le faire ! Tiens-toi droite et fonce ! Si ça se trouve, bégaya Joséphine, elle m’aime, elle m’aime. À sa façon mais elle m’aime…
Sa fille allait rentrer, elles allaient se retrouver face à face. Il ne fallait pas qu’elle pleure ni qu’elle l’embrasse. C’était trop tôt encore, elle le sentait. Elle l’avait défendue, à la télé, devant tout le monde. Elle lui avait rendu ce qui lui appartenait. Ça veut bien dire qu’elle m’aime un peu, quand même ?
Elle resta assise, un long moment, réfléchissant à la conduite qu’il convenait d’adopter. Les minutes passaient, Hortense allait rentrer. Elle entendait la clé tourner dans la porte, elle entendait les premiers mots d’Hortense, tu es encore debout, tu n’es pas couchée, tu te faisais du souci pour moi ? Ma pauvre mère ! Alors tu m’as trouvée comment ? J’étais belle ? Intéressante ? Il fallait que je le dise, tu allais encore te faire avoir… J’en ai marre que tu te fasses avoir ! Elle partirait dans sa chambre et elle s’enfermerait.
Elle luttait contre le découragement qui la gagnait.
Elle poussa la fenêtre vitrée du balcon et s’appuya sur la balustrade. Les plantes vertes étaient mortes depuis longtemps, elle avait oublié d’enlever les pots. Les tiges jaunes et noires se dressaient comme de pauvres morceaux de bois calcinés, un vieux terreau de feuilles mortes formait une bouillie infâme au pied des tiges. C’est tout ce qu’il reste d’Antoine, soupira-t-elle en les effleurant de la main. Il aimait tellement s’occuper de ses plantes. Le camélia blanc… Il y passait des heures. Dosait l’engrais, installait des tuteurs, vaporisait l’eau minérale. Me disait leur nom en latin, m’indiquait leurs dates de floraison, m’expliquait comment les bouturer. Quand il est parti, il m’a recommandé de bien m’en occuper. Elles sont mortes.
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Elle se redressa et aperçut les étoiles dans le ciel. Elle pensa
àson père, elle se mit à parler tout haut.
—Elle ne sait pas, vous savez, elle est si jeune, elle n’a pas encore touché la vie. Elle croit tout savoir, elle juge, elle me juge… C’est de son âge, c’est normal. Elle aurait préféré avoir Iris comme mère ! Mais qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, Iris ? Elle est belle, elle est très belle, la vie lui est facile… C’est cette petite différence-là qu’elle voit, ma fille. Et elle ne voit que ça ! Ce petit plus qui est si injuste, qu’on reçoit à la naissance, on ne sait pas pourquoi, et qui facilite toute une vie ! Mais la tendresse, l’amour que je lui porte depuis qu’elle est née… Elle le voit pas. Pourtant elle en est pétrie ! Cet amour que je lui donne depuis qu’elle est toute petite, cet amour qui me faisait me relever la nuit quand elle faisait un mauvais rêve, qui me nouait le ventre quand elle rentrait triste de l’école, qu’on lui avait mal parlé, qu’on l’avait mal regardée ! Je voulais prendre toutes ces souffrances pour qu’elle n’ait pas de peine, qu’elle aille de l’avant, insouciante et légère… J’aurais donné ma vie pour elle. Je le faisais avec maladresse, mais c’est parce que je l’aimais. On est toujours maladroit avec les gens qu’on aime. On les écrase, on les encombre avec notre amour… On ne sait pas y faire. Elle croit que l’argent peut tout, que l’argent donne tout, mais ce n’est pas l’argent qui faisait que j’étais là quand elle rentrait de l’école, tous les jours, que je préparais son goûter, que je préparais son dîner, que je préparais ses affaires pour le lendemain pour qu’elle soit la plus belle, que je me privais de tout pour qu’elle ait ses belles tenues, de beaux livres, de belles chaussures, un bon steak dans son assiette… que je m’effaçais pour lui laisser toute la place. Ce n’est pas l’argent qui donne ces attentions-là. C’est l’amour. L’amour qu’on verse sur un enfant et qui lui donne sa force. L’amour qu’on ne compte pas, qu’on ne mesure pas, qui ne s’incarne pas dans des chiffres… Mais elle ne le sait pas. Elle est trop petite encore. Elle le comprendra un jour… Faites qu’elle le comprenne et que je la retrouve, que je retrouve ma petite fille ! Je l’aime tant, je donnerais tous les livres du monde, tous les hommes du monde, tout l’argent du monde pour qu’elle me dise un jour « maman, je t’aime, tu es ma petite maman chérie »… Je vous en supplie, les étoiles, faites
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qu’elle comprenne mon amour pour elle, qu’elle ne le méprise plus. Ce n’est pas dur pour vous de faire ça. Vous voyez bien tout l’amour que j’ai dans le cœur, alors pourquoi elle le voit pas, elle ? Pourquoi ?
Elle laissa tomber sa tête entre ses mains et resta là, penchée sur le balcon, priant de toutes ses forces pour que les étoiles l’entendent, pour que la petite étoile au bout de la grande casserole se mette à scintiller.
—Et toi, papa… Combien de temps il m’a fallu pour comprendre que tu m’avais aimée, que je n’étais pas toute seule, que je tirais ma force de toi, de ton amour pour moi ? Je ne l’ai pas su quand tu étais encore là, je n’ai pas pu te le dire. C’est après que j’ai compris… bien après… Je te demande juste qu’elle le comprenne un jour… Pas trop tard parce que tu vois, j’ai trop de peine quand elle me rejette. Ça me fait mal à chaque fois, je m’y habitue pas…
C’est alors qu’elle sentit quelque chose se poser sur son épaule.
Elle crut que c’était un effet du vent, une feuille tombée du balcon du dessus, qui venait se poser sur elle pour la réconforter. Elle croyait si fort que les étoiles l’écoutaient.
C’était Hortense. Elle ne l’avait pas entendue entrer. Hortense, debout, derrière elle. Elle se redressa, l’aperçut, lui adressa un sourire de pénitente, surprise en train de s’abîmer.
—Je regardais les plantes de papa… Elles sont mortes depuis longtemps. J’ai oublié de m’en occuper. J’aurais dû y faire attention, ça comptait tellement pour lui.
—Arrête, maman, arrête…, dit Hortense d’une voix douce et basse. Ne t’excuse pas. Tu en planteras d’autres…
Elle ajouta, en relevant sa mère :
—Allez, viens. Va te coucher, tu es fatiguée… Et moi aussi. Je pensais pas que ça pouvait être si fatigant de parler comme je l’ai fait ce soir. Tu m’as écoutée ?
Joséphine fit oui de la tête.
—Et… ? demanda Hortense, attendant le jugement de sa mère.
Pendant le trajet du retour en taxi, elle avait pensé à sa mère,
àl’idée qu’elle se faisait de sa mère, à la manière dont elle en
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avait parlé devant tous ces gens qui ne la connaissaient pas. Soudain Joséphine était devenue un personnage, une inconnue qu’elle regardait de l’extérieur. Joséphine Cortès. Une femme qui se battait. C’est elle qui l’a écrit, seule, en se cachant parce qu’elle avait besoin d’argent pour nous, pas pour elle… Elle ne l’aurait pas fait pour elle seule. Dans le taxi qui filait sous les lumières blafardes des réverbères, elle l’avait vue comme si elle ne la connaissait pas, comme si on lui racontait l’histoire d’une inconnue. Elle avait vu tout ce que sa mère faisait pour elle. C’était devenu une évidence qui grossissait au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de leur immeuble.
Et puis elle était entrée, elle l’avait entendue parler toute seule, elle avait entendu son abandon, son désarroi.
—Tu m’as défendue, Hortense, tu m’as défendue… Je suis heureuse, si heureuse… Si tu savais !
Elles retournèrent dans le salon. Hortense soutenant sa mère. Joséphine sentait ses jambes se dérober sous elle, elle avait froid, elle tremblait. Elle s’arrêta et s’exclama :
—Je ne crois pas que je vais pouvoir dormir ! Je suis trop excitée… On se fait un petit café ?
—C’est sûr que ça va nous réveiller !
—Tu m’as réveillée… Tu m’as réveillée, je suis si heureuse ! Si tu savais… Je me répète mais…
Hortense l’interrompit, lui prit la main et lui demanda :
—Tu as l’idée de ton prochain bouquin ?
FIN
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