ВУЗ: Не указан
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Добавлен: 05.08.2024
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—Papa est là ? J’ai eu un dix-sept en expression écrite ! Avec cette salope de madame Ruffon, en plus !
—Hortense, s’il te plaît, sois polie ! C’est ton professeur de français.
—Une peau de vache, oui.
L’adolescente ne se précipita pas pour embrasser sa mère ou mordre un morceau de pain. Elle ne laissa pas tomber son cartable ni son manteau à terre, mais posa le premier et enleva le second avec la grâce distinguée d’une débutante qui abandonne son long manteau de bal au vestiaire.
—Tu n’embrasses pas maman ? demanda Joséphine en discernant avec agacement une pointe de supplication dans sa voix.
Hortense tendit une joue veloutée et douce en direction de sa mère, tout en soulevant la masse de ses cheveux auburn pour s’éventer.
—Il fait une de ces chaleurs ! Tropicale, dirait papa.
—Donne-moi un vrai baiser, chérie, supplia Joséphine perdant toute dignité.
—Maman, tu sais que je n’aime pas quand tu me colles comme ça.
Elle effleura la joue tendue de sa mère et se reprit aussitôt :
—Qu’y a-t-il pour le déjeuner ?
Elle s’approcha de la cuisinière et souleva le couvercle d’une casserole dans l’attente d’un petit plat mitonné. À quatorze ans, elle avait déjà le maintien et l’allure d’une femme. Elle portait des vêtements assez simples, mais avait retroussé les manches de son chemisier, fermé le col, ajouté une broche, ceinturé sa taille d’une large ceinture qui transformait sa tenue d’écolière en une gravure de mode. Ses cheveux cuivrés soulignaient un teint clair et ses grands yeux verts exprimaient un léger étonnement, mâtiné d’un imperceptible dédain qui tenait tout le monde à distance. S’il y avait un mot qui semblait avoir été fabriqué spécialement pour Hortense, c’était bien celui de « distance ». De qui tient-elle cette indifférence ? se demandait Joséphine chaque fois qu’elle observait sa fille. Pas de moi en tout cas. Je suis si godiche à côté de ma fille !
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Elle a un goût de fer barbelé, pensa-t-elle après l’avoir embrassée. Et comme elle s’en voulait d’avoir formulé cette idée, elle l’embrassa encore, ce qui énerva l’adolescente qui se dégagea.
—Des frites et des œufs au plat… Hortense fit la moue.
—Très peu diététique, maman. On n’a pas de grillade ?
—Non, je… Chérie, je n’ai pas pu aller chez le…
—J’ai compris. On n’a pas assez d’argent, la viande coûte
cher !
—C’est que…
Joséphine n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’une autre petite fille déboula dans la cuisine et vint se jeter contre ses jambes.
—Maman ! Maman chérie ! J’ai rencontré Max Barthillet dans l’escalier et il m’a invitée à venir voir Peter Pan chez lui ! Il a le DVD… Son père le lui a rapporté ! Je peux y aller, ce soir, en sortant de l’école. Je n’ai pas de travail pour demain. Dis oui, maman, dis oui !
Zoé levait un visage éperdu de confiance et d’amour vers sa mère qui ne résista pas et la serra contre elle en disant : « Mais oui, mais oui, chérie douce, ma toute belle, mon bébé… »
—Max Barthillet ? siffla Hortense. Tu la laisses aller chez lui ? Il a mon âge et il est dans la classe de Zoé ! Il n’arrête pas de redoubler, il finira garçon boucher ou plombier.
—Il n’y a pas de honte à être boucher ou plombier, protesta Joséphine. Et s’il n’est pas doué pour les études…
—Je ne voudrais pas qu’il devienne trop familier avec nous. J’aurais peur que ça se sache ! Il a vraiment mauvaise réputation avec ses pantalons trop larges, ses ceintures cloutées et ses cheveux trop longs.
—Oh, la trouillarde ! Oh, la trouillarde ! scanda Zoé. D’abord, c’est pas toi qui es invitée, c’est moi ! Hein que j’irai, hein, maman ! Parce que moi, je m’en fiche qu’il soit plombier ! Moi, même que je le trouve très beau, Max Barthillet ! On mange quoi ? Je meurs de faim.
—Des frites et des œufs au plat.
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—Mmmm ! Je pourrai crever le jaune des œufs, dis, maman ? Je pourrai les écrabouillasser avec ma fourchette et mettre plein de ketchup dessus ?
Hortense haussa les épaules devant l’enthousiasme de sa petite sœur. À dix ans, Zoé avait encore des traits de bébé : des joues bien rondes, des bras potelés, des taches de rousseur sur le nez, des fossettes qui ponctuaient ses joues. Elle était ronde de partout, aimait donner des baisers vigoureux qu’elle claquait bruyamment après avoir pris son élan et plaqué l’heureux destinataire comme un pilier de rugby. Après quoi elle se blottissait contre lui et ronronnait en bouclant une mèche de cheveux châtain clair.
—Max Barthillet t’invite parce qu’il veut se rapprocher de moi, déclara Hortense en grignotant une frite du bout de ses dents blanches.
—Oh, la frimeuse ! Elle croit toujours qu’il n’y en a que pour elle. Il m’a invitée, moi et rien que moi ! Na, na, na ! Il ne t’a même pas regardée dans l’escalier ! Même pas calculée.
—La naïveté frôle parfois l’imbécillité, répliqua Hortense, toisant sa sœur.
—Ça veut dire quoi, maman, dis ?
—Ça veut dire que vous cessez de parler et que vous mangez en paix !
—Tu ne manges pas, toi ? demanda Hortense.
—Je n’ai pas faim, répondit Joséphine en s’asseyant à table avec ses filles.
—Max Barthillet, il peut toujours rêver, dit Hortense. Il n’a aucune chance. Moi, je veux un homme beau, fort, aussi sexe que Marlon Brando.
—C’est qui Marion Bardot, maman ?
—Un très grand acteur américain, chérie…
—Marlon Brando ! Il est beau, mais qu’est ce qu’il est beau ! Il a joué dans Un tramway nommé désir, c’est papa qui m’a emmenée voir le film… Papa dit que c’est un chef-d’œuvre du cinéma !
—Hmmm ! Elles sont délicieuses tes frites, maman chérie.
—Et au fait, papa n’est pas là ? Il est parti à un rendez-vous ? s’enquit Hortense en s’essuyant la bouche.
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Le moment que Joséphine redoutait était arrivé. Elle posa les yeux sur le regard interrogateur de sa fille aînée, puis sur la tête penchée de Zoé, absorbée à tremper ses frites dans le jaune des œufs éclaboussés de ketchup. Elle allait devoir leur parler. Cela ne servait à rien de remettre à plus tard ou de mentir. Elles finiraient par apprendre la vérité. Il aurait fallu qu’elle les prenne l’une après l’autre. Hortense était si attachée à son père, elle le trouvait si « chic », si « classe », et lui se mettait en quatre pour lui plaire. Il n’avait jamais voulu qu’on évoque devant les filles le manque d’argent ni les angoisses d’un lendemain incertain. Ce n’était pas Zoé qu’il ménageait ainsi, mais sa fille aînée. Cet amour sans condition, c’était tout ce qu’il lui restait de sa splendeur passée. Hortense l’aidait à défaire ses valises quand il revenait de voyage, caressant l’étoffe des costumes, vantant la qualité des chemises, lissant de la main les cravates, les alignant une à une sur la tringle de la penderie. Tu es beau, mon papa ! Tu es beau ! Il se laissait aimer, il se laissait flatter, la prenant dans ses bras à son tour et lui glissant un petit cadeau rien que pour elle, un secret entre eux. Joséphine les avait surpris plusieurs fois dans leurs conciliabules de conspirateurs épris. Elle se sentait exclue de leur complicité. Dans leur famille, il y avait deux castes : les seigneurs, Antoine et Hortense, et les vassaux, Zoé et elle.
Elle ne pouvait plus reculer. Le regard d’Hortense s’était fait pesant, froid. Elle attendait une réponse à la question qu’elle venait de poser.
—Il est parti…
—Il revient à quelle heure ?
—Il ne revient pas… Enfin, pas ici.
Zoé avait levé la tête et, dans ses yeux, Joséphine lut qu’elle essayait de comprendre ce que sa mère avait dit mais n’y parvenait pas.
—Il est parti… pour toujours ? demanda Zoé, la bouche arrondie de stupeur.
—J’ai bien peur que oui.
—Il sera plus mon papa ?
—Mais si… bien sûr ! Mais il n’habitera plus ici, avec nous.
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Joséphine avait peur, si peur. Elle aurait pu indiquer précisément où elle avait peur, mesurer la longueur, l’épaisseur, le diamètre de la barre qui lui écrasait le plexus et l’empêchait de respirer. Elle aurait aimé se nicher dans les bras de ses filles. Elle aurait aimé qu’elles s’enlacent toutes les trois et inventent une phrase magique comme celle du Grand Croc et du Grand Cric. Elle aurait aimé tant de choses, rembobiner le temps, rejouer l’air du bonheur, leur premier bébé, le retour de la maternité, le second bébé, les premières vacances à quatre, la première fêlure, la première réconciliation, le premier silence qui en dit long et qui installe le silence qui ne dit plus rien, qui fait semblant ; comprendre quand le ressort avait cassé, quand le garçon charmant qu’elle avait épousé était devenu Tonio Cortès, mari fatigué, irritable, au chômage, arrêter le temps et revenir en arrière, en arrière…
Zoé se mit à pleurer. Son visage se plissa, se tordit, devint cramoisi et des larmes jaillirent. Joséphine se pencha vers elle et la prit dans ses bras. Elle cacha son visage dans les cheveux bouclés et souples de la petite fille. Il ne fallait surtout pas qu’elle aussi se mette à pleurer. Il fallait qu’elle reste forte et déterminée. Qu’elle leur montre à toutes les deux qu’elle n’avait pas peur, qu’elle allait les protéger. Elle se mit à parler sans trembler. Elle leur répéta ce que tous les manuels de psychologie conseillent aux parents de dire quand il y a une séparation. Papa aime maman, Maman aime papa, Papa et Maman aiment Hortense et Zoé mais Papa et Maman n’arrivent plus à vivre ensemble, alors Papa et Maman se séparent. Mais Papa aimera toujours Hortense et Zoé et il sera toujours là pour elles, toujours. Elle avait l’impression qu’elle parlait de gens qu’elle ne connaissait pas.
—À mon avis, il n’est pas parti très loin, déclara Hortense d’une petite voix pincée. Quelle déchéance ! Faut-il qu’il soit perdu et qu’il ne sache plus quoi faire !
Elle soupira, reposa d’un air contrarié la frite qu’elle était sur le point de croquer et, regardant sa mère, elle ajouta :
—Ma pauvre maman, que vas-tu faire ?
Joséphine se sentit pitoyable, mais elle fut soulagée de recevoir une preuve de commisération de sa fille aînée. Elle
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aurait aimé qu’Hortense poursuive sa tirade et la console mais elle se reprit vite : c’était à elle de l’enlacer. Elle tendit un bras vers Hortense qui lui caressa la main à travers la table.
—Ma pauvre maman, ma pauvre maman…, soupira Hortense.
—Vous vous êtes pas disputés ? demanda Zoé, les yeux remplis d’effroi.
—Non, ma chérie, on a pris cette décision comme deux grandes personnes responsables. Papa a beaucoup de chagrin parce que papa vous aime beaucoup, beaucoup. Ce n’est pas de sa faute, tu sais… Un jour, quand tu seras plus grande, tu comprendras qu’on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Parfois, au lieu de décider, on subit. Depuis quelque temps papa subissait beaucoup de choses désagréables et il a préféré partir, prendre l’air pour ne pas nous imposer ses états d’âme. Quand il aura retrouvé un travail, il vous expliquera ce par quoi il est passé…
—Et il reviendra alors, dis, maman, il reviendra ?
—Ne dis pas de bêtises, Zoé, l’interrompit Hortense. Papa est parti, point barre. Et pas pour revenir, si tu veux mon avis. Quant à moi, je ne comprends pas… C’est une pouffe, rien d’autre !
Elle avait prononcé ce mot d’un air dégoûté et Joséphine comprit qu’elle savait. Elle connaissait la liaison de son père. Elle avait dû la connaître bien avant elle. Elle voulut lui parler mais, en présence de Zoé, hésita.
—Le seul problème, c’est qu’on va vraiment être pauvres maintenant… J’espère qu’il nous donnera un peu d’argent. Il doit être obligé, non ?
—Écoute, Hortense… On n’a pas parlé de ça.
Elle s’arrêta, consciente que Zoé ne devait pas entendre la suite.
—Tu devrais aller te moucher, mon amour, et te passer de l’eau sur les yeux, conseilla-t-elle à Zoé en la soulevant de ses genoux et en la poussant hors de la cuisine.
Zoé sortit en reniflant et en traînant les pieds.
—Comment es-tu au courant ? demanda Joséphine à Hortense.
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—Au courant de quoi ?
—Au courant de… cette femme.
—Enfin… maman. Tout le quartier le sait ! J’étais gênée pour toi ! Je me demandais comment tu faisais pour ne rien voir…
—Je savais mais je fermais les yeux…
Ce n’était pas vrai. Elle l’avait appris, la veille, par sa voisine de palier, Shirley, qui avait eu les mêmes arguments que sa fille « enfin, Joséphine, ouvre les yeux, merde ! T’es cocue et tu ne bronches pas ! Réveille-toi ! Même la boulangère se retient de sourire quand elle te tend ta baguette ! ».
— Qui t’a mise au courant ? insista Joséphine.
Le regard que lui lança alors Hortense la glaça. C’était un regard froid, plein du mépris de la femme qui sait envers celle qui ne sait pas, le regard d’une courtisane avertie pour une petite cruche.
—Ma pauvre maman, ouvre les yeux. T’as vu comment tu t’habilles ? Comment t’es coiffée ? Tu te laisses complètement aller. Pas étonnant qu’il soit allé voir ailleurs ! Il serait grand temps que tu quittes le Moyen Âge pour vivre à notre époque.
La même voix, le même dédain amusé, les mêmes arguments que son père. Joséphine ferma les yeux, plaqua ses deux mains sur ses oreilles et se mit à crier.
—Hortense ? Je t’interdis de me parler sur ce ton… Si on vit depuis quelque temps, c’est grâce à moi justement, et au XIIe siècle ! Que ça te plaise ou pas. Et je t’interdis de me
regarder comme ça. Je suis ta mère, ne l’oublie jamais, ta mère ! Et tu dois… Tu ne dois pas… Tu dois me respecter.
Elle bafouillait, elle était ridicule. Une nouvelle peur l’étreignit à la gorge : elle n’arriverait jamais à élever ses deux filles, elle n’avait pas assez d’autorité, elle allait être complètement dépassée.
Quand elle rouvrit les yeux, elle aperçut Hortense qui la considérait avec curiosité comme si elle la voyait pour la première fois et ce qu’elle aperçut dans le reflet étonné des yeux de sa fille ne la réconforta pas. Elle eut terriblement honte d’avoir perdu le contrôle de ses nerfs. Je ne dois pas tout
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confondre, se dit-elle, c’est moi qui dois donner l’exemple maintenant elles n’ont plus que moi comme repère.
—Je suis désolée, ma chérie.
—Ce n’est pas grave, maman, ce n’est pas grave. Tu es fatiguée, à bout de nerfs. Va t’allonger un peu, tu iras mieux après…
—Merci, chérie, merci… Je vais voir ce que fait Zoé.
Une fois le déjeuner terminé, les filles reparties pour l’école, Joséphine alla frapper à la porte de Shirley, sa voisine. Déjà, elle ne supportait plus d’être seule.
C’est Gary, le fils de Shirley, qui lui ouvrit. Il avait un an de plus qu’Hortense et était dans la même classe qu’elle, mais cette dernière refusait de rentrer avec lui de l’école sous prétexte qu’il était débraillé. Elle préférait se passer de ses cours, quand elle était malade et absente, pour ne pas lui être redevable.
—Tu n’es pas à l’école ? Hortense est déjà partie.
—On n’a pas les mêmes options, moi, le lundi, je rentre à deux heures et demie… Tu veux voir ma nouvelle invention ? Regarde.
Il exhiba deux Tampax qu’il fit bouger sans que les ficelles s’emmêlent. C’était étrange : à chaque fois qu’un tampon se rapprochait de l’autre, prêt à mélanger les petits fils en coton blanc, il s’immobilisait, se mettait à osciller, puis à tourner d’abord en petits cercles puis en cercles de plus en plus grands sans que Gary ait besoin de remuer les doigts. Joséphine le regarda, étonnée.
—J’ai inventé le mouvement perpétuel sans source d’énergie polluante.
—Ça me fait penser au diabolo, dit Joséphine pour dire quelque chose. Ta maman est là ?
—Dans la cuisine. Elle est en train de ranger…
—Tu l’aides pas ?
—Elle veut pas, elle préfère que j’invente des trucs.
—Bonne chance, Gary !
—Tu m’as même pas demandé comment je faisais !
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Il avait l’air déçu et brandissait les deux Tampax comme deux points d’interrogation.
— T’es pas cool…
Dans la cuisine, Shirley s’activait. Un grand tablier noué autour de la taille, elle débarrassait les assiettes, raclait les restes, les jetait à la poubelle, faisait couler l’eau à grands flots pendant que sur sa cuisinière, dans de grandes casseroles en fonte, mijotait ce qui, d’après les délicats fumets qui s’en dégageaient, devait être un lapin moutarde et un potage de légumes. Shirley était une inconditionnelle des produits naturels et frais. Elle ne mangeait aucune conserve, aucun surgelé, lisait attentivement toutes les étiquettes collées sur les yaourts et autorisait Gary à avaler un aliment chimique par semaine afin, disait-elle, de l’immuniser contre les dangers de l’alimentation moderne. Elle lavait son linge à la main et au savon de Marseille, le faisait sécher à plat sur de larges serviettes, regardait rarement la télévision, écoutait chaque après-midi la BBC, seule radio intelligente, d’après elle. C’était une femme grande, large d’épaules, avec des cheveux blonds courts et épais, de grands yeux dorés, une peau de bébé hâlée par le soleil. De dos, on l’appelait monsieur et on la bousculait, de face, on s’écartait avec déférence pour la laisser passer. Mihomme, mi-vamp, disait-elle en riant, je peux faire le coup de poing dans le métro et ranimer mes agresseurs en battant des cils ! Shirley était ceinture noire de jiu-jitsu.
Écossaise, elle racontait qu’elle était venue en France pour suivre les cours d’une école hôtelière et n’était plus jamais repartie. Le charme français ! Elle gagnait sa vie en donnant des leçons de chant au conservatoire de Courbevoie, des leçons particulières d’anglais à des cadres affamés de réussite, et confectionnait de délicieux gâteaux qu’elle vendait quinze euros pièce à un restaurant de Neuilly qui lui en commandait une dizaine par semaine. Et parfois, plus. Chez elle, on humait le légume qui blondit, la pâtisserie qui gonfle, le chocolat qui fond, le caramel qui cristallise, l’oignon qui dore et la poularde qui rissole. Elle élevait, seule, son fils Gary, ne parlait jamais du père de l’enfant, émettait, quand on y faisait allusion, quelques
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borborygmes qui indiquaient la piètre opinion qu’elle se faisait des hommes en général et de ce dernier en particulier.
—Tu sais avec quoi joue ton fils, Shirley ?
—Non…
—Avec deux Tampax !
—Ah bon… Il les met pas dans la bouche au moins ?
—Non.
—Parfait ! Au moins il ne reculera pas la première fois qu’une fille lui en mettra un sous le nez.
—Shirley !
—Joséphine, qu’est-ce qui te choque ? Il a quinze ans, ce n’est plus un bébé !
—Il n’aura plus aucune poésie, ton garçon, si tu lui dis tout, lui montres tout, lui expliques tout.
—La poésie, mon cul ! C’est juste un truc qu’on a inventé pour t’entuber. Tu connais des relations poétiques, toi ? Moi, je connais que des arnaques et des carnages.
—Shirley, tu es dure !
—Et toi, Joséphine, tu es dangereuse avec tes illusions… Alors t’en es où ?
—J’ai l’impression de vivre à cent à l’heure depuis ce matin. Antoine est parti. Enfin, je l’ai poussé dehors… Je l’ai dit à ma sœur, je l’ai dit aux filles ! Mon Dieu ! Shirley, j’ai fait une grosse bêtise, je crois.
Elle se frotta les bras de ses mains comme pour se réchauffer, malgré la chaleur de cette journée de mai. Shirley lui tendit une chaise et lui intima l’ordre de s’asseoir.
— Tu n’es pas la première femme abandonnée du XXIe siècle ! On est un paquet ! Et je vais te dire un secret : on survit et même, on survit très bien. Les débuts sont difficiles, c’est vrai, mais après, on ne peut plus s’en passer d’être toute seule. On boute le mâle dehors une fois qu’il nous a remplies, comme les femelles dans le règne animal. C’est un vrai régal ! Moi, parfois, il me vient l’envie de me cuisiner des petits dîners
àla chandelle, rien que pour moi et moi…
—J’en suis pas là…
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