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Добавлен: 05.08.2024
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—Il faut que tu ailles le déclarer à la mairie et il faut que je me repose, je suis un peu fatiguée…
—Oh ! Pardon, Choupette… J’ai du mal à partir, tu sais, j’ai peur de pas le retrouver.
—T’as téléphoné à la boîte pour leur dire ?
—J’ai appelé Ginette et René, ils t’embrassent très fort. Ils ont sorti le champagne. Ils m’attendent pour boire ! Je reviendrai après. S’il y a quoi que ce soit, promets de m’appeler tout de suite, hein, Choupette ?
Il fit des photos de son fils, tout beau, tout baigné, tout propre, qui reposait dans sa grenouillère blanche, et repartit en se cognant dans la porte.
Josiane se laissa aller à sangloter de bonheur. Elle pleura, elle pleura longtemps puis se leva, prit son bébé dans ses bras et s’endormit, blottie contre lui.
Ils étaient tous réunis sous les branches de la glycine, décorée de petits nœuds bleus pour l’occasion, Ginette avait improvisé un buffet lorsque le portable de Marcel sonna. Il décrocha et claironna :
—Choupette ?
Ce n’était pas Choupette. C’était Henriette. Elle était à la banque, elle venait de consulter ses comptes et de faire le point avec sa conseillère en placements.
—Je ne comprends pas, nous avons deux comptes séparés maintenant ? Ce doit être une erreur…
—Non, ma chère. Deux comptes séparés et nos vies se séparent aussi. J’ai eu un fils cette nuit. Un fils nommé Marcel… Presque quatre kilos, cinquante-cinq centimètres, un géant !
Il y eut un long silence, puis Henriette, de la même voix coupante, dit qu’elle rappellerait, elle ne pouvait pas parler en face de madame Lelong.
Marcel se frotta les mains et jubila. Rappelle, rappelle, ma belle, tu vas voir comme je vais te l’envelopper la nouvelle ! René et Ginette le regardèrent en soupirant, enfin, enfin, il renversait le tyran.
Comme tous les esprits petits et malveillants, Henriette Grobz avait l’habitude de ne pas sortir de ses idées toutes faites et ne recherchait jamais en elle la cause de ses malheurs. Elle
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préférait s’en prendre à autrui. Ce jour-là, elle ne fit pas exception à la règle. Elle expédia les affaires courantes avec madame Lelong et sortit de la banque en renvoyant Gilles qui lui ouvrait la porte de la berline. Elle lui demanda de l’attendre, elle avait une course à faire qui ne nécessitait pas qu’il prenne la voiture. Elle fit le tour de pâté de maison pour remettre ses idées en place. Il était urgent qu’elle réfléchisse, qu’elle s’organise. Habituée à la docilité de sa victime, elle avait signé des papiers, lors du rachat de l’affaire des frères Zang, sans vraiment y prêter attention. Erreur, erreur, martela-t-elle en tricotant des genoux, grossière erreur. Je me suis endormie dans mon confort et je me suis fait rouler dans la farine. J’ai cru l’animal dompté et il bougeait encore. Il s’agit maintenant de corriger le tir. Lui parler aimablement pour tirer les marrons du feu. Le mot aimablement, bien qu’il ne fût pas articulé à haute voix, déclencha en elle une sorte de répulsion, une giclée de haine qui lui tordit la bouche. Pour qui se prenait-il, ce gros plein de soupe à qui elle avait tout appris : à tenir sa fourchette comme à décorer des vitrines ? Sans elle, il ne serait rien. Rien qu’un boutiquier obscur ! Elle lui avait donné dorure, poli et distinction. Elle avait imprimé sa marque dans le moindre pot à crayons qu’il vendait. Sa fortune, il me la doit, décida-t-elle au premier tour de pâté de maison. Elle me revient à moi. Plus elle avançait, plus sa haine grandissait. Elle grandissait en proportion de ses espérances trompées. Elle avait cru avoir gagné le port, être bien à l’abri et le goujat tranchait l’amarre ! Elle ne trouvait plus de mots pour le qualifier et dévalait d’un bel élan la pente douce des sentiments haineux. Une centaine de mètres plus loin, elle s’arrêta, frappée par une évidence des plus détestables : elle dépendait de lui, hélas ! Elle fut donc obligée de réprimer les explosions de son amour-propre blessé et de tempérer ses désirs de vengeance. Comptes séparés, épargne envolée, qu’allait-il lui rester ? Elle siffla quelques jurons, donna un coup sur son chapeau qui menaçait de s’envoler et entama le deuxième tour de pâté de maisons en s’efforçant de raisonner. Il lui fallait penser grand, ne pas se laisser aller à de petites vengeances, prendre un avocat, deux s’il le fallait, ressortir ses vieux contrats, exiger, tempêter… Elle s’arrêta contre une porte
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cochère et songea : En aurai-je les moyens ? Il a dû tout border, ce n’est pas un gamin né de la dernière pluie, il affronte des Russes corrompus et des Chinois sournois. Autrefois je me satisfaisais de petites humiliations, je le persécutais avec douceur et obstination, c’était mon passe-temps favori, je l’avais presque anéanti. Elle eut un soupir nostalgique. Il fallait qu’elle en ait le cœur net et renifle l’état de la bête avant de décider quoi que ce soit. Un dernier tour de pâté fut consacré aux regrets. Je voyais bien qu’il ne dormait plus à la maison, son lit n’était plus jamais défait, je pensais qu’il vivait une dernière cochonnerie avec une danseuse nue alors qu’il planifiait de quitter le nid ! Il faut se méfier de l’eau qui dort, même soumis depuis des années, Marcel bougeait encore. À quoi me servira d’inventer de nouvelles persécutions si mes coups ne portent plus ? Elle s’affala à nouveau contre une porte cochère et composa le numéro de Chef.
—C’est cette Natacha ? attaqua-t-elle bille en tête. C’est cette traînée qui t’a fait un enfant ?
—Tout faux ! jubila Marcel. C’est Josiane Lambert. Ma future femme. La mère de mon enfant. Mon amour, mon embellie…
—À soixante-six ans, c’est ridicule.
—Rien n’est ridicule, ma chère Henriette, quand c’est l’amour qui parle…
—L’amour ! Tu appelles l’amour l’intérêt d’une femme pour ton pognon !
—Ah, tu deviens vulgaire, Henriette ! Le naturel revient au galop quand le vernis s’effrite ! Quant au pognon, comme tu dis, ne t’en fais pas, je ne te laisserai pas à poil sur le trottoir où tu ne ferais certainement pas recette. Tu garderas l’appartement, et je te verserai une pension tous les mois, de quoi vivre confortablement jusqu’à la fin de tes jours…
—Une pension ! Je n’ai que faire de ta pension, j’ai droit à la moitié de ta fortune, mon brave Marcel.
—Tu avais droit… Plus maintenant. Tu as signé des papiers. Tu ne t’es pas méfiée, je me laissais tondre depuis si longtemps. Tu es sortie de mes affaires, Henriette. Ta signature ne vaut plus un rond. Tu peux calligraphier tous les rouleaux de papier-
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chiotte que tu veux, c’est tout ce qu’il te reste comme lot de consolation. Alors tu vas être très gentille, te contenter de la pension confortable que je veux bien t’allouer parce que, sinon, couic, tu n’auras que tes yeux pour pleurer. Va falloir ramoner le conduit lacrymal car il doit être sacrément encrassé.
—Je ne te permets pas de me parler comme ça !
—Tu m’as traité comme ça si longtemps. Tu y mettais les manières, c’est vrai, tu choisissais les mots, tu polissais ton mépris, tu avais reçu une bonne éducation, mais le fonds n’était pas beau. Ça puait le moisi, le mépris, le remugle de rombière aigrie. Aujourd’hui, ma chère, je pète de bonheur et je suis d’humeur prodigue. Profites-en parce que demain, je pourrais me montrer plus chien ! Alors tu vas la boucler. Sinon ça va être la guerre. Et la guerre, je sais la faire, chère Henriette…
Alors comme tous les esprits petits et mesquins Henriette eut un dernier sursaut petit et mesquin. Elle aboya :
—Et Gilles ? Et la voiture ? Je peux les garder ?
—Je crains que non… D’abord parce qu’il ne te porte pas dans son cœur, ensuite parce que je vais en avoir fichtrement besoin pour transporter ma reine et mon petit prince. J’ai peur que tu ne doives réapprendre l’usage de tes guibolles et que tu traînes ton cul dans les transports publics ou les taxis, si tu préfères flamber tes économies ! J’ai mis tout ça au clair avec mes hommes d’affaires. Tu n’as qu’à t’adresser à eux. Ils te liront le nouveau mode d’emploi. Le divorce suivra. Je n’aurai même pas à déménager mes affaires, j’ai déjà emporté ce qui me tenait à cœur, le reste tu peux passer tes nerfs dessus ou le foutre à la poubelle. J’ai un enfant, Henriette ! J’ai un enfant et une femme qui m’aime. J’ai refait ma vie, ça m’a pris du temps pour secouer le joug, mais ça y est ! Tourne, tourne encore à pied. Je sais, par Gilles, que tu fais la toupie depuis un bon moment, alors fais-la jusqu’à ce que tu sois épuisée, que tu aies vidé ton sac de haine et rentre à la maison… Médite sur ton sort ! Apprends la sagesse et la modestie. C’est un beau programme pour une vieillesse amie ! Estime-toi heureuse, je te laisse un toit, une adresse et de quoi bouffer tous les jours que Dieu dans son immense bonté voudra bien t’accorder.
—Tu as bu, Marcel. Tu as bu !
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— Ce n’est pas faux. Je célèbre depuis ce matin ! Mais j’ai la tête claire et tu auras beau engager tous les avocats du monde, t’es baisée, ma chère, baisée !
Henriette raccrocha, ulcérée. Elle aperçut la voiture conduite par Gilles tourner au bout de la rue, l’abandonnant à sa solitude nouvelle.
Le jour où le petit Marcel Grobz regagna son logis, le jour où, dans les bras de sa mère, tout emmitouflé de bleu comme le bleu de ses yeux et le bleu des yeux de son père, il pénétra dans l’immeuble cossu qui serait désormais sa résidence, une surprise l’attendait. Un immense dais de percale blanche cousu de fleurs de lis avait été installé à l’entrée de l’immeuble et formait une haie impeccable, majestueuse sous laquelle il passa alors que, dissimulés derrière les plis qui retombaient en vagues neigeuses et jetant des poignées de riz, Ginette, René et tous les employés de la maison Grobz se mirent à chanter à l’unisson « Si j’étais un charpentier et si tu t’appelais Marie, voudrais-tu alors m’épouser et porter notre enfant ? »
Johnny, le grand Johnny Hallyday, n’avait pas pu faire le déplacement mais Ginette, de sa belle voix de choriste, chanta tous les couplets pendant que Josiane versait des larmes sur le bonnet en dentelle de son fils et que Marcel remerciait le ciel de tant de félicité et renseignait les badauds qui se demandaient si c’était un mariage, une naissance ou un enterrement.
—C’est tout à la fois, jubilait Marcel. J’ai une femme, un enfant et j’enterre des années de malheur ; à partir de maintenant je vais faire valser les dragées haut dans le ciel !
—À quoi vous pensez, Joséphine ?
—Je pense que ça va faire six mois que je dors dans vos bras presque tous les après-midi…
—Le temps vous paraît long ?
—Le temps me paraît une plume…
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Elle se retourna contre Luca qui, appuyé sur un coude, la regardait et faisait courir un doigt sur son épaule nue. Elle repoussa sa mèche de cheveux et lui donna un baiser.
—Il va falloir que j’y aille, soupira-t-elle, et je ne voudrais jamais partir…
Le temps vole comme une plume, pensa-t-elle plus tard au volant de sa voiture. Je n’ai pas dit ça en l’air. Tout passe si vite. Gary avait eu raison : les vacances terminées, les enfants revenus bronzés comme de petits brugnons de Moustique, la vie avait repris. On n’avait plus reparlé de l’article.
Un jour, elle était allée déjeuner chez Iris. Philippe et Alexandre étaient à Londres. Ils y allaient de plus en plus souvent. Philippe avait-il décidé de vivre là-bas ? Elle l’ignorait. Ils ne se parlaient plus, ils ne se voyaient plus. C’est mieux comme ça, se disait-elle pour se rassurer chaque fois qu’elle pensait à lui. Elles avaient déjeuné toutes les deux dans le bureau d’Iris, servies par Carmen.
—Pourquoi as-tu fait ça, Iris, pourquoi ?
—Je pensais que c’était un jeu. Je voulais qu’on parle de moi… Et j’ai tout foutu en l’air ! Philippe m’évite, il a fallu que j’explique à Alexandre que c’était une mauvaise plaisanterie, il m’a regardée avec tant de dégoût dans les yeux que j’ai fui son regard.
—C’est toi qui as envoyé les photos ?
—Oui.
À quoi bon parler de tout ça ? pensa Iris, lasse. À quoi bon réfléchir là-dessus ? Encore une fois je m’y suis prise comme une maladroite et je me suis fait prendre. Je n’ai jamais été capable de comprendre ce qui se passait en moi, je n’ai pas la force et, si je l’avais, est-ce que ça m’intéresserait vraiment, je ne crois pas. Pas capable de me comprendre, moi, et incapable de comprendre les autres. Je dérive, ils dérivent loin de moi. Je ne sais pas me confier, faire confiance. Je ne trouve jamais personne à qui parler, je n’ai pas de véritable amie. Jusqu’à maintenant ça marchait comme ça. J’avançais sans penser, la vie était facile et douce, un peu écœurante, parfois, mais si facile. Je la jouais à coups de dés et les dés me souriaient. Tout à coup, les dés ne sourient plus. Elle eut un frisson et se replia
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dans son grand canapé. La vie me fuit et je fuis la vie. Beaucoup de gens sont comme moi, je ne suis pas la seule à tendre la main vers une chose qui se dérobe. Je ne sais même pas mettre de nom sur cette chose-là. Je ne sais pas…
Elle regarda sa sœur. Le visage grave de sa sœur. Elle, elle sait. Je ne sais pas comment elle fait. Ma petite sœur devenue si grande…
En finir avec toutes ces pensées. L’été va arriver, nous partirons dans notre maison à Deauville. Alexandre grandira. Philippe s’en occupe maintenant. Je n’ai plus à m’en soucier. Elle eut un petit rire intérieur. Je ne m’en suis jamais souciée, je ne me soucie que de moi. Tu es ridicule, ma chère, quand tu essaies de penser, tes pensées ne tiennent pas droit, elles ne vont pas très loin, elles vacillent, elles s’écroulent… Je finirai comme Madame mère. J’essaierai seulement de cracher moins de venin. Garder un peu de dignité dans ce malheur que j’ai cousu point par point. J’ai cru, au début de ma vie, qu’elle me serait légère et douce ; tout me portait à le croire. Je me suis laissée flotter sur les rubans de la vie et ils ont fini par tisser un nœud mortel autour de moi.
— Tu ne t’es pas dit que tu allais faire du mal autour de toi ? Les mots employés par Joséphine sonnèrent
désagréablement à ses oreilles. Pourquoi employer des mots aussi terribles ? L’ennui ne suffisait-il pas à expliquer tout ça ? Il fallait mettre des mots en plus ! En finir une fois pour toutes ? Elle y avait songé en regardant la fenêtre de son bureau. Fini de se lever le matin, fini de se dire : Que vais-je faire aujourd’hui, fini de s’habiller, fini de se coiffer, fini de faire semblant de parler à son fils, à Carmen, à Babette, à Philippe… Fini la routine, la sombre ritournelle de la routine. Il lui restait une seule décoration : ce livre qu’elle n’avait pas écrit mais dont la gloire et le succès l’éclaboussaient encore. Pour combien de temps ? Elle ne savait pas. Après… Après, elle verrait. Après ce serait un autre jour, une autre nuit. Elle les prendrait un par un et les adoucirait comme elle le pourrait. Elle n’avait pas la force d’y penser. Elle se disait aussi que peut-être, un jour, l’ancienne Iris, la femme triomphante et sûre, reviendrait et la prendrait par la main, en lui soufflant : Ce n’est pas grave tout ça, fais-toi
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belle et repars… Fais semblant, apprends à faire semblant. Le problème, soupira-t-elle, c’est que je pense encore… Je suis faible mais je pense encore, il faudrait ne plus penser du tout. Comme Bérengère. Je veux encore, je désire encore, je me tends encore pleine d’espoir, de désir vers une autre vie que je n’ai pas la force de construire ni même d’imaginer. Avoir la sagesse de me replier et de compter mes pauvres forces, de me dire voilà, j’ai trois sous de force et pas davantage, faisons avec… Mais c’est trop tôt sûrement, je ne suis pas prête à renoncer. Elle s’ébroua. Elle détestait ce mot, renoncer. Quelle horreur !
Son regard retomba sur sa sœur. Elle avait tellement moins de talents que moi, à la naissance, et elle s’en sort très bien. La vie est tatillonne. C’est comme si elle réclamait l’addition, faisait le compte de ce qu’elle avait donné, de ce qu’elle avait reçu et présentait la note.
—Même Hortense ne vient plus me voir, lâcha-t-elle dans un ultime sursaut de ce qu’elle pouvait encore appeler intérêt pour la vie. On s’entendait bien pourtant… Je dois la dégoûter aussi !
—Mais elle prépare son bac, Iris. Elle travaille comme une folle. Elle vise une mention, elle a trouvé une école de stylisme à Londres pour l’année prochaine…
—Ah ! Elle veut donc vraiment travailler… Je croyais qu’elle disait ça en l’air.
—Elle a beaucoup changé, tu sais. Elle ne m’envoie plus bouler comme avant. Elle s’est radoucie…
—Et toi, ça va ? Je ne te vois plus beaucoup, non plus.
—Je travaille. Nous travaillons tous à la maison. C’est très studieux, l’atmosphère, chez moi.
Elle eut un petit rire espiègle qui se finit en un sourire confiant, tendre. Iris devina une légèreté de femme gaie, heureuse, et elle désira plus que tout être à sa place. Elle eut un instant l’envie de lui demander : Comment fais-tu, Joséphine, mais elle n’avait pas envie de connaître la réponse.
Elles ne s’étaient plus rien dit.
Joséphine était repartie en promettant de revenir la voir. Elle est comme une fleur coupée, s’était-elle dit en partant. Il faudrait la replanter… Qu’Iris prenne racine. Les racines, on n’y pense pas quand on est jeune. C’est vers quarante ans qu’elles se
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rappellent à nous. Quand on ne peut plus compter sur l’élan et la fougue de la jeunesse, quand l’énergie vient à manquer, que la beauté se fane imperceptiblement, qu’on fait le compte de ce qu’on a fait et de ce qu’on a raté, alors on se tourne vers elles et on y puise, inconsciemment, de nouvelles forces. On ne le sait pas, mais on se repose sur elles. J’ai toujours compté sur moi, sur mon travail de petite fourmi laborieuse, dans les pires moments, j’avais ma thèse, mon dossier de chercheuse à constituer, mes recherches, mes conférences, mon cher XIIe siècle qui était là et qui me disait : Tiens bon… Aliénor m’inspirait et me tendait la main !
Elle se gara devant son immeuble et déchargea les courses qu’elle avait faites avant d’aller chez Luca. Elle avait tout le temps de préparer le dîner, Gary, Hortense et Zoé ne rentreraient pas avant une bonne heure. Elle prit l’ascenseur, les bras chargés de paquets, se reprocha de ne pas avoir pensé à sortir ses clés, il va falloir que je répande tous les paquets par terre ! Elle avança en tâtonnant à la recherche de la minuterie.
Une femme était là, qui l’attendait. Elle fit un effort pour se souvenir à qui elle lui faisait penser et puis un triangle rouge apparut : Mylène ! La manucure du salon de coiffure, la femme qui était partie avec son mari, la femme au coude rouge. Il lui sembla qu’un siècle avait passé depuis qu’elle avait colorié rageusement le triangle rouge qui dépassait de la portière de la voiture.
— Mylène ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée.
La femme hocha la tête, la suivit, l’aida à ramasser les paquets qui dégringolaient pendant que Joséphine cherchait ses clés. Elles s’installèrent dans la cuisine.
—Il faut que je prépare le dîner pour les enfants. Ils vont rentrer bientôt…
Mylène fit le geste de repartir mais Joséphine la retint.
—Nous avons le temps, vous savez, ils ne rentrent pas avant une heure. Vous voulez boire quelque chose ?
Mylène secoua la tête et Joséphine lui fit signe de ne pas bouger pendant qu’elle rangeait les courses.
—C’est Antoine, n’est-ce pas ? Il lui est arrivé quelque chose ?
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Mylène hocha la tête, ses épaules se mirent à trembler. Joséphine lui prit les mains et Mylène s’effondra en larmes
contre son épaule. Joséphine la berça un long moment. « Il est mort, n’est-ce pas ? » Mylène laissa échapper un oui secoué de larmes et Joséphine la serra contre elle. Antoine, mort, ça ne se pouvait pas… elle pleura aussi et toutes les deux restèrent à sangloter dans les bras l’une de l’autre.
—C’est arrivé comment ? demanda Joséphine en se redressant et en s’essuyant les yeux.
Mylène raconta. La ferme, les crocodiles, mister Wei, Pong, Ming, Bambi. Le travail de plus en plus difficile, les crocodiles qui ne voulaient pas se reproduire, qui déchiquetaient ceux qui les approchaient, les ouvriers qui ne voulaient plus travailler, les réserves de poulets qu’ils pillaient.
—Pendant ce temps, Antoine s’éloignait dans ses pensées. Il était là mais il n’était pas là. La nuit, il partait parler aux crocodiles. Il disait ça tous les soirs : Je vais aller parler aux crocodiles, il faut qu’ils m’écoutent, comme si les crocodiles pouvaient écouter ! Un soir, il est parti se promener comme tous les soirs, il est entré dans l’eau d’un étang, Pong lui avait montré comment faire, comment se placer à côté d’eux sans se faire dévorer… Il a été mangé tout cru !
Elle éclata en sanglots et sortit un mouchoir de son sac.
—On n’a presque rien retrouvé de lui. Juste la montre de plongée que je lui avais offerte à Noël et ses chaussures…
Joséphine se redressa et sa première pensée fut pour les filles.
—Il ne faut pas que les filles sachent, dit-elle à Mylène. Hortense passe son bac dans une semaine et Zoé est si sensible… Je leur dirai petit à petit. Je dirai d’abord qu’il a disparu, qu’on ne sait pas où il est et puis, un jour, je leur dirai la vérité. De toute façon, poursuivit-elle comme si elle se parlait
àelle-même, il ne leur écrivait plus, il ne leur téléphonait plus. Il était en train de disparaître de leur vie. Elles ne vont pas me demander de ses nouvelles tout de suite… je leur dirai après… après… je ne sais pas quand… d’abord je dirai qu’il est parti en reconnaissance visiter d’autres terres pour implanter d’autres parcs… et puis… enfin, je verrai.
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