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Добавлен: 05.08.2024

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Je vois bien. Allez, raconte… Depuis le temps que ça devait arriver ! Gary, c’est bientôt l’heure de partir à l’école, tu t’es lavé les dents ? Tout le monde le savait sauf toi. C’était indécent.

C’est ce que m’a dit Hortense… Tu te rends compte ? Ma fille de quatorze ans savait ce que moi j’ignorais ! Je devais passer pour une abrutie, en plus d’être cocue. Mais je vais te dire, maintenant je m’en fiche et je me demande même si je n’aurais pas préféré ne rien savoir du tout…

Tu m’en veux de t’avoir parlé ?

Joséphine contempla le visage si pur, si doux de son amie, les minuscules taches de son sur le nez court et légèrement retroussé, les yeux miel brûlés de vert étirés en masque et secoua lentement la tête.

Je ne pourrai jamais t’en vouloir. Il n’y aucune malice en toi. Tu dois être la personne la plus gentille au monde. Et puis cette fille, Mylène, elle n’y est pour rien ! Et lui, s’il avait continué à travailler, il ne l’aurait même pas regardée. C’est… ce qui est arrivé dans son boulot, le fait d’être laissé sur le bord de la route à quarante ans, c’est pas humain, ça !

Arrête, Jo. Tu es en train de t’attendrir. Bientôt, ça va être de ta faute !

En tous les cas, c’est moi qui l’ai mis à la porte. Je m’en veux, Shirley. J’aurais dû avoir plus de compréhension, plus de tolérance…

Jo, tu mélanges tout. Si c’est arrivé aujourd’hui, c’est que ça devait arriver… qu’il valait mieux en finir avant que vous ne puissiez plus vous supporter ! Allez, reprends-toi… Chin up !

Joséphine hocha la tête, incapable d’articuler un mot.

Regardez-moi cette femme exceptionnelle : elle est sur le point de mourir de trouille parce qu’un homme l’a quittée ! Allez, un petit café, une grosse barre de chocolat et tu verras, tout ira mieux.

Je ne crois pas, Shirley. J’ai si peur ! Qu’est ce qu’on va devenir ? Je n’ai jamais vécu seule. Jamais ! Je n’y arriverai pas. Et les filles ? Va falloir que je les élève sans leur père pour m’aider… J’ai si peu d’autorité.

Shirley s’immobilisa, s’approcha de son amie et, la prenant par les épaules, la força à la regarder.

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Jo, dis-moi exactement ce qui te fait peur ? Quand on a peur, il faut toujours regarder sa peur en face et lui donner un nom. Sinon, elle vous écrase et vous emporte comme une vague scélérate…

Non, pas maintenant ! Laisse-moi… J’ai pas envie de réfléchir.

Si, dis-moi exactement ce qui te fait peur…

Tu ne m’avais pas parlé d’un café et d’un carré de chocolat ?

Shirley sourit et tourna la tête vers la cafetière.

Okay… mais tu ne t’en tireras pas comme ça.

Shirley, tu mesures combien exactement ?

Un mètre soixante-dix-neuf, mais n’essaie pas de changer de conversation… je te fais de l’arabica ou du mozambique ?

Ce que tu veux… je m’en fiche.

Shirley sortit un paquet de café, un moulin en bois, le remplit, s’assit sur un tabouret, cala le moulin entre ses longues cuisses et se mit à tourner d’un geste régulier sans lâcher son amie des yeux. Elle disait que moudre le grain à la main revenait

àmoudre ses pensées.

Je te trouve si jolie assise comme ça, en tablier et…

Pas de fuite dans les compliments.

Et je me trouve si moche.

Ce n’est pas ça qui te fait peur tout de même ?

Qui t’a appris à être si directe, ta mère ?

La vie… on gagne du temps. Mais tu triches encore… T’arrêtes pas d’éviter le sujet.

Alors Joséphine releva les yeux vers Shirley et, serrant ses poings entre ses cuisses, elle se mit à parler, parler à toute vitesse, en bafouillant, en se reprenant, en répétant toujours la même chose.

J’ai peur, j’ai peur de tout, je suis une boule de peur… Je voudrais mourir, là, tout de suite, et ne plus avoir à m’occuper de quoi que ce soit.

Shirley la contempla un long moment, l’encourageant de ses yeux qui disaient : allez, allez, vas-y, précise.

J’ai peur de ne pas y arriver, j’ai peur de finir sous les ponts, j’ai peur d’être expulsée, j’ai peur de ne plus jamais

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aimer, j’ai peur de perdre mon boulot, j’ai peur de ne plus avoir la moindre idée, j’ai peur de vieillir, j’ai peur de grossir, j’ai peur de mourir toute seule, j’ai peur de ne plus jamais rire, j’ai peur du cancer du sein, j’ai peur du lendemain…

Allez, allez, disait le regard de Shirley en entraînant le moulin à café, vide l’abcès, dis-moi ta plus grosse peur… celle qui te paralyse et t’empêche de grandir, de devenir la Jo magnifique, imbattable sur le Moyen Âge et les cathédrales, les seigneurs et les châteaux forts, les serfs et les commerçants, les dames et les demoiselles, les clercs et les prélats, les sorcières et les gibets, celle qui raconte si bien le Moyen Âge que, parfois, j’ai envie d’y retourner… Je sens un manque, une blessure, un affolement en toi qui te rendent bancale, et te courbent le dos. Je t’observe depuis sept ans que nous habitons sur le même palier, que tu viens prendre des cafés et papoter quand il n’est pas là…

Allez, murmura Shirley, vide ton sac.

Je me trouve moche, si moche. Je me dis que jamais plus un homme ne tombera amoureux de moi. Je suis grosse, je sais pas m’habiller, je sais pas me coiffer… Et je vais devenir de plus en plus vieille.

Ça, c’est pour tout le monde pareil.

Non, moi, ça va aller deux fois plus vite. Parce que, tu vois, je ne fais plus d’efforts, je me laisse aller. Je le sais bien…

Et qui t’a mis ces idées noires dans la tête ? Lui, avant de partir ?

Joséphine secoua la tête en reniflant.

J’ai pas besoin qu’on m’aide. J’ai qu’à me regarder dans une glace.

Et quoi encore ? Qu’est-ce qui te fait le plus peur au monde ? Qu’est-ce qui te paraît impossible à affronter ?

Joséphine leva vers Shirley un regard interrogateur.

Tu ne le sais pas ?

Joséphine fit non de la tête. Shirley la regarda longuement au fond des yeux puis soupira :

— C’est quand tu auras identifié cette peur-là, cette peur à l’origine de toutes les autres, que tu n’auras plus peur du tout et que tu deviendras enfin toi-même.

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Shirley, tu parles comme une prédicatrice…

Ou une sorcière. Au Moyen Âge, on m’aurait brûlée !

Et c’était, il est vrai, un spectacle étrange que ces deux femmes dans la cuisine au milieu des casseroles qui fumaient, des couvercles qui tressautaient, l’une, les reins ceints d’un large tablier, le dos droit, serrant un moulin à café entre ses longues cuisses, et l’autre chiffonnée, rouge, enroulée sur elle-même, se recroquevillant au fur et à mesure qu’elle parlait… pour ne plus parler du tout, et finir par s’effondrer sur la table et pleurer, pleurer pendant que l’autre la regardait, navrée, puis étendait une main et lui caressait la tête comme on fait à un bébé pour le rassurer.

Tu fais quoi ce soir ? demanda Bérengère Clavert à Iris Dupin en repoussant le morceau de pain, loin de son assiette. Parce que si tu es libre, on pourrait aller ensemble au vernissage de Marc.

J’ai un dîner de famille à la maison. C’est ce soir le vernissage de Marc ? Je croyais que c’était la semaine prochaine…

Elles s’étaient retrouvées dans ce restaurant à la mode comme elles le faisaient chaque semaine. Autant pour se parler que pour suivre l’actualité en train de se faire et se défaire sous leurs yeux. Des hommes politiques qui se chuchotaient des informations, une starlette qui agitait ses lourds cheveux pour impressionner un metteur en scène, un, deux, trois mannequins extraplates dont les hanches venaient cogner contre la table, un vieil habitué, seul, attablé, qui, tel un crocodile dans le marigot, guettait le ragot à mastiquer.

Bérengère avait repris le morceau de pain et l’évidait en le creusant à petits coups d’index impatients.

Tout le monde m’attend au tournant. Chaque regard posé sur moi va être un pouls qu’on prendra pour tâter l’humeur de la bête. Ils vont rien dire, je les connais. Trop bien élevés ! Mais dans leurs yeux je lirai en morse : Comment elle va, la petite Clavert ? Pas trop triste de s’être fait larguer ? Prête à s’ouvrir les veines ? Marc paradera au bras de sa nouvelle copine… Et

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moi je serai malade. D’humiliation, de rage, d’amour et de jalousie.

— Je ne te savais pas capable de tant de sentiments. Bérengère haussa les épaules. La rupture avec Marc avait

été, quoi qu’elle en dise, suffisamment douloureuse pour ne pas y ajouter les épines d’une humiliation publique.

Je les connais, tu sais. Ils vont être à l’affût ! Et je vais me ridiculiser…

T’as qu’à prendre l’air dégagé et on te laissera tranquille. Tu sais si bien avoir l’air méchant, ma chérie. Tu n’auras aucun effort à faire !

Comment peux-tu dire ça ?

Parce que tu ne me feras pas confondre amour-propre et amour. Tu es vexée, mais pas blessée…

Bérengère écrasa la mie de pain sous son index droit, l’aplatit d’un coup sec puis la fit rouler jusqu’à ce qu’elle devienne un long serpent qui noircissait en se tortillant sur la nappe blanche ; puis, relevant brusquement la tête, elle jeta un regard de femelle meurtrie à son amie qui s’était baissée pour attraper le téléphone qui sonnait dans son sac.

Bérengère hésita entre répandre des larmes sur son propre sort ou riposter. Iris reposa l’appareil qui avait cessé de sonner et lui lança un coup d’œil ironique. Bérengère choisit de riposter. En se rendant à ce déjeuner, elle s’était promis de ne rien dire, de préserver son amie de la rumeur persistante qui courait dans Paris, mais Iris venait de la blesser avec une telle désinvolture, un tel mépris, qu’elle ne lui laissait plus le choix : elle allait frapper. Revanche ! Revanche ! criait tout son être. Après tout, se dit-elle pour achever de se convaincre, il vaut mieux qu’elle l’apprenne de ma bouche, tout Paris en parle et elle ne sait rien.

Ce n’était pas la première fois qu’Iris la blessait. C’était même de plus en plus fréquent. Bérengère ne supportait plus la cruauté distraite d’Iris qui lui balançait ses quatre vérités comme on balance la règle de trois à un cancre. Elle avait perdu son amant, certes, s’ennuyait avec son mari, c’était sûr, était embarrassée de ses quatre enfants, c’était fâcheux, raffolait des potins et des médisances, c’était évident, mais elle refusait de se

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laisser harceler sans broncher. Elle décida néanmoins de prendre son temps avant de décocher sa première flèche, posa les coudes sur la table, le menton sur ses mains, et dans un large sourire fit remarquer :

Ce n’est pas très gentil ce que tu viens de dire.

Peut-être pas gentil mais strictement exact, non ? Tu veux que je fasse semblant, que je te mente ? Que je te plaigne, aussi ?

Elle parlait d’une voix monocorde et lasse. Bérengère attaqua, mielleuse.

Tout le monde ne peut pas avoir, comme toi, un mari beau, intelligent et riche ! Si Jacques ressemblait à Philippe, je n’aurais pas la moindre envie de faire des écarts. Je serais fidèle, belle, bonne… Et sereine !

La sérénité n’engendre pas le désir, tu devrais le savoir. Ce sont deux notions totalement étrangères l’une à l’autre. On peut être sereine avec son mari et brûlante avec son amant…

Parce que… tu as un amant, toi ?

La surprise déclenchée par la réponse d’Iris avait précipité, chez Bérengère, cette interrogation crue et directe. Iris la dévisagea, surprise. Bérengère l’avait habituée à plus de subtilité. Elle fut si choquée qu’elle recula dans sa chaise et répondit sans réfléchir :

— Et pourquoi pas ?

En une fraction de seconde, Bérengère s’était redressée et penchait vers Iris des yeux rétrécis en deux fentes brûlantes de curiosité ; ses lèvres se retroussèrent, prêtes à déguster le divin potin. Iris la regarda et remarqua que l’extrémité de la bouche se relevait sur le côté gauche. Car la femme juge impitoyablement le physique d’une autre femme, fût-elle son amie. Rien ne lui échappe et elle guette chez l’autre les signes d’un déclin qu’elle subit. Iris s’était toujours dit que ce regard-là était le ciment le plus solide de l’amitié féminine : quel âge a-t- elle ? Plus jeune, plus vieille ? De combien ? Tous ces calculs rapides, furtifs, faits et refaits entre deux bouchées, deux propos, pour se rassurer ou au contraire se désoler, établissaient des connivences silencieuses et des solidarités tacites.

Tu t’es fait gonfler les lèvres ?

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— Non… Mais dis-moi… Dis-moi…

Bérengère ne pouvait plus attendre, elle suppliait, trépignait presque, toute son attitude semblait dire : Je suis ta meilleure amie, tu me dois la primeur de l’information. Cette impatience provoqua un léger dégoût chez Iris qui tenta de le dissiper en pensant à autre chose. Son regard retomba sur l’arc de la bouche, renflé sur le côté.

— Alors pourquoi ça rebique ?

Elle posa le doigt sur la commissure gauche des lèvres de Bérengère et tapota le léger renflement. Bérengère, agacée, secoua la tête pour se dégager.

Je te jure que ça fait bizarre, là, sur la gauche, tu as la lèvre qui remonte. Ou alors c’est la curiosité qui te déforme la bouche… Tu t’ennuies tant que ça pour happer le moindre potin et en faire un festin ?

Arrête d’être méchante !

Rassure-toi, je ne t’arriverai jamais à la cheville. Bérengère se rejeta au fond de sa chaise et fixa la porte

d’entrée, d’un air dégagé. Il y avait un monde fou dans ce restaurant, mais pas un seul visage connu. Pouvoir mettre un nom sur une chevelure ou un profil la rassurait, mais, ce jour-là, pas le moindre nom familier à laisser tomber dans l’escarcelle de sa curiosité. Est-ce moi ou cet endroit qui est passé de mode ? se demanda-t-elle en étreignant les accoudoirs de la chaise dont le dossier lui meurtrissait le dos.

Je comprendrais très bien que tu aies besoin de… compagnie. Tu es mariée depuis si longtemps… Le désir ne résiste pas au brossage de dents quotidien coude à coude dans la salle de bains…

Détrompe-toi, nos coudes forniquent encore assez souvent.

Bérengère haussa les épaules.

Impossible… Pas après des années de mariage.

Et, pensa-t-elle, pas après ce que je viens d’apprendre !

Elle hésita un instant puis, d’une voix rauque et sourde qui intrigua Iris, ajouta :

Tu sais ce qu’on murmure à Paris au sujet de ton mari ?

Je n’en crois rien.

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— Moi, non plus d’ailleurs. C’est énorme !

Bérengère secoua la tête comme si elle n’en revenait pas. Elle secoua la tête pour étirer un peu plus le temps et l’attente de son amie. Elle secoua la tête, enfin, pour savourer encore une fois la douceur du poison qu’elle instillait. En face d’elle, Iris ne bronchait pas. Ses longs doigts aux ongles rouges jouaient avec un pli de la nappe blanche et c’était bien la seule manifestation de ce qui pouvait ressembler à de l’impatience. Bérengère eût aimé qu’Iris la relance, mais elle se rappela que ce n’était pas du tout dans la façon d’être de son amie. La grande force d’Iris résidait dans une inertie proche de l’indifférence absolue, comme si rien, jamais, ne pouvait l’atteindre.

On dit… Tu veux savoir ?

Si ça t’amuse.

Il y avait dans les yeux de Bérengère une lueur de joie contenue sur le point d’éclater. Ce doit être sérieux, pensa Iris, elle ne se mettrait pas dans cet état-là pour une rumeur sans importance. Et dire qu’elle se prétend mon amie. Dans quel lit va-t-elle précipiter Philippe ? Philippe est un homme que les femmes guignent : beau, brillant, bourré d’argent. Les 3 B, d’après Bérengère. Barbant aussi, ajouta Iris en jouant avec son couteau. Mais il faut vivre avec lui pour le savoir. Et elle était la seule à partager le quotidien assommant de ce mari si convoité. C’est drôle, cette amitié qui consiste à ne pas ménager la personne que l’on aime, à débusquer l’endroit où ça fait mal pour enfoncer le pieu fatal.

Elles se connaissaient depuis longtemps. Intimité cruelle de deux femmes qui se jaugeaient sans pouvoir se passer l’une de l’autre. Amitié tour à tour hargneuse et tendre, où chacune soupesait l’autre, prête à mordre ou à panser la plaie. Selon son humeur. Et l’importance du danger. Car, se dit Iris, s’il m’arrivait quelque chose de grave, Bérengère serait à mes côtés. Rivales tant qu’elles avaient des griffes et des dents pour mordre, unies si l’une d’elles venait à vaciller.

Tu veux savoir ?

Je m’attends au pire, articula Iris avec une ironie amusée.

Oh, tu sais, c’est sûrement n’importe quoi…

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Dépêche-toi, bientôt j’aurai oublié de qui on parle et ce sera beaucoup moins drôle.

Plus Bérengère tardait à parler, plus Iris se sentait mal à l’aise car cette précaution oratoire signifiait, à n’en pas douter, que l’information valait son pesant d’or. Sinon Bérengère l’aurait énoncée sans hésiter, éclatant de rire devant l’énormité de la fausse nouvelle. Or elle prenait son temps.

On dit que Philippe a une liaison sérieuse et… spéciale. C’est ce que m’a dit Agnès ce matin.

Cette peste ! Tu la vois encore ?

Elle m’appelle de temps en temps…

Elles s’appelaient chaque matin.

Mais, tu sais… elle dit n’importe quoi.

S’il y en a une qui est bien renseignée, c’est elle.

Et puis-je savoir avec qui Philippe batifole ?

C’est là que le bât blesse…

Et que ça devient sérieux ?

Le visage de Bérengère se fronça comme le minois d’un pékinois dégoûté.

Sérieux au point que… Bérengère hocha la tête.

Et c’est pour ça que tu as la gentillesse de me prévenir…

De toute façon, tu l’aurais su et, à mon avis, il vaut mieux que tu sois préparée pour faire face…

Iris serra ses bras contre sa poitrine et attendit.

Vous me donnerez l’addition, demanda-t-elle au garçon qui passait près de leur table.

Elle allait l’inviter, impériale et magnanime. Elle aimait l’élégance glacée d’André Chénier montant vers l’échafaud et cornant la page du livre qu’il était en train de lire.

Elle paya puis attendit.

Bérengère se tortillait de gêne. Elle aurait voulu reprendre ses mots. Elle s’en voulait de s’être laissée aller à cancaner. Son plaisir avait été de courte durée, mais les dégâts, elle le prévoyait, seraient longs à effacer. C’était plus fort qu’elle : il fallait qu’elle crache son venin. Faire mal lui faisait du bien. Parfois, elle se promettait de résister, de ne pas médire, elle tenait et retenait sa langue. Elle pouvait chronométrer son

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temps de résistance. Comme les plongeurs en apnée. Elle ne tenait pas très longtemps.

Oh, Iris, je suis si désolée… Je n’aurais pas dû… Je m’en

veux.

Tu ne crois pas que c’est un peu tard ? répondit Iris, glaciale, en regardant sa montre. Je suis désolée mais, si tu continues à jouer les prolongations, je ne vais pas pouvoir attendre plus longtemps.

Ben voilà… On dit qu’il sort avec… un… un…

Bérengère la fixait, désespérée.

Un… un…

Bérengère, arrête de bégayer ! Un quoi ?

Un jeune avocat qui travaille avec lui…, débita Bérengère à toute allure.

Il y eut un instant de silence puis Iris toisa Bérengère.

C’est original, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforça de garder neutre. Je ne m’y attendais pas… Merci, grâce à toi je vais être un peu moins stupide.

Elle se leva, attrapa son sac, enfila ses gants en ficelle rose très fine, enfonçant chaque doigt avec soin comme si chaque intervalle correspondait à une étape de sa pensée, puis, se rappelant soudain qui les lui avait offerts, elle les ôta et les posa sur la table devant Bérengère.

Et sortit.

Elle n’avait oublié ni la lettre de l’allée ni le numéro de sa place de parking et se glissa dans sa voiture. Elle resta ainsi un moment. Droite par bonne éducation, raide par orgueil et immobile, foudroyée par une douleur qu’elle ne ressentait pas encore mais qu’elle devinait imminente. Elle ne souffrait pas, elle était égarée. Éparpillée en mille morceaux, comme si une bombe avait explosé en elle. Elle demeura dix minutes sans bouger. Sans réfléchir. Insensible. Se demandant ce qu’il fallait réellement en penser, ce qu’elle éprouvait réellement. Au bout de dix minutes, elle sentit, étonnée, son nez frémir, sa bouche trembler et deux grosses larmes perler à l’angle de ses grands yeux bleus. Elle les écrasa, renifla et mit le contact.

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