ВУЗ: Не указан
Категория: Не указан
Дисциплина: Не указана
Добавлен: 05.08.2024
Просмотров: 487
Скачиваний: 0
— Oh, je voudrais voir la bobine du Cure-dents ! hoqueta Josiane avant de se taire, foudroyée par le regard furieux de Marcel qui s’était jeté sur son ventre pour maintenir le bébé en place.
Madame Barthillet recevait Alberto Modesto à dîner, ce soirlà. Celui-là, on sait toujours quand il se pointe, on l’entend claudiquer du bas de l’escalier ! Elle n’aimait pas sortir avec lui. Elle avait l’impression de promener un handicapé. Elle préférait le recevoir chez elle. Elle habitait un troisième étage sans ascenseur. Alberto peinait à grimper et arrivait toujours bon dernier. Elle l’avait rebaptisé Poulidor. Elle était allée chez le traiteur, avait acheté du vin, du pain, des journaux. Elle avait hâte de lire son horoscope. Savoir si elle allait enfin palper le gros lot parce qu’elle en pouvait plus du pied-bot. Il devenait sentimental et parlait de divorcer pour l’épouser ! C’est le bouquet, pensa-t-elle en sortant les courses des sacs en plastique. Plus je pense à me casser, plus il s’incruste.
Elle plaça les plats tout cuisinés dans le micro-ondes, déboucha une bouteille de vin, jeta deux assiettes sur la table, balaya de la main une croûte de fromage qui était restée collée à la table depuis le dîner de la veille et attendit en lisant le journal. C’est alors qu’elle vit la belle madame Dupin dans les bras de Gary ! Ça alors ! Elle se tapa sur les cuisses et hurla de rire. Il s’emmerdait pas, le rejeton royal, il se faisait l’auteur à la mode ! Elle hurla « Maxou, Maxou ! Viens voir »… Max n’était pas rentré. Il ne rentrait plus guère d’ailleurs ; ça lui allait bien, il n’était plus dans ses pattes… Elle bâilla, regarda sa montre, qu’est-ce qu’il fout, Poulidor ? Et reprit la lecture du journal en se grattant les côtes.
Philippe était passé chercher son fils à l’école. Tous les lundis, Alexandre sortait à six heures et demie. Il suivait des cours d’anglais supplémentaires. Ça s’appelait Anglais +. Alexandre en était très fier. « Je comprends tout, papa, je comprends absolument tout. » Ils faisaient le trajet à pied et
- 509 -
parlaient anglais. C’était un rite nouveau. Les enfants sont plus conservateurs que les adultes, se dit Philippe en refermant sa main sur celle d’Alexandre. Il éprouvait une joie douce, profonde et faisait durer ces trajets. Que je suis heureux d’avoir compris à temps que j’étais en train de passer à côté de lui !
Alexandre lui racontait comment il avait marqué deux buts de suite au foot, quand Philippe aperçut la une du journal avec Iris affichée en grand chez son kiosquier. Il fit un détour pour qu’Alexandre ne voie rien. Ils montèrent à l’appartement et sur le palier, Philippe se frappa le front en disant :
— Oh my God ! I forgot to buy Le Monde ! Go ahead, son, I’ll be back in a minute…
Il redescendit, acheta le journal, le lut en montant les escaliers, le mit dans la poche de son manteau et réfléchit.
Hortense et Zoé rentraient du lycée ensemble. Cela n’arrivait qu’une fois dans la semaine et Zoé en profitait pour imiter l’air détaché et altier préconisé par sa sœur pour subjuguer les hommes. Zoé avait du mal, mais Hortense s’appliquait à le lui enseigner. C’est la clé du succès, Zoétounette, allez ! Fais un effort ! Il semblait à Zoé qu’elle avait pris beaucoup d’importance aux yeux de sa sœur depuis qu’elle lui avait révélé le secret. Hortense était plus douce avec elle, moins odieuse à la maison. Presque plus odieuse du tout, même, songea Zoé en redressant les épaules comme le lui demandait sa sœur.
C’est alors qu’elles aperçurent leur tante en titre d’accroche d’un journal, avec une photo de Gary et elle, en médaillon. Elles pilèrent à l’unisson.
—On fait comme si de rien n’était, Zoé, on garde la distance, déclara Hortense.
—Mais on reviendra l’acheter quand personne nous verra,
dis…
—Même pas la peine. On sait déjà ce qu’il y a dedans !
—Oh si ! Hortense !
—On garde la distance, Zoé, on garde la distance et ça s’applique à tout.
Zoé passa à côté du kiosque sans se retourner.
-510 -
Iris, vaguement honteuse, restait enfermée chez elle. Elle y avait été peut-être un peu fort en envoyant les photos sous pli anonyme à la rédaction du journal. Elle pensait que ce serait drôle, que cela ferait un petit écho qui lui permettrait de rebondir… mais la réaction de sa mère ne lui laissait aucun doute : elle était face à un scandale.
Ils dînèrent tous les trois. Seul Alexandre parlait. Il racontait comment il avait marqué trois buts de suite au foot.
—Tout à l’heure, c’était deux, Alexandre. Il ne faut pas mentir, mon chéri. Ce n’est pas bien.
—Deux ou trois, je ne me rappelle plus bien, papa.
À la fin du repas, Philippe replia sa serviette et dit : « Je crois que je vais emmener Alexandre quelque jours à Londres, chez mes parents. Ça fait un moment qu’il ne les a pas vus et c’est bientôt les vacances de février. J’appellerai l’école pour les prévenir… »
—Tu viens pas avec nous, maman ? demanda Alexandre.
—Non, répondit Philippe. Maman est très occupée en ce moment.
—Toujours le livre ? soupira Alexandre. J’en ai marre de ce
livre.
Iris hocha la tête et détourna le visage pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux.
Gary demanda s’il pouvait prendre le dernier morceau de baguette et Jo le lui tendit, l’œil morne. Les deux filles se taisaient et le regardaient en silence saucer le reste de ratatouille.
—Qu’est-ce que vous avez à faire la tronche ? demanda-t-il après avoir englouti son morceau de pain. C’est à cause des photos dans le journal ?
Elles se regardèrent, soulagées. Il savait.
—Ça vous ennuie ?
—Pire que ça, soupira Joséphine.
-511 -
—Mais c’est rien, on va en parler pendant une semaine et puis ça sera fini… Je peux reprendre un peu de fromage ?
Joséphine lui tendit le camembert.
—Mais ta mère…, dit Jo.
—Maman ? C’est sûr qu’elle serait allée lui filer un pain à Iris. Mais elle est pas là et elle ne le saura pas…
—T’es sûr ?
—Mais oui, Jo. Tu crois qu’on lit ce torchon à Moustique ? Et puis, c’est génial, ma cote va exploser auprès des filles ! Elles vont toutes vouloir sortir avec moi ! Je vais être la star du lycée ! Pendant quelques jours, en tout cas…
—C’est tout l’effet que ça te fait ? demanda Jo, stupéfaite.
—Tu aurais dû voir la presse anglaise du temps de Diana, là on serrait vraiment les fesses ! Je peux finir le camembert ? Y a plus de pain ?
Jo secoua la tête, abattue. Elle était responsable de Gary.
—Oh, Jo, ne fais pas un drame de ce qui n’en est pas un.
—Parle pour toi ! Mais tu imagines Philippe et Alexandre…
—Ils n’ont qu’à prendre ça comme un jeu. Une plaisanterie. La seule chose que j’aimerais bien savoir c’est comment ces photos se sont retrouvées dans ce canard !
—Moi aussi ! gronda Jo.
On revit Iris à la télévision. On l’entendit à la radio. « Je ne comprends pas cette effervescence, s’étonna-t-elle sur RTL, quand un homme de quarante ans sort avec une jeunesse de vingt ans, il ne fait pas les gros titres des journaux ! Je suis pour l’égalité hommes-femmes sur tous les plans. »
Les ventes du livre reprirent de plus belle. Les femmes recopiaient ses secrets de beauté, et les hommes la regardaient en rentrant le ventre. On proposa à Iris d’animer une émission la nuit sur une radio FM. Elle refusa : elle voulait se consacrer entièrement à la littérature.
Loin de cette agitation parisienne, assis sur les marches de la véranda, Antoine réfléchissait : il n’avait pas pu prendre les
- 512 -
filles pour les vacances de février. À Noël non plus, elles n’étaient pas venues. Joséphine lui avait demandé l’autorisation de les emmener à Moustique chez une amie. Les filles se faisaient une joie d’aller là-bas. Il avait dit oui. Noël avait été triste et bâclé. Ils n’avaient pas trouvé de dinde sur le marché de Malindi. Ils avaient mangé du wapiti qu’ils avaient mâché en silence. Mylène lui avait offert une montre de plongée. Il n’avait pas de cadeau pour elle. Elle n’avait rien dit. Ils s’étaient couchés tôt.
Il était mal en point depuis quelque temps. Bambi avait été dévoré par un vieux crocodile pugnace un jour qu’il se traînait, insouciant, sur le bord d’un étang. Cela avait complètement déstabilisé Pong et Ming. Ils les servaient en traînant leurs savates, avaient l’œil creux et larmoyant, ne mangeaient plus et s’étendaient sur des nattes pour se reposer à la moindre difficulté. Il devait reconnaître que lui-même avait été affecté par la mort de Bambi. Il avait fini par s’attacher à cet animal pataud et gluant qui le regardait d’un œil vitreux, attaché au pied de la table de la cuisine. C’était un lien entre les autres crocodiles et lui. Un trait d’union aimable. Il l’observait et lui trouvait une lueur humaine au fond de l’œil. Parfois même, il lui souriait. Il retroussait ses mâchoires et esquissait un sourire. « Tu crois qu’il m’aime bien ? » avait-il demandé à Pong. Il avait été attendri par la réponse affirmative de Pong.
Seule Mylène résistait. Sa petite affaire prospérait. Son association avec mister Wei se précisait. « Laisse tomber ces sales bêtes et viens avec moi », soufflait-elle à Antoine, le soir, quand ils se glissaient sous la moustiquaire. Un autre départ après un autre échec, pensait Antoine, dépité, je ne fais que ça : collectionner les échecs. Et puis, ce serait plier bagage devant les crocodiles et, il ne savait pas pourquoi, il refusait cette solution. Il voulait, face à ces sales bêtes, partir la tête haute. Il voulait avoir le dernier mot.
Il passait de plus en plus de temps en tête à tête avec eux. Le soir, surtout. Parce que, dans la journée, il s’éreintait à travailler. Mais le soir, après le dîner, il abandonnait Mylène à ses carnets de commande, à ses cahiers de comptes et partait longer les rives des crocodiles.
- 513 -
Partir en Chine ne le tentait pas. Se battre à nouveau, et pour quoi ? Il n’avait plus la force de se battre.
« Mais je travaillerai, tu n’auras pas grand-chose à faire… Tu t’occuperas des comptes. »
Elle ne veut pas partir seule, songeait-il. Je suis devenu un homme de compagnie, pour ne pas dire un gigolo.
Il doutait de tout. Il n’avait plus d’énergie. Il rejoignait les éleveurs au Crocodile Café, à Mombasa, et glissait le coude le long du comptoir en déblatérant sur les Noirs, sur les Blancs, sur les Jaunes, sur le climat, sur l’état des routes, sur la bouffe. Il s’était remis à boire. Je suis comme une pile à plat, se disait-il en fixant dans le noir de la nuit les yeux jaunes des crocodiles. Il pouvait lire une lueur d’ironie dans leurs yeux. On t’a bien eu, mon vieux. Regarde ce que tu es devenu : une loque humaine. Tu bois en cachette, tu n’as plus envie de baiser ta femme, tu manges du wapiti à Noël. On te massacrerait rien qu’en levant une patte ! Il leur lançait des pierres : elles ricochaient sur leur carapace luisante et grasse. Leurs paupières ne bougeaient pas, et la petite lueur jaune brûlait toujours dans l’orifice de leurs yeux, fendus comme un sourire mielleux.
Sales bêtes, sales bêtes, je vais tous vous zigouiller ! maugréait-il en cherchant comment les anéantir.
Que la vie était douce, avant. À Courbevoie.
Joséphine lui manquait. Les filles lui manquaient. Le chambranle de la porte de la cuisine venait se rappeler à son épaule, parfois, quand il s’appuyait à la porte de son bureau. Il se frottait doucement contre le bois et repartait à Courbevoie. Courbevoie, Cour-be-voie. Les syllabes résonnaient, magiques. Elles le faisaient voyager comme autrefois Ouagadougou, Zanzibar, Cap-Vert ou Esperanza. Retourner à Courbevoie. Après tout, cela ne fait que deux ans que je suis parti…
Un soir, il appela Joséphine.
Il tomba sur un répondeur qui lui demanda de laisser un message. Il regarda sa montre, surpris. Il était une heure du matin, heure française. Il réessaya le lendemain et entendit à nouveau la voix de Joséphine qui demandait qu’on laisse un message. Il raccrocha, sans laisser de message. Il appela alors dans la matinée, heure de Paris, et Joséphine décrocha. Après
- 514 -
les banalités d’usage, il demanda s’il pouvait parler aux filles. Jo lui répondit qu’elles étaient parties en vacances.
—Tu sais, on en avait parlé. Les vacances sont tard, cette année, elles ont commencé fin février. Elles sont allées chez mon amie, à Moustique…
—Tu les as laissées partir seules ?
—Elles sont avec Shirley et Gary…
—C’est qui cette amie ?
—Tu la connais pas.
Soudain, une question lui vint à l’esprit :
—Mais tu n’étais pas là cette nuit, Jo ? Ni la nuit d’avant ! J’ai appelé et personne n’a répondu…
Il y eut un silence à l’autre bout du fil.
—Tu as quelqu’un ?
—Oui.
—Tu es amoureuse ?
—Oui.
—C’est bien.
Il y eut encore un silence. Un long silence. Puis Antoine se reprit.
—Cela devait finir par arriver…
—Je ne l’ai pas cherché. Je ne me croyais plus capable d’intéresser quelqu’un.
—Et pourtant… Tu es formidable, Jo.
—Tu ne me le disais pas souvent…
—« On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait en partant. » Qui a dit ça, Jo ?
—Je ne sais pas. Ça va, toi ?
—Je suis débordé de travail, mais ça va… Je vais finir de rembourser l’emprunt de la banque et je te verserai une pension pour les filles. Les affaires vont beaucoup mieux, tu sais. J’ai repris du poil de la bête !
—Je suis contente pour toi.
—Prends bien soin de toi, Jo…
—Toi aussi, Antoine. Je dirai aux filles de t’appeler quand elles rentreront.
Il raccrocha. S’épongea le front. Ouvrit une bouteille de whisky qui se trouvait sur une étagère et la finit dans la nuit.
-515 -
Le 6 mai, vers six heures du matin, Josiane sentit une première contraction. Elle se rappela les cours de préparation à l’accouchement et entreprit de chronométrer le temps entre les contractions. À sept heures du matin, elle réveilla Marcel.
— Marcel… Je crois que ça y est ! Il arrive, Junior.
Marcel se redressa tel un boxeur sonné, bredouilla « il arrive, il arrive, tu es sûre, Choupette, mon Dieu ! Il arrive… ». Se prit les pieds dans la descente de lit, se releva, étendit les bras pour chercher ses lunettes, renversa le verre d’eau sur la table de nuit, jura, se rassit, jura encore et se tourna vers elle, désemparé.
—Marcel, ne t’énerve pas. Tout est prêt. Je vais m’habiller, me préparer, tu prends la valise, là, près de l’armoire, tu sors la voiture et je descends…
—Non ! Non ! Tu ne descends pas toute seule, je descends avec toi.
Il se précipita sous la douche, s’arrosa d’eau de toilette, se brossa les dents, peigna la couronne de cheveux roux qui bordait son crâne chauve, resta en arrêt devant une chemise bleue unie ou une chemise bleue avec de fines rayures.
—Il faut que je sois beau, Choupette, il faut que je sois beau…
Elle le contemplait, attendrie, et désigna une chemise au hasard.
—Tu as raison, celle-là fait plus frais, plus jeune… Et la cravate, Choupette, je veux le recevoir en cravate !
—Ce n’est peut-être pas la peine, la cravate…
—Si, si…
Il se précipita vers son dressing et lui en proposa trois. Elle choisit encore une fois au hasard et il approuva.
—Je ne sais pas comment tu fais pour garder ton sangfroid ! Je crois que je vais tourner de l’œil. Ça va ? Tu comptes bien le temps entre les contractions ?
—Tu as fini avec la salle de bains ?
-516 -
—Oui. Je descends chercher la voiture et je monte te rechercher. Tu ne bouges pas d’ici, promis ? Un accident est si vite arrivé.
Il partit une première fois, remonta parce qu’il avait oublié les clés de la voiture. Repartit, revint encore : il ne se souvenait plus où il l’avait garée la veille. Elle le calma, le rassura, lui indiqua l’emplacement de la voiture et il repartit en ouvrant la porte de la cuisine.
Elle éclata de rire, il se retourna, bouleversé.
—Ça fait trente ans que j’attends ce moment, Choupette, trente ans ! Ne te moque pas de moi. Je crois que je ne vais pas y arriver…
Ils appelèrent un taxi. Marcel fit mille recommandations au chauffeur qui avait huit enfants et regardait le futur père, goguenard, dans le rétroviseur.
Sur la banquette arrière, Marcel tenait Josiane dans ses bras et l’enlaçait comme une seconde ceinture de sécurité. Il répétait
«ça va, Choupette, ça va ? » en s’épongeant le front et en haletant comme un petit chien.
—C’est moi qui vais accoucher, Marcel, ce n’est pas toi.
—Je me sens mal, je me sens mal ! je crois que je vais vomir.
—Pas dans ma voiture ! s’exclama le chauffeur de taxi, je commence ma journée, moi.
Ils s’arrêtèrent. Marcel alla enlacer un marronnier pour reprendre ses esprits et ils repartirent vers la clinique de la Muette. « Mon fils naîtra dans le XVIe arrondissement, avait décidé Marcel, dans la clinique la meilleure, la plus chic, la plus chère. » Il avait retenu la suite de luxe, au dernier étage, avec terrasse et salle de bains grande comme un salon d’ambassadeur.
Arrivés devant la clinique, Marcel donna un billet de cent euros au chauffeur qui rouspéta : il n’avait pas la monnaie.
—Mais je ne veux pas de monnaie ! C’est pour vous. Le premier voyage en taxi de mon fils !
Le chauffeur se retourna et lui dit :
—Ben dis donc… Je vous laisse mon numéro et vous m’appelez chaque fois qu’il sort, le petit.
-517 -
À douze heures trente, le petit Marcel Junior poussait son premier cri. Il fallut soutenir le père qui tournait de l’œil et l’évacuer de la salle de travail. Josiane retint son souffle quand on posa son fils sur son ventre, mouillé, sale, gluant. « Qu’est-ce qu’il est beau ! Qu’est-ce qu’il est grand ! Qu’est-ce qu’il est fort ! Vous avez déjà vu un bébé aussi beau, docteur ? » Le docteur lui répondit « jamais ».
Marcel reprit ses esprits pour venir couper le cordon ombilical et donna le premier bain à son fils. Il pleurait tant qu’il ne savait plus comment tenir l’enfant et s’éponger les yeux
àla fois, mais il ne voulut pas le lâcher.
—C’est moi, c’est papa, mon bébé. Tu me reconnais ? T’as vu, Choupette, il reconnaît ma voix, il s’est tourné vers moi, il a arrêté de gigoter. Mon fils, ma beauté, mon géant, mon amour… Tu vas voir la vie qu’on va te faire, ta mère et moi. Une vie de prince en babouches ! Faudra travailler aussi parce qu’en ce bas monde, si tu ne te casses pas les reins, t’as rien, mais t’en fais pas, je t’apprendrai. Je te paierai les plus belles écoles, les plus beaux cartables, les plus beaux livres tout enluminés d’or. Tu auras tout, mon fils, tu auras tout… Tu seras comme le RoiSoleil. Tu régneras sur le monde entier parce que la France aujourd’hui, c’est tout petit, tout racorni. Y a plus que les Français pour se croire les rois du monde ! Tu verras, mon fils, toi et moi, on va s’en payer une fameuse tranche.
Josiane écoutait et le médecin accoucheur souriait.
—Il a du pain sur la planche, votre fils. Vous allez l’appeler comment ?
—Marcel, rugit Marcel Grobz. Comme moi. Il va le faire flamboyer ce prénom, vous verrez !
—J’en doute pas…
On monta la mère et l’enfant dans la suite de luxe. Marcel ne voulait plus partir.
—Tu es sûr qu’on ne va pas nous l’échanger ?
—Mais non… Il a son bracelet. Et puis y a pas de danger, t’as vu ? C’est ton portrait tout craché !
Marcel se rengorgea et alla contempler une fois encore le petit Marcel dans son berceau.
-518 -