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Добавлен: 05.08.2024
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quoi que ce soit. Je t’embrasse, avec tous les bons souvenirs de notre vie commune, Antoine. » Et il y a deux post-scriptum. Le premier dit : « Ici, on m’appelle Tonio… au cas où tu me téléphones et tombes sur un boy », et le second : « C’est drôle, je ne transpire plus jamais et pourtant, il fait chaud. » Voilà… Tu en penses quoi ?
La première réaction d’Iris fut de penser : Pauvre garçon ! C’est pathétique ! mais elle ne savait pas encore si Joséphine avait atteint ce degré de détachement sentimental, aussi préféra-t-elle user de diplomatie.
—L’important, c’est ce que tu penses, toi.
—Tu étais plus brutale, avant.
—Avant, il faisait partie de la famille. On pouvait le malmener…
—Ah ! C’est comme ça que tu conçois la famille ?
—Tu ne t’es pas gênée, il y a six mois, avec notre mère. Tu as été si violente qu’elle ne veut plus entendre parler de toi.
—Et tu ne peux pas savoir à quel point je me sens mieux depuis !
Iris réfléchit un instant puis demanda :
—Après la lecture de la lettre adressée aux filles, tu t’es sentie comment ?
—Pas bien… Mais quand même : je ne me suis pas précipitée pour lire ma lettre, c’est un signe que ça va mieux, non ? Qu’il ne m’obsède plus.
Joséphine marqua une pause puis ajouta :
—C’est vrai qu’avec le travail que j’ai, j’ai pas beaucoup le temps de penser.
—Tu t’en sors ? Tu as besoin d’argent ?
—Non, non… ça va. J’accepte tous les boulots qui passent. Tous !
Puis, changeant brusquement de sujet, elle demanda :
—Comment va Alexandre ? A-t-il fait des progrès en dictée ? Alexandre avait été soumis à de longues dictées, tout l’été,
pendant que ses cousines partaient à la plage ou à la pêche.
— J’ai oublié de le lui demander. Il est si réservé, si silencieux. C’est étrange, il m’intimide. Je ne sais pas comment
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parler à un garçon. Je veux dire : sans le séduire ! Parfois je t’envie d’avoir deux filles. Ce doit être bien plus facile…
Iris se sentit soudain incroyablement découragée. L’amour maternel lui paraissait une montagne qu’elle ne gravirait jamais. C’est incroyable, pensa-t-elle, je ne travaille pas, je n’ai rien à faire dans la maison si ce n’est choisir des fleurs et des bougies parfumées, j’ai un seul enfant et je m’en occupe à peine ! Alexandre ne connaît de moi que le bruit des paquets que je dépose dans l’entrée ou celui du froufrou de ma robe quand je me penche le soir pour lui dire bonsoir avant de sortir ! C’est un enfant élevé à l’oreille.
— Je vais devoir te quitter, ma chérie, j’entends les pas de mon mari. Je t’embrasse et n’oublie pas : Cric et Croc croquèrent le grand Cruc qui croyait les croquer !
Iris raccrocha et leva les yeux sur Philippe qui l’observait sur le pas de la chambre. Celui-là non plus, je ne le comprends pas, soupira-t-elle en reprenant le ballet de ses brosses. J’ai l’impression qu’il m’espionne, qu’il glisse ses pas dans les miens, que ses yeux se collent à mon dos. Me ferait-il suivre, par hasard ? Cherche-t-il à me prendre en défaut pour négocier un divorce ? Le silence s’était installé entre eux comme une évidence, un mur de Jéricho que nulle trompette ne ferait jamais tomber puisqu’ils ne criaient pas, ne claquaient pas les portes, ne haussaient jamais la voix. Heureux les couples qui se font des scènes, songea Iris, tout est plus facile après une bonne dispute. On s’époumone, on s’épuise, on se jette dans les bras de l’autre. Un temps de répit où les armes tombent, où les baisers adoucissent les rancœurs, effacent les reproches, signant un bref armistice. Philippe et elle ne connaissaient que le silence, la froideur, l’ironie blessante qui creusaient un peu plus chaque jour le fossé d’une séparation certaine. Iris ne voulait pas y penser. Elle se consolait en se disant qu’ils n’étaient pas le seul couple à dériver ainsi dans une indifférence polie. Tous ne divorçaient pas. C’était un sale moment à passer, un moment qui pouvait durer, certes, mais qui parfois évoluait doucement vers une vieillesse pacifiée.
Philippe se laissa tomber sur le lit et enleva ses chaussures. La droite d’abord, puis la gauche. Puis la chaussette droite et la
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chaussette gauche. À chaque geste correspondait un bruit, ploc, ploc, pfft, pfft.
—Tu as une grosse journée demain ?
—Des rendez-vous, un déjeuner, la routine.
—Tu devrais travailler moins… Les cimetières sont pleins de gens indispensables.
—Peut-être… Mais je ne vois pas comment je pourrais changer de vie.
Ils avaient déjà eu cette discussion maintes fois. Comme un chemin obligé avant de se coucher. Elle se terminait toujours de la même manière : un point d’interrogation en l’air.
Et maintenant il va aller dans la salle de bains, se laver les dents, enfiler son long tee-shirt pour la nuit et venir se coucher
en soupirant « je crois que je ne vais pas tarder à m’endormir… ». Elle dira… Elle ne dira rien. Il posera un baiser sur son épaule, ajoutera : « Bonne nuit, ma chérie. » Il prendra son masque pour dormir, l’ajustera, se retournera de son côté du lit. Elle rangera ses brosses, allumera la lampe sur sa table de chevet, prendra un livre et lira jusqu’à ce que ses yeux se ferment.
Et puis, elle inventera une histoire.
Une histoire d’amour ou une autre. Certains soirs, elle s’enroule dans les draps, serre son oreiller contre sa poitrine, creuse un trou dans la plume légère et retrouve Gabor. Ils sont au festival de Cannes. Ils marchent sur le sable, en bord de mer. Il est seul, il tient un scénario sous le bras. Elle est seule, elle offre son visage au soleil. Ils se croisent. Elle laisse tomber ses lunettes. Il se baisse pour les ramasser, se relève et… « Iris ! – Gabor ! » Ils s’étreignent, ils s’embrassent, il dit « comme tu m’as manquée ! Je n’ai pas cessé de penser à toi ! ». Elle murmure « moi aussi ! ». Ils courent dans les rues et les hôtels de Cannes. Il est venu présenter son film, elle l’accompagne partout, ils montent les marches ensemble, main dans la main, elle demande le divorce…
D’autres soirs, elle choisit une histoire différente. Elle vient d’écrire un livre, c’est un grand succès, elle donne des interviews à la presse internationale rassemblée dans le hall du palace où elle est descendue. Le roman a été traduit en vingt-sept langues,
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les droits achetés par la MGM, Tom Cruise et Sean Penn se disputent le rôle masculin. Les dollars s’alignent en petites montagnes vertes à perte de vue. Les commentaires vont bon train, on photographie son bureau, sa cuisine, on lui demande son avis sur tout.
— Maman, je peux dormir avec vous ?
Philippe se retourna d’un seul coup et la réponse fut cinglante :
—Non, Alexandre ! On a déjà eu cette discussion mille fois !
Àdix ans, un garçon ne dort plus avec ses parents.
—Maman, dis oui… s’il te plaît !
Iris décela une lueur d’angoisse dans les yeux de son fils et, se penchant vers lui, le prit dans ses bras.
—Qu’est-ce qu’il y a, chéri ?
—J’ai peur, maman… Vraiment peur. J’ai fait un cauchemar. Alexandre s’était rapproché et tentait de se faufiler sous les
draps.
—Tu vas dans ta chambre ! rugit Philippe en relevant le masque bleu.
Iris lut la panique dans les yeux de son fils. Elle se leva, le prit par la main et déclara :
—Je vais aller le coucher.
—Ce n’est pas une manière d’élever cet enfant. Qu’est-ce que tu vas en faire ? Un fils à maman ? Un homme qui aura peur de son ombre ?
—Je vais simplement le mettre dans son lit… Ce n’est pas la peine d’en faire un drame. Allez, viens, mon chéri.
—C’est consternant ! Consternant ! répéta Philippe en se tournant dans le lit. Cet enfant ne grandira jamais.
Iris prit Alexandre par la main et l’emmena dans sa chambre. Elle alluma la veilleuse fixée à la tête du lit, ouvrit les draps et fit signe à Alexandre de se coucher. Il se glissa sous les couvertures. Elle posa sa main sur son front et demanda :
—Tu as peur de quoi, Alexandre ?
—J’ai peur…
—Alexandre, tu es encore un petit garçon mais bientôt tu seras un homme. Tu vivras dans un monde de brutes, il faut
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t’endurcir. Ce n’est pas en venant pleurer au pied du lit de tes parents…
—Je ne pleurais pas !
—Tu as reculé devant ta peur. Elle a été plus forte que toi. Ce n’est pas bien. Tu dois la terrasser sinon tu resteras toujours un bébé.
—Je ne suis pas un bébé.
—Si… Tu veux dormir avec nous comme lorsque tu étais
bébé.
—Non, je ne suis pas un bébé.
Il grimaça de colère et de chagrin. Il était à la fois furieux contre sa mère qui ne le comprenait pas et certain d’avoir peur.
— Et toi, tu es méchante !
Iris ne sut que répondre. Elle le contempla, la bouche ouverte, prête à répliquer, mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Elle ne savait pas comment parler à son enfant. Elle restait sur une rive, Alexandre sur l’autre. Ils s’observaient en silence. Cela avait commencé dès la naissance. À la clinique. Quand on avait posé Alexandre dans le berceau transparent à côté de son lit, Iris s’était dit : Tiens ! Une nouvelle personne dans ma vie ! Jamais, elle n’avait prononcé le mot « bébé ».
Le silence et l’embarras d’Iris rendirent Alexandre encore plus anxieux. Il doit y avoir quelque chose de grave pour que maman ne puisse pas me parler. Pour qu’elle me regarde sans rien dire.
Iris déposa un baiser sur le front de son fils et se redressa.
—Maman, tu peux rester jusqu’à ce que je m’endorme ?
—Ton père va être furieux…
—Maman, maman, maman…
—Je sais, mon chéri, je sais. Je vais rester, mais la prochaine fois, promets-moi que tu seras fort et que tu resteras dans ton lit.
Il ne répondit pas. Elle lui prit la main.
Il soupira, ferma les yeux et elle posa la main sur son épaule, le caressant doucement. Son long corps fluet, ses cils bruns, ses cheveux noirs et ondulés… Il avait la grâce fragile d’un enfant inquiet, un enfant aux aguets. Même au repos, un creux se formait entre ses sourcils et sa poitrine se soulevait comme
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écrasée sous un poids trop grand. Il laissait échapper des soupirs de peur et de soulagement, des soupirs qui lui coupaient le souffle.
Il est venu dans notre chambre parce qu’il a senti que j’avais besoin de lui. La prescience des enfants. Elle se revit, petite, riant très fort aux plaisanteries de son père, faisant le pitre pour chasser le lourd nuage noir entre ses deux parents. Il ne se passait jamais rien de terrible entre eux et, pourtant, j’avais peur… Papa tout rond, tout bon, tout doux. Maman toute sèche, toute dure, toute maigre. Deux étrangers qui dormaient dans le même lit. Elle avait continué à faire le pitre. Il lui semblait que c’était plus facile de faire rire que d’exprimer ce qu’elle ressentait. La première fois qu’on avait murmuré devant elle : « Que cette petite fille est jolie ! Que ses yeux sont beaux ! Jamais vu des yeux pareils ! », elle avait troqué son costume de clown contre la panoplie de fille jolie. Un jeu de rôles !
Je vais mal, en ce moment. Cette apparence dégagée et aisée que j’ai entretenue si longtemps se craquelle, et il en émerge un bric-à-brac de contradictions. Il va bien falloir que je finisse par choisir. Aller dans une direction mais laquelle ? Seul l’homme qui s’est trouvé, l’homme qui coïncide avec lui-même, avec sa vérité intérieure, est un homme libre. Il sait qui il est, il trouve plaisir à exploiter ce qu’il est, il ne s’ennuie jamais. Le bonheur qu’il éprouve à vivre en bonne compagnie avec lui-même le rend presque euphorique. Il vit véritablement alors que les autres laissent couler leur vie entre les doigts… sans jamais les refermer.
La vie coule entre mes doigts. Je n’ai pas réussi à en trouver le sens. Je ne vis pas, j’aveuglette. Mal avec les autres, mal avec moi-même. J’en veux aux gens de me renvoyer cette image de moi que je n’aime pas et je m’en veux de ne pas être capable de leur en imposer une autre. Je tourne en rond sans avoir le courage de changer. Il suffit d’accepter une seule fois d’obéir aux lois des autres, de vivre en conformité avec ce qu’ils pensent pour que notre âme se débine et se délite. On se résume à une apparence. Mais, et soudain cette pensée la terrifia, n’est-il pas trop tard ? Ne suis-je pas déjà devenue cette femme dont je vois le reflet dans les yeux de Bérengère ? À cette pensée, elle
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frissonna. Elle saisit la main d’Alexandre, la serra fort et, dans son sommeil, il lui rendit sa pression en marmonnant « maman, maman ». Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle s’allongea contre son fils, posa la tête sur l’oreiller et ferma les yeux.
—Josiane, vous vous êtes occupée de mes billets pour la Chine ?
Marcel Grobz, planté devant sa secrétaire, lui parlait comme
àun poteau indicateur. À un mètre au-dessus de la tête. Josiane ressentit une violente contraction dans la poitrine et se raidit sur sa chaise.
—Oui… Tout est sur le bureau.
Elle ne savait plus comment s’adresser à lui. Il la vouvoyait. Elle bégayait, cherchait ses mots, ses tournures de phrases. Elle avait supprimé tous les pronoms personnels de leur conversation et parlait en infinitifs ou indéfinis.
Il s’abîmait dans le travail, multipliait les déplacements, les rendez-vous, les repas d’affaires. Chaque soir, Henriette Grobz venait le chercher. Elle passait devant le bureau de Josiane, sans la voir. Un morceau de bois qui se déplace, coiffé d’un chapeau rond. Josiane les regardait partir, lui, voûté, elle, dressée sur ses ergots.
Depuis qu’il les avait surpris, Chaval et elle, devant la machine à café, il la fuyait. Il passait devant elle, s’enfermait dans son bureau pour n’en ressortir que le soir, en coup de vent, criant « À demain ! » et détournant la tête. Tout juste si elle avait le temps de le voir passer…
Et moi, je vais rester sur le pavé. Retour à la case Départ. Bientôt il me vire, me paie mes vacances, mon ancienneté, mes RTT, m’établit un certificat de conformité, me souhaite bonne chance en m’en serrant cinq et hop ! salut, poulette ! Va voir làbas si j’y suis ! Elle renifla et ravala ses larmes. Quel con, ce Chaval ! Et quelle conne, ma pomme ! Pouvais pas me tenir tranquille ! Pouvais pas faire attention ! Jamais dans l’entreprise, je lui avais dit, pas un geste déplacé ni un souffle de baiser. Anonymat total. Boulot, boulot. Et il a fallu qu’il vienne planter sa tente sous le nez de Marcel. Plus fort que lui. Un coup
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de testostérone ! S’est senti obligé de jouer les Tarzan ! Pour me larguer ensuite en plein vol de la liane.
Parce que le beau Chaval l’avait renvoyée dans son foyer ! Après lui avoir vomi un poids lourd d’injures. Une telle ribambelle qu’elle en était restée coite. Certaines, même, qu’elle n’avait jamais entendues de sa vie !
Et pourtant, dans ce domaine, j’ai la science infuse. Depuis, elle pleurait des baignoires.
Depuis, c’était morne purée tous les soirs. Je dois ressembler à une catastrophe aérienne. Éjectée en plein vol ! Alors que j’avais tout dans mes menottes : mon gros pépère d’amour, un amant jeune et fringant, et le roi Biffeton à mes bottes. Plus qu’à tirer les ficelles et le nœud était fait ! La belle vie à un jet de salive ! J’arrive même plus à penser droit : j’ai de la pâte à modeler dans la tête. Aux obsèques de la vieille, j’avais mis des lunettes noires et tout le monde a cru que je suffoquais de chagrin. Ça m’a bien arrangée !
Les obsèques de sa mère…
Josiane était arrivée en train, changement à CulmontChalindrey, avait pris un taxi (trente-cinq euros plus le pourboire), franchi à pied et sous la pluie la porte du cimetière pour retrouver, collés comme des berlingots sous leurs parapluies, tous ceux qu’elle avait abandonnés en leur faisant un pied de nez, vingt ans auparavant. Salut, les mecs ! Je m’en vais rouler carrosse à Paname ! Je reviendrai le cul jaune ou les pieds devant ! Pas sûr que ce soit une bonne idée de revenir ainsi à l’économie, sans pompe ni trompette, ni tralala pour leur clouer le bec ! « T’es venue en train ? T’as pas de voiture ? » La voiture, dans sa famille, c’était la classe internationale, le signe qu’on était « arrivé ». Qu’on dormait à l’Élysée. Que la réussite vous harcelait. « Non, j’ai pas de voiture parce qu’à Paris, c’est chic de rouler à pied. – Ah bon… » ils avaient dit et ils avaient plongé leur pif dans leur col noir pour ricaner « pas de voiture, pas de voiture ! La grosse nulle qu’elle est ! ».
Elle avait déboîté d’un coup sec et s’était approchée du trou où on avait placé la petite boîte de cendres. À fond les pin-pon. Et là ! Tout s’était mélangé et la baignoire avait débordé : Marcel, Maman, Chaval, plus personne, je suis seule,
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abandonnée, sans fric, sans perspectives, ratiboisée. J’ai huit ans et je guette la gifle qui va s’abattre. J’ai huit ans et j’ai les fesses qui font bravo tellement je tremble de peur. J’ai huit ans et j’ai le grand-père qui pénètre dans ma chambre en douce quand tout le monde dort. Ou fait semblant de dormir parce que ça les arrange.
Ce n’était pas sur sa mère qu’elle pleurait mais sur elle. Elle avait dû être conçue un soir de beuverie, avait toujours dû se démerder seule et n’avait jamais eu d’enfance. À cause de celle qui refroidissait dix pieds sur terre et s’en tamponnait le coquillard qu’elle soit violée, exploitée ou tout simplement malheureuse. La belle affaire ! Quand j’aurai le roi Biffeton dans la poche, j’irai m’allonger sur le divan d’un charlatan et je lui causerai de mes vieux ! On verra bien ce qu’il en dira.
De retour du cimetière, ils avaient fait bombance. Le vin rouge coulait à flots, saucisses et rillettes, pizzas et pâtés, Caprice des Dieux et farandoles de chips. Ils venaient tous la reluquer, la scruter, lui palper le pouls. « Ça va ? C’est comment la vie à Paris ? – Nickel chrome », elle disait, en leur pointant sous le nez le diamant planté de rubis que lui avait offert Marcel. En étirant le cou pour qu’ils lorgnent le collier de trente et une perles de culture des mers du Sud avec fermoir en diams et monture en platine. Elle s’étirait, s’étirait, devenait girafe pour leur faire baisser le rideau. « Et tu fais quoi comme travail ? Et t’es bien payée ? Et il te traite bien ton patron ? – Mieux serait insupportable », répondait-elle en serrant les dents pour empêcher la baignoire de déborder. Chacun venait, à son tour, et c’était les mêmes questions, les mêmes réponses, les mêmes bouches arrondies qui soulignaient l’ampleur de son succès. Ils en bavaient de stupéfaction et se resservaient un verre. Putain ! qu’ils disaient, ici, même pour être vendeuse au supermarché faut être pistonnée ! Ici, y a rien de rien à travailler ! Ici, on se demande où elle est passée la vie… Les vieux disaient : « De mon temps on commençait à treize ans, n’importe où, n’importe quoi mais y avait du travail, aujourd’hui y a plus rien. » Et ils se resservaient à boire. Bientôt ils seraient ronds comme des petits pois et entameraient les chansons cochonnes. Elle décida de partir avant les rengaines avinées. On
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n’était plus sûr de rien quand ils se mettaient à tanguer. Ils se disputaient, ils se débraillaient, ils se mélangeaient, ils réglaient des comptes de famille vieux de plusieurs années, ils cassaient les cols des bouteilles pour s’assassiner.
Au bout d’un moment, elle commença à avoir la tête qui tournait et demanda à ce qu’on ouvre la fenêtre. « Pourquoi, t’as des vapeurs ? T’es en cloque ? Tu connais le père ? » Les rires graveleux fusèrent, une chorale de rires repris en canon, ça partait dans tous les sens, montait et descendait les gammes et ils se poussaient du coude comme s’ils allaient entamer la danse des canards. « Ma parole, on dirait que je suis votre seul sujet de conversation, leur balança-t-elle avant de reprendre son souffle, vous avez rien d’autre à causer… Heureusement que je suis venue sinon vous auriez tous pourri sur pied ! »
Ils se turent, vexés. « Ah ! T’as pas changé ! lui dit le cousin Paul, toujours aussi agressive. Pas étonnant que personne t’a mise en cloque ! Il est pas né celui qui va s’y risquer ! Vingt ans de travaux forcés avec la pimbêche en harnais ! Faudrait être halluciné ou totalement chtarbé ! »
Un enfant ! Un enfant de Marcel ! Pourquoi n’y avait-elle jamais pensé ? Il en rêvait, en plus. Il n’arrêtait pas de parler du Cure-dents qui lui avait refusé ce plaisir légitime. Il avait les yeux tout mouillés quand il apercevait un de ces petits angelots qui crapahutent dans les publicités, barbouillés de bouillie ou de Pampers qui puent.
Le temps s’arrêta et devint majuscule.
Tous les participants au banquet rillettes se figèrent comme si elle avait appuyé sur la touche Pause de la télécommande et les mots prirent chair. Un bé-bé. Un petit bé-bé. Un enfant Jésus. Un petit Grobz joufflu. Avec une cuillère en or dans la bouche. Qu’est-ce que je dis, une cuillère ? Un service tout entier, oui. De quoi le suffoquer, le petit bébé ! Dieu, qu’elle était basse du béret ! C’est sûr, c’est ce qu’il lui fallait : récupérer Chef, se faire engrosser et après, indéboulonnable elle serait ! Un sourire angélique descendit sur son visage, son menton tomba en béatitude et sa poitrine se répandit en vagues tremblotantes dans ses balconnets 105 C.
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