ВУЗ: Не указан
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Добавлен: 05.08.2024
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grimper sur lui et de le sentir se pâmer entre ses cuisses. De voir ses yeux se tourner, sa bouche se tordre. Ça lui mettait de l’émotion au ventre, un sentiment de puissance… presque maternelle. Et puis, il en était tant passé entre ses cuisses ! Un de plus, un de moins ! Celui-là était gentil. Elle y avait pris goût à ce pouvoir-là, à cet échange d’amour entre son gros poupon et elle. Peut-être qu’elle aurait mieux fait de s’écraser, après tout… Josiane n’avait jamais fait confiance aux hommes. Aux femmes non plus d’ailleurs. Tout juste si elle se faisait confiance à elle ! Parfois, elle était déroutée par ses propres réactions.
Elle se leva, s’étira et décida d’aller prendre un café pour se remettre les idées en place. Elle jeta un dernier regard soupçonneux sur le bureau de Chef. Que se passait-il entre sa femme et lui ? Allait-il céder au chantage et la sacrifier sur l’autel des biffetons ? Le roi Biffeton. C’est comme ça que sa mère appelait l’argent. L’adoration du roi Biffeton. Y a que nous, les petits et les humbles qui connaissons cette prosternation devant l’argent ! On ne l’empoche pas comme un dû ou une rapine, on le sublime, on l’idolâtre. On se précipite sur le moindre centime qui tombe et ricoche à terre. On le ramasse, on le frotte jusqu’à ce qu’il brille, on le respire. On jette un regard de chien battu sur le riche qui l’a laissé tomber et n’a pas pris la peine de se baisser pour le ramasser. Et moi avec mes allures de fille affranchie, moi qui me suis fait exploiter toute ma vie par le roi Biffeton, moi qui lui dois la perte de ma virginité, les premiers coups de poing sur la nuque, les premiers coups de pied dans le ventre, moi qu’il a humiliée, brutalisée, dès que je vois un riche je ne peux m’empêcher de le regarder comme un être supérieur, je lève les yeux sur lui comme si c’était le Messie, je suis prête à lui balancer l’encens et la myrrhe !
Furieuse contre elle-même, elle défroissa sa robe et alla mettre une pièce dans la machine à café. Le gobelet tomba sous le jet brûlant et elle attendit que la machine ait fini de cracher sa bile noire. Elle enserra le gobelet de ses deux mains et apprécia la chaleur qu’il dégageait.
— Tu fais quoi ce soir ? Tu vois le Vieux ?
C’était Bruno Chaval qui venait faire une pause devant la machine à café. Il avait sorti une cigarette qu’il tapotait sur le
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paquet avant de l’allumer. Il fumait des maïs jaunes, il avait vu ça dans des vieux films.
—Ah ! Ne l’appelle pas comme ça.
—T’as un retour d’amour, ma poule ?
—Je ne supporte pas que tu l’appelles le Vieux, c’est simple.
—Parce que tu l’aimes, finalement, ton gros papi ?
—Eh bien oui…
—Ah ! mais tu m’avais jamais dit ça…
—La conversation n’a jamais été une priorité entre nous.
—J’ai compris : t’es de mauvais poil, j’la boucle.
Elle haussa les épaules et frotta sa joue contre le gobelet chaud.
Ils restèrent un moment silencieux, sans se regarder, buvant leur café à petites gorgées. Chaval se rapprocha, colla sa hanche contre la hanche de Josiane, donna un coup de reins, l’air de rien, pour vérifier si elle était vraiment fâchée. Puis, comme elle ne bougeait pas, comme elle ne le repoussait pas, il plongea son nez dans son cou et soupira :
— Humm ! Tu sens le bon savon ! J’ai envie de t’allonger et de te respirer en prenant tout mon temps.
Elle se dégagea en poussant un soupir. Comme s’il prenait son temps avec elle ! Comme s’il la caressait ! Il se laissait aimer, oui ! C’est lui qui s’allongeait et elle qui devait faire tout le boulot jusqu’à ce qu’il geigne et s’agite ! À peine s’il la remerciait ou la câlinait ensuite.
Cynique et charmant, cambrant sa taille fine, allumant sa cigarette, rejetant une mèche de cheveux bruns qui le gênait, il ne la lâchait pas des yeux et la regardait avec la satisfaction d’un propriétaire content de son acquisition. Il savait la faire plier, l’enjôler. Depuis qu’il se l’était mise dans la poche – ou plutôt dans son lit –, il était devenu vaniteux. Comme si c’était un exploit ! Il s’appropriait la gloire de sa conquête et se poussait du col. Il avait accès au patron grâce à elle et le pouvoir était à portée de main. Il n’était plus un vulgaire employé, il allait devenir un associé ! Les hommes, c’est comme ça, ça ne sait pas accepter le succès ou la gloire sans s’ébouriffer les plumes et se pavaner. Et depuis que Josiane lui avait promis qu’elle parlerait au Vieux et qu’il aurait de la promotion, il piaffait d’impatience.
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Il la cherchait partout, dans les couloirs, les recoins, les ascenseurs, pour qu’elle le rassure. Alors il a signé ? Il a signé ? Elle le repoussait mais il revenait toujours. Qu’est-ce que tu crois ? C’est usant pour mes nerfs, ce suspense ! Je voudrais t’y voir, toi ! gémissait-il.
Cette fois encore il aurait voulu demander : « Et alors ? Il t’a dit quelque chose ? » Mais il voyait bien que ce n’était pas le moment. Il attendit.
Josiane ne restait pas fâchée longtemps. Elle était plutôt bonne fille avec les hommes. Comment ça se fait que je ne leur en veuille pas plus ? se demandait-elle. Comment ça se fait que j’aime toujours faire l’amour ? Même les gros, les moches, les violents qui m’ont forcée, je ne leur en veux pas. On ne peut pas dire qu’ils m’ont donné du plaisir mais j’y retourne toujours. Et s’ils enrobent leur sale vice de douceur et de tendresse, je galope. Il suffit qu’on me parle doucement, qu’on me considère comme un être humain avec une âme, un cerveau, un cœur, qu’on m’accorde une place dans la société et je redeviens une enfant. Toutes mes colères, mes rancunes, mes vengeances sont balayées, je suis prête à me sacrifier pour qu’ils continuent à me parler avec respect et considération. Qu’ils me disent des mots gentils. Qu’ils me demandent mon avis. Suis-je bête !
—Allez, ma petite chérie, on fait la paix ? chuchota Chaval en posant sa main sur la hanche de Josiane et en la faisant pivoter contre lui.
—Arrête, on va nous voir.
—Mais non ! On dira qu’on est bons camarades et qu’on rigolait.
—Mais non, j’te dis. Il est dans le bureau avec le Cure-dents. S’il sort et qu’il nous voit, je suis cuite.
Si ça se trouve, je suis déjà cuite ! Si ça se trouve, il m’a déjà sacrifiée sur l’autel de l’entreprise ! Depuis le temps qu’il veut fourguer l’usine de Murepain, il est prêt à tout pour qu’elle signe. Il va lui promettre ma tête à la rombière. Je ne pèse pas lourd face à ce contrat. Et alors tout se débinera. Chef, Chaval, le dieu Biffeton ! Ils se feront tous la malle et je me retrouverai cul nu sur la paille, comme d’habitude. À cette pensée, le
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courage l’abandonna et elle se sentit devenir toute molle. Elle se laissa aller contre Chaval et perdit courage.
—Tu m’aimes un peu quand même ? demanda-t-elle d’une voix qui mendiait la tendresse.
—Si je t’aime, ma beauté ? Mais tu en doutes, ma parole ! T’es folle. Attends un peu et tu vas voir comme je vais te le prouver.
Il glissa une main sous ses fesses et les empoigna.
—Non mais… si ça se fait pas, par hasard ou déveine ? Tu me garderas ?
—Comment ça ? Il t’a dit quelque chose contre moi ? Dis, dis-moi…
—Non mais c’est que j’ai peur d’un coup…
Elle sentait le dieu Biffeton brandir un grand couteau prêt à lui trancher le cou. Elle était toute frémissante, et un grand vide se creusa en elle. Elle ferma les yeux et se plaqua contre lui. Il recula un peu mais, voyant qu’elle était devenue toute blanche, il la soutint et la prit par la taille. Elle se laissa aller en murmurant « juste quelques mots, dis-moi quelques mots doux, c’est que j’ai si peur, tu comprends, j’ai si peur… ». Il commençait à s’énerver. Dieu, que c’est compliqué les femmes ! pensa-t-il y a à peine une minute, elle m’envoyait valser, et la minute d’après elle me demande de la rassurer. Embarrassé, il la tenait contre lui, la portait presque car il sentait bien qu’elle n’avait plus de forces et qu’elle s’abandonnait. Si faible, si flageolante. Il lui caressait les cheveux d’une main distraite. Il n’osait pas demander si le Vieux avait signé sa promotion, mais ça le titillait drôlement, alors il la tenait comme on tient un colis encombrant dont on ne peut se débarrasser. Sans savoir très bien quoi en faire : l’adosser contre la machine à café ? l’asseoir ? Il n’y avait pas de chaise… Ah ! maugréa-t-il en silence, voilà où ça me mène de remettre mon sort entre les mains d’une gonzesse. Il n’avait qu’une seule envie, c’était s’arracher aux bras de cette femme. Baiser, oui, mais pas de papouilles après. Pas de serments d’amour, de baisers lacrymaux. Dès qu’on s’approche trop près, on recueille tous les miasmes de l’affection.
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—Allez, Josy, reprends-toi ! Pour le coup, oui, on va nous voir. Allez, tu vas tout foutre en l’air !
Elle se déprit, s’écarta en titubant, les yeux rougis de larmes. S’essuya le nez, demanda pardon… Mais c’était trop tard.
Henriette et Marcel Grobz attendaient devant l’ascenseur et, muets, les dévisageaient. Henriette, la bouche pincée, la face crispée sous son grand chapeau. Marcel, mou, avachi, les joues tremblant d’un chagrin que ne démentait pas le reste de sa physionomie.
Henriette Grobz, la première, détourna la tête. Puis elle attrapa Marcel par la veste et l’entraîna dans l’ascenseur. Une fois que les portes furent refermées, elle laissa libre cours à sa joie rageuse :
—Tu vois, je t’avais bien dit que cette fille était une traînée ! Quand je pense à la manière dont elle m’a parlé. Et tu prenais sa défense, en plus. Ce que tu peux être naïf, mon pauvre Marcel… Marcel Grobz, les yeux fixés sur la moquette de l’ascenseur, comptant les trous faits par les brûlures de cigarette, luttait
pour retenir les larmes qui lui nouaient la gorge.
La lettre portait un timbre bariolé, estampillé d’une bonne semaine. Elle était adressée à Hortense et Zoé Cortès. Jo reconnut l’écriture d’Antoine, mais se retint de l’ouvrir. Elle la posa sur la table de la cuisine au milieu des papiers et des livres, tourna et tourna autour, la porta à hauteur d’yeux, tenta d’apercevoir des photos, un chèque… En vain. Elle dut attendre que les filles rentrent de l’école.
C’est Hortense qui l’aperçut la première et s’en empara. Zoé se mit à faire des bonds en criant : « Moi aussi ! Moi aussi, je veux la lettre. » Joséphine les fit asseoir et demanda à Hortense de la lire à haute voix, puis elle installa Zoé sur ses genoux et, la tenant serrée contre elle, se prépara à écouter. Hortense coupa le haut de l’enveloppe avec un couteau, en sortit six feuilles de papier fin, les déplia et les coucha sur la table de la cuisine en les lissant avec tendresse du dos de la main. Puis elle se mit à lire :
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Mes belles chéries,
Comme vous l’avez sûrement compris en voyant le timbre sur l’enveloppe, je suis au Kenya. Depuis un mois. Je voulais vous faire la surprise et c’est pour ça que je ne vous ai rien dit avant de partir. Mais je compte bien que vous veniez me voir dès que je serai tout à fait installé. On pourrait prévoir cela pour les vacances scolaires. Je verrai ça avec maman.
Le Kenya est (si vous regardez dans un dictionnaire) un État coincé entre l’Éthiopie, la Somalie, l’Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie, sur la côte est de l’Afrique, face aux îles Seychelles, sur l’océan Indien… Ça vous dit quelque chose ? Non ? Vous allez devoir réviser votre géographie. La bande côtière où j’habite, entre Malindi et Mombasa, est la région la plus connue du Kenya. Elle a dépendu du sultan de Zanzibar jusqu’en 1890. Les Arabes, les Portugais puis les Anglais se sont disputé le Kenya qui n’est devenu indépendant qu’en 1963. Mais assez d’histoire pour aujourd’hui ! Je suis sûr que vous vous posez une seule question : que fait papa au Kenya ? Avant de vous répondre, juste une recommandation… Vous êtes assises, mes petites chéries ? Vous êtes bien assises ?
Hortense eut un sourire indulgent et soupira : « Ça, c’est du papa tout craché ! » Jo n’en revenait pas : il était parti au Kenya ! Tout seul ou avec Mylène ? Le triangle rouge, au-dessus du grille-pain, la narguait. Il lui sembla qu’il clignotait.
… Je fais de l’élevage de crocodiles…
Les filles arrondirent la bouche de surprise. Des crocodiles ! Hortense reprit sa lecture en soufflant entre les mots tant
elle était déconcertée.
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… pour des industriels chinois ! Vous n’êtes pas sans savoir que la Chine est en train de devenir une grande puissance industrielle, qui possède une variété extraordinaire de ressources naturelles et commerciales qui vont de la fabrication d’ordinateurs aux moteurs de voiture en passant par tout ce qui se produit de par le monde, et ne voilà-t-il pas que les Chinois ont décidé d’exploiter les crocodiles comme matière première ! Un certain mister Wei, mon patron, a installé à Kilifi une ferme modèle et espère que, bientôt, cette ferme produira en grande quantité de la viande de crocodile, des œufs de crocodile, des sacs en crocodile, des chaussures en crocodile, des portemonnaie en crocodile… Vous seriez surprises si je vous révélais tous les plans de mes investisseurs et l’ingéniosité de leurs installations ! Donc ils ont décidé de les « cultiver » massivement dans un parc naturel. Mister Lee, mon adjoint chinois, m’a raconté qu’ils ont rempli d’énormes Boeing 747 de dizaines de milliers de crocodiles venus de Thaïlande. Les fermiers thaïlandais, frappés par la crise asiatique, étaient obligés de s’en débarrasser : le prix du crocodile avait chuté de 75 % ! Ils les ont eus pour rien du tout. Ils étaient soldés !
— Il est rigolo, papa ! remarqua Zoé en suçant son pouce. Mais moi, j’aime pas ça qu’il travaille avec les crocodiles. C’est nul, le crocodile !
Ils les ont installés dans des bras de rivières isolées par des filets en acier et se sont mis en quête d’un « deputy general manager »… C’est mon titre, mes petites chéries. Je suis le deputy general manager du Croco Park !
— C’est comme PDG, déclara Hortense après avoir réfléchi. C’est ce que j’avais écrit sur mes fiches de renseignements à la rentrée quand on m’a demandé la profession du père.
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… Et je règne sur soixante-dix mille crocodiles ! Vous vous rendez compte ?
— Soixante-dix mille ! fit Zoé. Il a pas intérêt à tomber à l’eau quand il se balade dans sa ferme ! J’aime pas ça du tout.
C’est un ancien client du temps où je travaillais chez Gunman and Co qui m’a trouvé ce travail. J’étais tombé sur lui, à Paris, un soir du mois de juin, alors que je prenais un verre au bar panoramique du Concorde Lafayette, porte Maillot. Vous vous souvenez : je vous y ai emmenées plusieurs fois. Je lui avais dit que je cherchais du travail, que j’avais envie de quitter la France et il a pensé à moi quand il a entendu parler de la ferme aux crocodiles ! Ce qui m’a poussé à tenter l’aventure, c’est l’essor économique incroyable qu’est en train de connaître la Chine. C’est comme le Japon des années quatre-vingt. Tout ce que les Chinois touchent se transforme en or ! Y compris les crocodiles. Enfin, ça, ça va être mon boulot à moi de faire prospérer les crocodiles. Et même, pourquoi pas, de les introduire en Bourse. Ce serait drôle, non ? Les ouvriers chinois qui ont été envoyés ici travaillent de longues heures et s’entassent dans des bungalows en torchis. Ils rient tout le temps. Je me demande même s’ils ne rient pas en dormant. Ils sont si drôles à voir avec leurs petites jambes toutes maigres qui dépassent de leurs shorts trop larges. Le seul problème, c’est qu’ils se font souvent attaquer par les crocodiles et ont de nombreuses balafres aux bras, aux jambes, et même au visage. Et devinez quoi ? Ils se recousent eux-mêmes. Avec du fil et une aiguille. Ils sont impayables ! Il y a bien une infirmière sur place qui est chargée de les recoudre mais elle s’occupe principalement des visiteurs.
Car j’ai oublié de vous dire que le Croco Park est ouvert aux touristes. Aux Européens, aux Américains, aux Australiens qui viennent faire des safaris au Kenya. Notre ferme figure en bonne place sur le catalogue d’excursions qui leur sont
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proposées. Ils paient un droit d’entrée minime et reçoivent une canne à pêche en bambou et deux carcasses de poulets à attacher au bout de la ficelle. Ils peuvent ainsi s’amuser à laisser traîner les morceaux de poulet dans l’eau des marais et nourrir les crocodiles qui, il faut le reconnaître, sont assez gloutons. Et méchants aussi ! On a beau recommander aux visiteurs d’être prudents, parfois ils s’enhardissent, s’approchent et se font happer, car le crocodile est très rapide et possède des rangées de dents aussi tranchantes qu’une tronçonneuse ! Il arrive aussi qu’ils assomment les gens d’un coup de queue et leur rompent le cou. On essaie de ne pas faire trop de publicité autour de ces incidents. Mais, et je ne peux pas les blâmer, ils n’ont pas très envie de revenir quand ils ont été cruellement mordus une fois !
— C’est normal, reconnut Hortense. Moi quand j’irai, je les regarderai à la jumelle !
Jo écoutait, abasourdie. Une ferme de crocodiles ! Pourquoi pas un élevage de coccinelles ?
Mais je vous rassure tout de suite : je ne risque rien car moi, les crocodiles, je m’en occupe de loin ! Je ne les approche pas. Je laisse ça aux Chinois. L’affaire promet d’être très prospère. D’abord parce que la Chine produit ainsi la matière première dont elle a besoin pour fabriquer tous les modèles français et italiens – sacs, chaussures et accessoires – qu’elle copie. Ensuite, parce que les Chinois sont très friands de viande et d’œufs de crocodile qui sont soigneusement conditionnés et expédiés en Chine par bateaux. Vous voyez, j’ai du pain sur la planche pour organiser tout ce petit commerce et je ne chôme pas ! J’habite ce qu’ils appellent ici la « maison du maître », une grande demeure en bois située au milieu de la ferme avec un étage, plusieurs chambres à coucher, et une piscine soigneusement entourée de barbelés au cas où un crocodile aurait envie de venir y patauger. C’est déjà arrivé ! Le directeur du parc, qui était là avant moi, s’est trouvé un jour nez à nez avec un crocodile et, depuis ce jour-là, la sécurité a été
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renforcée. À chaque coin de la ferme, il y a des miradors avec des gardes armés qui balaient l’espace de grands coups de projecteur ; parfois, la nuit, des indigènes viennent voler des crocodiles pour en manger la chair qui, le saviez-vous, est délicieuse !
Voilà, mes petites chéries, vous savez tout ou presque sur ma nouvelle vie. Le petit matin se lève et je vais retrouver mon adjoint pour fixer les tâches à effectuer aujourd’hui. Je vous écrirai très vite et très souvent car vous me manquez et je pense beaucoup, beaucoup à vous. J’ai posé vos photos sur mon bureau et je vous présente à tous ceux qui me demandent :
«Mais qui sont ces jolies demoiselles ? » Je réponds fièrement :
«Ce sont mes filles, les plus jolies filles du monde ! » Écrivezmoi. Dites à maman de vous acheter un ordinateur, comme ça je pourrai vous envoyer des photos de la maison, des crocodiles et des petits Chinois en short ! On trouve des modèles à bas prix maintenant et ce ne devrait pas être un gros investissement. Je vous embrasse fort comme je vous aime, papa.
P-S. Ci-joint une lettre pour votre maman…
Hortense tendit un dernier feuillet à Joséphine qui le plia et le glissa dans la poche de son tablier de cuisine.
—Tu ne lis pas tout de suite ? demanda Hortense.
—Non… Vous voulez qu’on parle de la lettre de papa ?
Les filles la regardaient, sans rien dire. Zoé suçait son pouce. Hortense réfléchissait.
—Les crocodiles, c’est nul ! dit Zoé. Et pourquoi il est pas resté en France ?
—Parce qu’en France on ne cultive pas le crocodile, comme il dit, soupira Hortense. Et il n’arrêtait pas de dire qu’il voulait partir à l’étranger. Chaque fois qu’on l’a vu, il ne parlait que de ça… Je me demande juste si elle est partie avec lui…
—J’espère qu’il est bien payé et qu’il va aimer son travail, ajouta très vite Joséphine pour que les filles ne se mettent pas à parler de Mylène. C’est si important pour lui de refaire surface, d’avoir à nouveau des responsabilités. Un homme qui ne
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travaille pas ne peut pas se sentir bien dans sa peau… Et puis, il est dans son élément. Il a toujours aimé les grands espaces, les voyages, l’Afrique…
Joséphine essayait de conjurer avec des mots l’appréhension qui l’envahissait. Quelle folie ! se disait-elle. J’espère qu’il n’a pas investi dans cette affaire… Quel argent aurait-il pu investir ? Celui de Mylène ? J’aurais été bien en peine de l’aider, moi. Mais il ne faudrait pas qu’il me demande un jour de le renflouer. Elle se souvint alors qu’ils avaient un compte commun à la banque. Elle se promit d’en parler à monsieur Faugeron, son interlocuteur à la banque.
—Moi, je vais aller voir dans mon livre sur les reptiles ce que fabriquent les crocodiles, déclara Zoé en sautant des genoux de sa mère.
—Si on avait Internet, tu n’aurais pas à consulter un livre.
—Mais on n’a pas Internet, dit Zoé, alors je regarde dans les livres…
—Ça serait bien que tu nous achètes un ordinateur, lâcha Hortense. Toutes mes copines en ont un.
Et s’il a emprunté de l’argent à Mylène, c’est que leur histoire est sérieuse. C’est qu’ils vont peut-être se marier… « Mais non, idiote, il ne peut pas se marier avec elle, il n’est pas divorcé ! » soupira Joséphine tout haut.
—Maman, tu m’écoutes pas !
—Mais si… mais si…
—Qu’est-ce que j’ai dit ?
—Qu’il te fallait un ordinateur.
—Et qu’est-ce que tu comptes faire ?
—Je ne sais pas, chérie, il faut que je réfléchisse.
—Ce n’est pas en réfléchissant que tu vas pouvoir le payer. Elle doit être si jolie en maîtresse de maison ! Rose, fraîche
et mince. Joséphine l’imaginait sous la véranda, attendant Antoine, sautant dans la Jeep pour faire le tour du parc, préparant la cuisine, feuilletant un journal dans un grand rocking-chair… Et le soir, quand il rentre, un boy leur prépare un bon dîner qu’ils dégustent à la lueur des bougies. Il doit avoir l’impression de recommencer sa vie. Une nouvelle femme, une nouvelle maison, un nouveau boulot. On doit lui paraître bien
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