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Добавлен: 05.08.2024
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ternes, toutes les trois, dans notre petit appartement de Courbevoie.
Ce matin encore, madame Barthillet, la maman de Max, lui avait demandé : « Alors, madame Cortès, des nouvelles de votre mari ? » Elle avait répondu n’importe quoi. Madame Barthillet avait beaucoup maigri et Joséphine lui avait demandé si elle suivait un régime. « Vous allez rire, madame Cortès, je fais le régime de la pomme de terre ! » Joséphine avait éclaté de rire et madame Barthillet l’avait reprise : « Je suis sérieuse : une pomme de terre chaque soir, trois heures après le dîner, et toutes vos envies de sucré disparaissent ! Il paraît que la pomme de terre, prise avant de s’endormir, libère deux hormones qui neutralisent l’envie de sucres et de glucides dans le cerveau. Vous n’avez plus envie de manger entre les repas. Donc vous maigrissez, c’est scientifique. C’est Max qui m’a trouvé ça sur Internet… Vous avez Internet, non ? Parce que sinon je vous aurais donné le nom du site. C’est étonnant ce régime, mais ça marche, je vous assure. »
—Maman, ce n’est pas un luxe, c’est un outil de travail… Tu pourrais t’en servir pour ton boulot et nous pour nos études.
—Je sais, chérie, je sais.
—Tu dis ça, mais ça t’intéresse pas. Et pourtant, il s’agit de mon avenir…
—Écoute, Hortense, je ferai tout pour vous. Tout ! Quand je te dis que je vais y penser, c’est pour ne pas te faire de promesses impossibles mais il se peut bien que j’y arrive.
—Oh merci, maman, merci ! Je savais que je pouvais compter sur toi.
Hortense se jeta au cou de sa mère et insista pour s’asseoir sur ses genoux comme Zoé.
—Je peux encore, dis, maman, je ne suis pas trop vieille ? Joséphine éclata de rire et la serra contre elle. Elle se sentit
plus émue qu’elle n’aurait dû l’être. La tenir contre elle, sentir sa chaleur, l’odeur sucrée de sa peau, le léger parfum qui montait de ses vêtements lui mettait des larmes aux yeux.
— Oh, ma chérie, je t’aime tellement, si tu savais ! Je suis si malheureuse quand on se dispute toutes les deux.
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—On ne se dispute pas, maman, on discute. On ne voit pas les choses de la même manière, c’est tout. Et tu sais, si je m’énerve parfois, c’est que, depuis que papa est parti, j’ai de la peine, beaucoup de peine, alors je la passe en criant contre toi parce que tu es là, toi…
Joséphine eut du mal à retenir ses larmes.
—Tu es la seule personne sur qui je peux compter, tu comprends ça ? Alors je t’en demande beaucoup parce que pour moi, maman chérie, tu peux tout… Tu es si forte, si courageuse, si rassurante.
Jo reprenait courage en écoutant sa fille. Elle n’avait plus peur, elle se sentait capable de tous les sacrifices pour qu’Hortense reste blottie contre elle et lui dispense sa tendresse.
—Je te promets, chérie, que tu l’auras ton ordinateur. Pour Noël… Tu pourras attendre jusqu’à Noël ?
—Oh merci, maman chérie. Tu ne pouvais pas me faire plus plaisir.
Elle jeta les bras autour du cou de Joséphine et l’étreignit si fort que celle-ci cria : « Pitié ! pitié ! tu vas me rompre le cou ! » Puis elle courut rejoindre Zoé dans sa chambre pour lui annoncer la bonne nouvelle.
Joséphine se sentit légère. La joie de sa fille rayonnait en elle et la délivrait de ses soucis. Depuis qu’elle avait accepté les traductions, elle avait mis Hortense et Zoé à la cantine et le soir, c’était presque toujours le même menu : jambon et purée. Zoé mangeait en grimaçant, Hortense chipotait. Joséphine finissait leurs assiettes pour ne rien jeter. C’est pour cela aussi que je grossis, pensa-t-elle, je mange pour trois. Le repas terminé, elle faisait la vaisselle – le lave-vaisselle était en panne et elle n’avait pas d’argent pour le faire réparer ou le remplacer –, nettoyait la toile cirée de la table de la cuisine, sortait ses livres du placard et se remettait à travailler. Elle laissait les filles allumer la télé… et reprenait sa traduction en cours.
De temps en temps, elle entendait leurs réflexions. « Moi plus tard, je serai styliste, disait Hortense, je monterai ma propre maison de mode… – Et moi je coudrai des habits pour mes poupées alors… », répondait Zoé. Elle levait la tête, souriait, et replongeait le nez dans la vie d’Audrey Hepburn.
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Elle n’arrêtait que pour s’assurer qu’elles s’étaient bien lavé les dents et allait les embrasser quand elles étaient au lit.
—Max Barthillet, il m’invite plus chez lui, maman… Pourquoi, tu crois ?
—Je ne sais pas, chérie, répondait Joséphine, absente. Les gens ont tous des soucis…
—Maman, si je veux être styliste, assurait Hortense, il faut que je commence à très bien m’habiller… Je ne peux pas porter n’importe quoi.
—Allez, dodo, les filles ! clamait Joséphine, pressée de retourner à son travail. Demain, sept heures, debout.
—Tu crois que les parents de Max Barthillet ils vont divorcer ? demandait Zoé.
—Je ne sais pas, mon amour, dors.
—Tu pourras me donner un peu d’argent que je m’achète un tee-shirt Diesel, dis, maman, suppliait Hortense.
—Dodo ! Je ne veux plus entendre un seul mot.
—’nuit, m’man…
Elle reprenait sa traduction. Qu’aurait fait Audrey Hepburn dans sa situation ? Elle aurait travaillé, elle serait restée digne, elle aurait pensé au bien-être de ses enfants. Rester digne et penser au bien-être des enfants. C’est ainsi qu’elle avait mené sa vie, digne, aimante, et maigre comme un clou. Ce soir-là, Joséphine décida de commencer le régime de la pomme de terre.
C’était une nuit froide et pluvieuse de novembre. Philippe et Iris Dupin rentraient chez eux. Ils avaient été invités chez l’un des associés de Philippe. Un grand dîner, une vingtaine de convives, un maître d’hôtel qui passait les plats, des bouquets de fleurs somptueux, un feu de cheminée qui crépitait dans le salon, des conversations si convenues qu’Iris aurait pu les réciter d’avance. Luxe, bonne chère et… ennui, résuma-t-elle en se renversant dans le siège avant de la berline confortable qui traversait Paris. Philippe conduisait, silencieux. Elle n’avait pas réussi à accrocher son regard de toute la soirée.
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Iris regardait Paris et ne pouvait s’empêcher d’admirer les immeubles, les monuments, les ponts sur la Seine, l’architecture des grandes avenues. Quand elle habitait New York, Paris lui manquait. Les rues de Paris, la pierre blonde des immeubles, les allées plantées d’arbres, les terrasses de café, le cours paisible de la Seine. Il lui arrivait de fermer les yeux et de se passer des photographies de la ville.
C’était la partie de ces soirées qu’elle préférait : le retour en voiture. Enlever ses chaussures, allonger ses longues jambes, renverser sa nuque contre l’appui-tête, fermer les yeux à demi et se laisser envahir par le spectacle de la ville qui tremblotait dans les phares.
Elle s’était ennuyée à mourir à ce dîner, assise entre un jeune avocat enthousiaste qui débutait dans le métier et un des plus gros notaires parisiens qui parlait de la hausse de l’immobilier. L’ennui provoquait chez elle des élans de colère. Elle avait envie de se lever et de renverser la table. Au lieu de cela, elle se dédoublait et laissait « l’autre », la belle madame Dupin, remplir son emploi d’« épouse de ». Elle faisait entendre son rire, le rire d’une femme heureuse, pour effacer sa rage intérieure.
Au début de son mariage, elle s’efforçait de participer aux conversations, s’intéressait à la vie des affaires, à la Bourse, aux bénéfices, aux dividendes, aux alliances des grands groupes, aux stratégies inventées pour battre un rival ou gagner un allié. Elle venait d’un milieu différent : celui de l’université de Columbia, des discussions échevelées autour d’un film, d’un scénario, d’un livre et elle se sentait aussi gauche et hésitante qu’une débutante. Puis, peu à peu, elle avait compris qu’elle était hors jeu. On l’invitait parce qu’elle était jolie, charmante, la femme de Philippe. Ils allaient par deux. Mais il suffisait que son voisin de table lui demande « et vous, madame, que faites-vous ? » et qu’elle réponde « pas grand-chose ! Je me consacre à mon enfant… » pour qu’insensiblement il se détourne d’elle et se tourne vers une autre convive. Elle en avait été peinée, blessée, puis elle s’était habituée. Il arrivait que certains hommes lui fassent des avances discrètes mais, quand les discussions s’animaient, elle restait sur le côté.
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Ce soir, il en avait été autrement…
Quand le convive assis en face d’elle, un éditeur séduisant, connu pour sa production et ses succès féminins, lui avait lancé, ironique : « Alors, ma chère Iris, toujours Pénélope à la maison ? Bientôt on te mettra un tchador ! », elle avait été piquée et avait répondu sans y penser : « Tu vas être surpris : j’ai commencé à écrire ! » Elle avait à peine prononcé cette phrase que l’œil de l’éditeur s’allumait. « Un roman ? Et quelle sorte de roman ? – Un roman historique… » Sans réfléchir, elle avait pensé à Joséphine, à ses travaux sur le XIIe siècle. Sa sœur était venue s’intercaler entre cet homme et elle. « Ah ! ça m’intéresse ! Les Français raffolent de l’histoire et de l’histoire romancée… Tu as commencé ? – Oui, avait-elle répliqué avec aplomb, appelant au secours la science de sa sœur. Un roman qui se passe au XIIe siècle… Au temps d’Aliénor d’Aquitaine. On a beaucoup d’idées fausses sur cette époque. C’est une période charnière de l’histoire de France… Une époque qui ressemble étrangement à la nôtre : l’argent remplace le troc et prend une place prépondérante dans la vie des gens, les villages se vident, les villes se développent, la France s’ouvre aux influences étrangères, le commerce se répand dans toute l’Europe, la jeunesse, ne trouvant pas sa place dans la société, se révolte et devient violente. La religion tient une place prépondérante, à la fois force politique, économique et législative. Le clergé a des attitudes d’ayatollah et compte de nombreux fanatiques qui se mêlent de tout. C’est aussi l’époque des grands travaux, des constructions de cathédrales, d’universités, d’hôpitaux, des premiers romans d’amour, des premiers débats d’idées… » Elle improvisait. Tous les arguments de Jo sortaient de sa bouche comme rivières de diamants et l’éditeur, ébloui, sentant le bon filon, ne la quittait plus des yeux.
— C’est passionnant, dis-moi. On déjeune quand ?
C’est si bon d’exister et de ne plus être seulement « épouse de » et mère de famille… Elle se sentait pousser des ailes.
—J’irai te voir. Dès que j’aurai quelque chose de consistant à te montrer…
—Tu ne le montres à personne d’autre avant moi, promis ?
—Promis !
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— Je compte sur toi… Je te ferai un beau contrat, je ne voudrais pas me mettre Philippe à dos.
Il lui avait donné le numéro de sa ligne directe et, avant de partir, lui avait rappelé sa promesse.
Philippe la déposa devant leur immeuble et alla se garer. Elle courut se réfugier dans sa chambre et se déshabilla en
repensant à son affabulation. Quelle audace ! Que vais-je faire maintenant ? Puis elle se rassura : il oubliera ou je lui dirai que je n’en suis qu’au début, qu’il faut me laisser du temps…
L’horloge en bronze posée sur la cheminée de la chambre sonna les douze coups de minuit. Iris frissonna de plaisir. Cela avait été délicieux de jouer un rôle ! De devenir une autre. De s’inventer une vie. Elle s’était sentie transportée dans le passé, au temps de ses études à Columbia, quand ils étudiaient en groupe une mise en scène, un rôle, la place de la caméra, la forme des dialogues, l’efficacité d’un enchaînement. Elle montrait à des apprentis comédiens comment interpréter leur personnage. Elle jouait l’homme, puis la femme, l’innocente victime et la manipulatrice perverse. La vie ne lui paraissait jamais assez grande pour contenir toutes les facettes de sa personnalité. Gabor l’encourageait. Ensemble, ils développaient des scénarios. Ils formaient une belle équipe.
Gabor… Elle revenait toujours à lui. Elle secoua la tête et se reprit.
Pour la première fois depuis longtemps, elle s’était sentie vivante. Bien sûr, elle avait menti… mais ce n’était pas un gros mensonge !
Assise au pied du lit, en déshabillé de dentelle crème, elle empoigna ses brosses et brossa ses longs cheveux noirs. C’était un rituel auquel elle ne manquait jamais. Dans les romans qu’elle lisait, enfant, les héroïnes se brossaient les cheveux, matin et soir.
Les brosses crépitaient et, la tête renversée, Iris pensait à sa longue et morne journée. Encore une journée où elle n’avait rien fait. Depuis quelque temps, elle restait enfermée chez elle. Elle avait perdu le goût de se distraire en tourbillonnant dans le vide. Elle avait déjeuné seule, dans la cuisine, écoutant le bavardage de Babette, la femme de ménage qui aidait Carmen le
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matin. Iris observait Babette comme on scrute une amibe en lamelle, au laboratoire. La vie de Babette était un roman : enfant abandonnée, violée, recueillie par des familles d’accueil, rebelle, délinquante, mariée à dix-sept ans, mère à dix-huit, elle avait multiplié les fuites, les délits sans jamais abandonner sa fille, Marilyn, qu’elle emmenait calée sous son bras, la comblant de tout l’amour qu’elle n’avait pas reçu. À trente-cinq ans, elle avait décidé d’« arrêter les conneries ». Se ranger, travailler à la loyale pour payer les études de sa fille qui venait d’avoir le bac. Elle serait femme de ménage. Elle ne savait rien faire d’autre. Une excellente femme de ménage, la meilleure des femmes de ménage. Elle « taxerait les riches », vingt euros de l’heure. Iris, intriguée par cette petite blonde aux yeux bleus à l’insolence franche, l’avait engagée. Et depuis, elle se régalait à l’écouter ! Le dialogue était souvent étrange entre ces deux femmes que tout séparait et qui, dans la cuisine, se retrouvaient complices.
Ce matin-là, Babette avait mordu trop fort dans une pomme, et sa dent de devant était restée fichée dans le fruit. Stupéfaite, Iris la vit récupérer la dent, la passer sous le robinet, sortir un tube de colle de son sac et la remettre en place.
—Ça t’arrive souvent ?
—Quoi ? Ah, ma dent ? De temps en temps…
—Pourquoi tu ne vas pas chez un dentiste ? Tu vas finir par la perdre.
—Vous savez combien ça coûte, les dentistes ? On voit bien que vous avez des sous, vous.
Babette vivait en concubinage avec Gérard, magasinier dans une boîte d’outillage électrique. Elle ravitaillait la maison en ampoules, prises multiples, toasteur, bouilloire, friteuse, congélateur, lave-vaisselle et tutti quanti. À des prix imbattables : quarante pour cent de réduction. Carmen appréciait. Les amours de Gérard et Babette étaient un feuilleton qu’Iris suivait avidement. Ils n’arrêtaient pas de se disputer, de se séparer, de se réconcilier, de se tromper et… de s’aimer. C’est la vie de Babette que je devrais raconter ! pensa Iris en ralentissant le ballet des brosses.
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Ce matin, Iris avait déjeuné dans la cuisine pendant que Babette nettoyait le four. Elle entrait et ressortait du four tel un piston bien huilé.
—Comment tu fais pour être toujours aussi gaie ? avait demandé Iris.
—Je n’ai rien d’exceptionnel, vous savez ! Y en a treize à la douzaine des comme moi.
—Avec tout ce que tu as vécu ?
—J’en ai pas vécu plus qu’une autre.
—Si, quand même…
—Non, c’est vous à qui il n’est rien arrivé.
—Tu n’as pas des soucis, des angoisses ?
—Pas du tout.
—Tu es heureuse ?
Babette s’était extirpée du four et avait regardé Iris comme si elle venait de lui poser une question sur l’existence de Dieu.
—Quelle drôle de question ! Ce soir, on va boire l’apéro chez des potes et je suis contente mais demain est un autre jour.
—Comment tu fais ? avait soupiré Iris, avec envie.
—Vous êtes malheureuse, vous ?
Iris n’avait pas répondu.
—Ben dis donc… Si j’étais à votre place, qu’est-ce que je rigolerais ! Plus de soucis de fin de mois, plein de blé, un bel appartement, un beau mari, un beau garçon… Je me poserais même pas la question.
Iris avait eu un pâle sourire.
—La vie est plus compliquée que ça, Babette.
—Peut-être… Si vous le dites.
Elle avait disparu à nouveau, tête la première, dans le four. Iris l’avait entendue maugréer contre ces fours autonettoyants qui nettoyaient rien du tout. Elle avait cru entendre « huile de coude », suivi de borborygmes et enfin Babette était réapparue pour conclure :
— Peut-être qu’on peut pas tout avoir dans la vie. Moi je me marre et je suis pauvre, vous vous emmerdez et vous êtes riche.
Ce matin-là, après avoir laissé Babette dans le four, Iris s’était sentie très seule.
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Si seulement elle avait pu appeler Bérengère… Elle ne la voyait plus et se sentait amputée d’une partie d’elle-même. Pas de la meilleure part, c’était sûr, mais, elle devait le reconnaître, Bérengère lui manquait. Ses ragots, l’odeur d’égouts de ses ragots.
Je la regardais de haut, je me disais que je n’avais rien en commun avec cette femme-là, mais je frétillais à jacasser avec elle. C’est comme une furie en moi, une perversion qui me pousse à désirer ce que je méprise le plus au monde. Je n’y résiste pas. Six mois qu’on ne se voit plus, calcula-t-elle, six mois que je ne sais plus ce qu’il se passe à Paris, qui couche avec qui, qui est ruiné, qui est déchu.
Elle était restée enfermée une grande partie de l’après-midi dans son bureau. Elle avait relu une nouvelle d’Henry James. Était tombée sur une phrase qu’elle avait recopiée sur son carnet : « Quelle est la caractéristique des hommes en général ? N’est-ce point la capacité qu’ils ont de passer indéfiniment leur temps avec des femmes ennuyeuses, de le passer, je ne dirai pas, sans s’ennuyer mais ce qui revient au même, sans prendre garde qu’ils s’ennuient, sans en être incommodés jusqu’à chercher à prendre la tangente. »
—Suis-je une femme ennuyeuse ? murmura Iris à la grande glace qui recouvrait les portes de son placard.
Le miroir resta muet. Iris reprit alors encore plus bas :
—Est-ce que Philippe va prendre la tangente ?
Le miroir n’eut pas le temps de lui répondre. Le téléphone sonna. C’était Joséphine. Elle paraissait tout excitée.
—Iris… Je peux te parler ? T’es seule ? Je sais qu’il est très tard mais il fallait absolument que je te parle.
Iris la rassura : elle ne la dérangeait pas.
—Antoine a écrit aux filles. Il est au Kenya. Il élève des crocodiles.
—Des crocodiles ? Il est devenu fou !
—Ah, tu penses comme moi.
—Je ne savais pas qu’on élevait des crocodiles.
—Il travaille pour des Chinois et…
Joséphine proposa de lui lire la lettre d’Antoine. Iris l’écouta sans l’interrompre.
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—Alors, t’en penses quoi ?
—Franchement, Jo : il a perdu la tête.
—Ce n’est pas tout.
—Il est tombé amoureux d’une Chinoise en short et elle est unijambiste ?
—Non, tu n’y es pas du tout.
Joséphine éclata de rire. Iris approuva. Elle préférait entendre Joséphine rire de ce nouvel épisode de sa vie conjugale.
—Il a écrit un feuillet rien que pour moi, à la fin de sa lettre aux filles… et tu ne devineras jamais…
—Quoi ? Jo… vas-y !
—Eh bien, je l’avais mis dans la poche de mon tablier, tu sais, le grand tablier blanc que je mets quand je fais la cuisine… Quand je me suis couchée, je me suis aperçue que je l’avais laissé dans la poche de tablier… Je l’avais oublié… Ce n’est pas formidable, ça ?
—Développe, Jo, développe… Parfois tu es dure à suivre.
—Écoute, Iris : j’ai oublié de lire la lettre d’Antoine. Je ne me suis pas précipitée pour la lire. Ça veut dire que je suis en train de guérir, non ?
—C’est vrai, tu as raison. Et qu’y avait-il dans cette lettre ?
—Attends, je te la lis…
Iris entendit un bruit de papier qu’on défroissait puis la voix claire de sa sœur s’éleva :
— « Joséphine… Je sais, je suis lâche, j’ai pris la fuite sans rien te dire mais je n’ai pas eu le courage de t’affronter. Je me sentais trop mal. Ici, je vais recommencer ma vie de zéro. J’espère que ça va marcher, que je vais gagner de l’argent et que je pourrai te rembourser au centuple ce que tu fais pour les enfants. J’ai une chance de réussir, de gagner beaucoup d’argent. En France, je me sentais écrasé. Ne me demande pas pourquoi… Joséphine, tu es une femme bonne, intelligente, douce et généreuse. Tu as été une très bonne épouse. Je ne l’oublierai jamais. J’ai été maladroit avec toi et je voudrais me rattraper. Adoucir ta vie. Je vous donnerai de mes nouvelles régulièrement. Je te joins au bas de la lettre le numéro de téléphone qui est le mien, celui où tu peux me joindre s’il arrive
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