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Добавлен: 05.08.2024
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ralentiraient pas le rythme. La moitié d’entre eux étaient mariés. Ils vivaient dans des cases en torchis. Quinze jours de vacances par an, pas un de plus, aucun syndicat pour les défendre, soixante-dix heures de travail par semaine, et cent euros de salaire mensuel, logés, nourris. « Good salary, mister Cortès, good salary. People are happy here ! Very happy ! They come from all China to work here ! You don’t change the organization, very bad idea ! »
Antoine s’était tu.
Chaque matin donc, il se levait, prenait sa douche, se rasait, s’habillait et descendait prendre le petit-déjeuner préparé par Pong, son boy, qui, pour lui faire plaisir, avait appris quelques mots de français et le saluait par un « Bien domi, mister Tonio, bien domi ? Breakfast is ready ! » Mylène se rendormait sous la moustiquaire. À sept heures, Antoine était aux côtés de mister Lee, face aux ouvriers qui, au garde à vous, recevaient leur feuille de travail pour la journée. Droits comme des bâtons d’encens, leur short flottant sur leurs cuisses allumettes, un éternel sourire aux lèvres et une seule réponse : « Yes, sir », le menton levé vers le ciel.
Ce matin-là, il était dit que les choses ne se passeraient pas comme d’habitude. Antoine fit un effort et se réveilla tout à fait.
—Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ? Tu as fait un cauchemar ?
—Antoine… Là, regarde… Je ne rêve pas ! Il m’a léché la main.
Il n’y avait ni chien ni chat dans la plantation : les Chinois ne les aimant pas, ils finissaient jetés en pâture aux crocodiles. Mylène avait recueilli un petit chat sur la plage de Malindi, un ravissant chaton blanc avec deux petites oreilles pointues et noires. Elle l’avait appelé Milou et lui avait acheté un collier en coquillages blancs. On retrouva le collier flottant sur l’eau d’une rivière à crocodiles. Mylène avait sangloté de terreur. « Antoine, le petit chat est mort ! Ils l’ont mangé. »
—Rendors-toi, chérie, on a encore un peu de temps… Mylène enfonça ses ongles dans le cou d’Antoine et le força à
se réveiller. Il fit un effort, se frotta les yeux et, se penchant pardessus l’épaule de Mylène, il aperçut, sur le parquet, un long crocodile luisant et gras qui le fixait de ses yeux jaunes.
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—Ah, déglutit-il, en effet… Nous avons un problème. Ne bouge pas, Mylène, surtout ne bouge pas ! Le crocodile attaque si tu bouges. Si tu restes immobile, il ne te fait rien !
—Mais regarde : il nous fixe !
—Pour le moment, si nous ne bougeons pas, nous sommes ses amis.
Antoine observa l’animal qui le tenait en mire de ses minces fentes jaunâtres. Il frissonna. Mylène le sentit et le secoua.
—Antoine, il va nous dévorer !
—Mais non…, dit Antoine pour la calmer. Mais non…
—T’as vu ses crocs ? hurla Mylène.
Le crocodile les regardait en bâillant, découvrant des dents acérées et puissantes, et se rapprocha du lit en se dandinant.
— Pong ! cria Antoine. Pong, où es-tu ?
L’animal renifla le bout de drap blanc qui traînait sur le sol et, le saisissant entre ses mâchoires, se mit à tirer, tirer sur le drap, entraînant Antoine et Mylène qui se raccrochèrent aux barreaux du lit.
— Pong ! hurla Antoine qui perdait son sang-froid. Pong ! Mylène criait, criait tant que le crocodile se mit à vagir et à
faire vibrer ses flancs.
—Mylène, tais-toi ! Il pousse son cri de mâle ! Tu es en train de l’exciter sexuellement, il va nous sauter dessus.
Mylène devint livide et se mordit les lèvres.
—Oh, Antoine ! On va mourir…
—Pong ! cria Antoine, en prenant bien soin de ne pas bouger et de ne pas laisser la peur l’envahir. Pong !
Le crocodile regardait Mylène et émettait un drôle de couinement qui semblait venir de son thorax. Antoine ne put s’empêcher de piquer un fou rire.
—Mylène… je crois qu’il est en train de te faire la cour. Mylène, furieuse, lui décocha un coup de pied dans la cuisse.
—Antoine, je croyais que tu avais toujours une carabine sous l’oreiller…
—Je l’avais au début mais…
Il fut interrompu par des pas précipités qui montaient les escaliers. Puis on frappa à la porte. C’était Pong. Antoine lui demanda de neutraliser l’animal et tira le drap sur la poitrine de
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Mylène que Pong détaillait en faisant semblant de baisser les yeux.
—Bambi ! Bambi ! couina Pong, parlant soudain comme une vieille Chinoise édentée. Come here, my beautiful Bambi… Those people are friends !
Le crocodile tourna lentement sa tête de gyrophare à yeux jaunes vers Pong, hésita un instant puis, poussant un soupir, fit pivoter son corps et rampa jusqu’à mister Lee qui le flatta de la main et le caressa entre les yeux.
—Good boy, Bambi, good boy…
Puis il sortit une cuisse de poulet de la poche de son short et la tendit à l’animal qui l’attrapa d’un coup sec et brutal.
C’en fut trop pour Mylène.
—Pong, take the Bambi away ! Out ! Out ! dit-elle dans son anglais approximatif.
—Yes, mâme, yes… Come on, Bambi.
Et le crocodile, en se dandinant, disparut à la suite de Pong. Mylène, livide et tremblante, interrogea Antoine d’un long
regard qui signifiait « je ne veux plus jamais voir cet animal dans la maison, tu as compris, j’espère ? ». Antoine acquiesça et, attrapant son short et un tee-shirt, partit à la recherche de Pong et de Bambi.
Il les trouva dans la cuisine avec Ming, la femme de Pong. Pong et Ming gardaient les yeux baissés pendant que Bambi mordillait le pied de la table où Pong avait attaché une carcasse de poulet frit. Antoine avait appris qu’il ne fallait jamais affronter un Chinois de front. Le Chinois est très sensible, susceptible même, et chaque avertissement peut être interprété comme une humiliation qu’il remâchera longtemps. Il demanda donc avec douceur à Pong d’où venait cet animal charmant, certes, mais menaçant et qui, en tous les cas, n’avait pas sa place à la maison. Pong raconta l’histoire de Bambi dont la mère avait été découverte morte dans le Boeing qui les amenait de Thaïlande. Il n’était pas plus grand qu’un gros têtard, assura Pong, et si mignon, mister Tonio, si mignon… Pong et Ming s’étaient attachés au petit Bambi et l’avaient apprivoisé. Ils l’avaient nourri avec des biberons de soupe de poissons et de la bouillie de riz. Bambi avait grandi et ne les avait jamais
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agressés. Un peu mordillés parfois, mais c’était normal. D’habitude, il vivait dans une mare, entourée d’un enclos, et n’en sortait jamais. Ce matin, il s’était échappé. « Il voulait certainement faire votre connaissance… Cela ne se reproduira plus. Il ne vous fera pas de mal, promit Pong, ne le rejetez pas dans les marais avec les autres, ils le mangeraient, c’est devenu un petit d’homme ! »
Comme si je n’avais pas assez de problèmes comme ça, soupira Antoine en s’épongeant. Il n’était que six heures et demie du matin et déjà la sueur perlait à son front. Il fit promettre à Pong d’enfermer Bambi à double tour et d’avoir l’œil sur lui. Je ne veux plus jamais que cela se reproduise, Pong, plus jamais ! Pong sourit et s’inclina en remerciant Antoine de sa compréhension. « Nevermore, mister Tonio, nevermore ! » croassa-t-il en multipliant les courbettes de soumission.
La plantation comprenait plusieurs départements. Il y avait l’élevage des poulets qui servaient à nourrir les crocodiles et les employés, l’élevage de crocodiles qui partait des barrières de corail et s’étendait sur plusieurs centaines d’hectares à l’intérieur des terres dans des rivières aménagées, la conserverie qui recueillait la viande des crocodiles et la mettait en boîtes, et l’usine de transformation où les peaux des crocodiles étaient découpées, tannées, préparées, assemblées afin de partir en Chine pour être transformées en malles de voyage, valises, sacs, porte-cartes, porte-monnaie siglés au nom des grands maroquiniers français, italiens ou américains. Cette partie de son commerce inquiétait Antoine qui craignait des représailles internationales si on venait à découvrir que le trafic commençait dans sa plantation. Quand il avait été embauché par le propriétaire chinois qui était venu de Pékin pour le rencontrer à Paris, cette partie de son activité lui avait été cachée. Yang Wei avait surtout insisté sur l’élevage, la production de viande et d’œufs qu’il faudrait organiser dans les meilleures conditions financières et sanitaires. Il lui avait parlé d’activités « annexes » sans les détailler, lui promettant qu’il toucherait un pourcentage sur tout ce qui sortait « vivant ou mort » de la plantation.
«Dead or alive, mister Cortès ! Dead or alive. » Il souriait d’un
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large sourire cannibale qui avait fait entrevoir des profits mirifiques à Antoine. C’est une fois sur place qu’il s’était rendu compte qu’il était aussi responsable de l’usine de transformation de peaux.
Il était trop tard pour protester : il s’était engagé dans l’aventure. Moralement et financièrement.
Car Antoine Cortès avait vu grand. Échaudé par son échec précédent chez Gunman and Co, il avait investi dans le Croco Park. Il s’était promis de ne plus jamais être un simple rouage mais de devenir un homme avec lequel il fallait compter. Il avait racheté dix pour cent de l’affaire. Pour cela, il avait fait un emprunt à sa banque. Il était allé voir monsieur Faugeron, au Crédit commercial, lui avait montré les plans d’exploitation du Croco Park, le profil des profits sur un an, deux ans, cinq ans et avait emprunté deux cent mille euros. Monsieur Faugeron avait hésité, mais il connaissait Antoine et Joséphine, présumait que, derrière cet emprunt, se cachaient la fortune de Marcel Grobz et le prestige de Philippe Dupin. Il avait accepté de prêter cette somme à Antoine. Le premier remboursement aurait dû avoir lieu le 15 octobre dernier. Antoine n’avait pu y faire face, sa paie n’étant pas encore arrivée. Problèmes d’intendance, avait expliqué Yang Wei qu’il avait pu finalement joindre au téléphone après plusieurs essais infructueux, ça ne saurait tarder et puis, n’oubliez pas que si les résultats du premier trimestre sont bons vous aurez, à Noël, une grosse prime pour vos premiers trois mois de dur labeur ! « You will be Superman ! Car, vous, les Français avoir beaucoup d’idées et nous les Chinois beaucoup de moyens pour les réaliser ! » Mister Wei avait éclaté d’un rire sonore. « Je rembourserai les trois mensualités en un seul paiement, avait promis Antoine à monsieur Faugeron, le 15 décembre au plus tard ! » Il avait senti à la voix du banquier que ce dernier s’inquiétait et avait employé son ton le plus enthousiaste pour le rassurer. « Ne vous en faites pas, monsieur Faugeron, on est dans du gros buisiness, ici ! La Chine bouge et prospère. C’est le pays avec lequel il faut faire des affaires. Je signe des traites qui feraient rougir vos employés ! Des millions de dollars me passent entre les mains, chaque jour ! »
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— J’espère pour vous que c’est de l’argent propre, monsieur Cortès, avait répondu Faugeron.
Antoine avait failli lui raccrocher au nez.
Il n’empêche que, chaque matin, il se réveillait avec la même angoisse et la phrase de Faugeron résonnait à ses oreilles : « J’espère pour vous que c’est de l’argent propre, monsieur Cortès. » Chaque matin aussi, il regardait dans le courrier si sa paie n’était pas arrivée…
Il n’avait pas menti aux filles : il veillait sur soixante-dix mille crocodiles ! Les plus grands prédateurs de la terre. Des reptiles qui règnent sur la chaîne alimentaire depuis vingt millions d’années. Qui descendent de la préhistoire, sont apparentés aux dinosaures. Chaque matin, une fois les tâches distribuées et l’ordre du jour fixé, il partait avec mister Lee vérifier que tout marchait selon les plans et les prévisions. Pour le moment, il dévorait des ouvrages sur le comportement des crocodiles afin d’améliorer le rendement et la reproduction.
—Tu sais, expliquait-il à Mylène qui regardait les reptiles avec méfiance, ils ne sont pas agressifs pour le plaisir. C’est un comportement purement instinctif : ils éliminent les plus faibles et, en bons éboueurs, ils nettoient scrupuleusement la nature. Ce sont de véritables aspirateurs de saletés dans les rivières.
—Oui, mais lorsqu’ils t’attrapent, ils peuvent te dévorer en un clin d’œil. C’est l’animal le plus dangereux du monde !
—Il est très prévisible. On sait pourquoi et comment il attaque : quand on fait des remous, le crocodile croit qu’il a affaire à un animal en détresse et il fonce droit sur lui. Mais si on glisse lentement dans l’eau, il ne bouge pas. Tu ne veux pas essayer ?
Elle avait sursauté et Antoine avait éclaté de rire.
—Pong m’a montré : l’autre jour, il s’est glissé à côté d’un crocodile, sans bouger, sans faire de remous, et le crocodile ne lui a rien fait.
—Je te crois pas.
—Si, je t’assure ! Je l’ai vu, de mes yeux vu.
—La nuit, tu sais, Antoine… Parfois, je me lève pour les regarder et j’aperçois leurs yeux dans le noir… Ça fait comme
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des lampes de poche sur l’eau. Des petites lucioles jaunes qui flottent… Ils ne dorment jamais ?
Il riait de son innocence, de sa curiosité de petite fille et la serrait contre lui. C’était une bonne compagnie, Mylène. Elle ne s’était pas encore complètement habituée à la vie dans la plantation, mais elle était pleine de bonne volonté. « Je pourrais peut-être leur apprendre le français… ou à lire et à écrire », disait-elle à Antoine quand il l’emmenait faire le tour des cases des employés. Elle disait quelques mots aux femmes, les félicitait sur la propreté de leur intérieur, prenait dans ses bras les premiers bébés nés à Croco Park et les berçait. « J’aimerais bien me rendre utile, tu sais… Comme Meryl Streep dans Out of Africa, tu te souviens de ce film ? Elle était si belle… Je pourrais faire comme elle : ouvrir une infirmerie. J’ai passé mon brevet de secouriste quand j’étais à l’école… j’apprendrais à désinfecter les blessures, à les recoudre. Au moins, je m’occuperais… Ou servir de guide aux touristes qui viennent visiter… »
—Ils ne viennent plus, il y a eu trop d’accidents ! Les voyagistes ne veulent plus prendre ce risque…
—C’est dommage… J’aurais pu ouvrir une petite boutique de souvenirs. Ç’aurait fait des sous…
Elle avait essayé de travailler à l’infirmerie. Ça n’avait pas été un franc succès. Elle s’était présentée, vêtue d’un jean blanc et d’un calicot en dentelle blanche, transparente, et les ouvriers s’étaient précipités pour lui montrer un petit bobo qu’ils s’étaient fait exprès afin qu’elle les palpe, les soigne, les ausculte.
Elle avait dû abandonner.
Antoine l’emmenait parfois avec lui, dans la Jeep. Un jour, alors qu’ils parcouraient tous les deux la plantation, ils avaient aperçu un crocodile qui déchiquetait un gnou d’au moins deux cents kilos. Le crocodile roulait et tournait sur lui-même, entraînant sa proie dans ce que les employés appelaient « le rouleau de la mort ». Mylène avait hurlé de terreur et, depuis, elle préférait rester à la maison à l’attendre. Antoine lui avait expliqué qu’elle n’avait plus rien à craindre de ce crocodile-là : après un tel repas, il se passerait de nourriture pendant plusieurs mois.
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C’était le plus gros problème auquel Antoine était confronté : nourrir les crocodiles en captivité. Les rivières aménagées pour garder les crocodiles s’enfonçaient certes dans le territoire où vivait un riche gibier mais les animaux sauvages, méfiants, ne s’approchaient plus de l’eau et remontaient leur cours, plus haut, pour se désaltérer. Les crocodiles dépendaient de plus en plus de la nourriture fournie par les employés de la plantation. Mister Lee avait été obligé d’organiser une « ronde alimentaire » qui consistait à faire marcher des ouvriers le long des rivières en traînant derrière eux des chapelets de carcasses de poulets immergées. Parfois, quand ils croyaient qu’on ne les voyait pas, les employés tiraient d’un coup sec sur la ficelle, happaient une carcasse et la dévoraient. Ils la nettoyaient proprement, aspirant la chair, recrachant les os, puis reprenaient leur ronde.
Il fallait donc élever de plus en plus de poulets.
Il faut absolument que je me débrouille pour faire revenir les animaux sauvages à proximité des rivières, sinon je vais avoir un grave problème sur les bras. Ces crocodiles ne peuvent pas se nourrir exclusivement de ce qui vient de la main de l’homme, ils vont finir par ne plus chasser, ne plus se déplacer et perdre leur vitalité. Ils vont devenir si fainéants qu’ils ne voudront même plus se reproduire.
De plus, il était inquiet quant à la proportion de crocodiles mâles et femelles. Il s’était aperçu qu’il risquait fort d’y avoir trop de mâles pour trop peu de femelles. Difficile de repérer à l’œil nu le sexe de cet animal. Il aurait fallu les endormir et les marquer dès leur arrivée, mais cela n’avait pas été fait. Peut-être faudrait-il, un jour, entreprendre un grand tri sexuel ?
Il y avait d’autres parcs à crocodiles à l’intérieur des terres. Les propriétaires n’étaient pas confrontés à ces problèmes. Leurs réserves étaient restées à l’état sauvage et les crocodiles se nourrissaient eux-mêmes, broyant le gibier qui s’aventurait trop près de l’eau. Ils se rencontraient entre éleveurs, quand il allait à Mombasa, la ville la plus proche de Croco Park. Dans un café, le Crocodile Café. Ils échangeaient les dernières nouvelles, le cours de la viande, la dernière cote des peaux. Antoine écoutait les conversations de ces vieux éleveurs, tannés par l’Afrique,
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l’expérience et le soleil. « Ce sont des animaux très intelligents, tu sais, Tonio, d’une intelligence terrifiante malgré leur petit cerveau. Comme un sous-marin sophistiqué. Faut pas les sousestimer. Ils nous survivront, c’est sûr ! Ils communiquent entre eux : un discret mais large répertoire de mimiques et de sons. Quand ils redressent la tête dans l’eau, c’est qu’ils laissent le rôle du plus fort à un autre. Quand ils arquent la queue, ça veut dire je suis de mauvais poil, déguerpis. Ils s’envoient sans cesse des signaux pour montrer qui est le chef. Très important chez eux : qui est le plus fort. C’est comme les hommes, non ? Tu te débrouilles comment avec ton propriétaire ? Il respecte ses engagements ? Il te paie rubis sur l’ongle ou il te fait lanterner en te racontant des bobards. Ils essaient toujours de nous baiser. Tape sur la table, Tonio, tape sur la table ! Ne te laisse ni intimider ni endormir par des promesses. Apprends à te faire respecter ! » Ils regardaient Antoine en riant. Antoine apercevait alors leurs mâchoires s’ouvrir et se fermer. Une sueur froide coulait sur sa nuque.
Il prenait une grosse voix pour commander une tournée générale et portait une bière glacée à ses lèvres gercées par le soleil. « À la vôtre, les gars ! Et aux crocodiles ! » Tout le monde levait le coude et roulait des cigarettes. « Y a de la bonne came ici, Tonio, tu devrais t’y mettre, ça adoucit les poisseuses soirées quand t’as pas fait ton chiffre et que tu balises ! » Antoine refusait. Il n’osait pas leur demander ce qu’ils savaient de mister Wei, comment était le précédent responsable de la plantation, pourquoi il était parti.
— En tous les cas, tu ne mourras pas de faim, disaient en riant les éleveurs. Tu pourras toujours bouffer des œufs de crocodile sur le plat, des œufs de crocodile en omelette, des œufs de crocodile mimosa ! Qu’est-ce qu’elles pondent, ces sales bêtes !
Ils le fixaient de leurs yeux jaunes en fentes de… crocodiles. Le plus difficile, c’était de cacher son angoisse à Mylène, le
soir, quand il rentrait de ces expéditions à Mombasa. Elle lui posait des questions sur ce qu’il avait vu, ce qu’il avait appris. Il sentait bien qu’elle cherchait à être rassurée. Elle lui avait donné toutes ses économies pour payer le voyage et leur installation.
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Ils étaient allés ensemble acheter ce qu’elle avait appelé « les premières commodités ». Il n’y avait rien dans la maison, le précédent propriétaire avait tout emporté, allant jusqu’à décrocher les rideaux des chambres et du salon. Gazinière, frigidaire, table et chaises, chaîne hi-fi, lit et tapis, casseroles et assiettes, ils avaient dû tout acheter. « Je suis si heureuse de participer à cette aventure », soupirait-elle en lui tendant sa carte de crédit. Elle ne reculait devant aucune dépense pour leur « petit nid d’amour » ; grâce à elle, la maison avait pris jolie tournure. Elle s’était acheté une machine à coudre, une vieille Singer trouvée sur le marché, et elle piquait des rideaux, des dessus-de-lit, des nappes et des serviettes toute la journée. Les employées chinoises avaient pris l’habitude de lui apporter du travail et Mylène le faisait de bonne grâce. Quand il arrivait par surprise et voulait l’embrasser, elle avait la bouche pleine d’épingles ! Le week-end, ils allaient sur les plages blanches de Malindi ; ils pratiquaient la plongée sous-marine.
Trois mois avaient passé, Mylène ne soupirait plus de bonheur. Chaque jour, elle attendait, inquiète, l’arrivée du courrier. Antoine lisait dans ses yeux sa propre angoisse.
Le 15 décembre, il n’y avait rien au courrier.
Ce fut une journée morne, une journée silencieuse. Pong les servit sans rien dire. Antoine ne toucha pas à son petitdéjeuner. Il ne supportait plus de manger des œufs. Dans dix jours c’est Noël, et je n’ai rien pu envoyer à Joséphine et aux filles. Dans dix jours c’est Noël, et je vais me retrouver, avec Mylène, à siroter une coupe de champagne aussi glacée que l’espoir dans nos veines.
Ce soir, j’appellerai mister Wei et je hausserai le ton… Ce soir, ce soir, ce soir…
Le soir, la réalité était moins crue, les yeux jaunes des crocodiles dans les bassins scintillaient de mille promesses. Le soir, avec le décalage horaire, il était sûr de trouver mister Wei chez lui.
Le soir, le vent se levait et l’étouffante chaleur retombait sur l’herbe sèche et sur les marais. Une vapeur légère s’élevait. On respirait mieux. Tout devenait flou et rassurant.
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