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Добавлен: 05.08.2024

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saucisson, un camembert, une baguette, du beurre salé, et les deux hommes bavardaient en contemplant la glycine à travers les vitres de l’atelier. Ils l’avaient connue menue, timide, hésitante et, près de trente après, elle se tortillait d’aise, bouclait, rebondissait sous leurs yeux enchantés.

Depuis un mois, Marcel ne venait plus voir René.

Ou, quand il venait, c’est qu’il y avait un problème, qu’un des magasins avait appelé pour se plaindre ; il arrivait, maussade, aboyait une question, crachait un ordre et repartait, en évitant de croiser le regard de René.

D’abord René fut piqué. Il ignora Marcel. Lui fit répondre par Ginette. Quand Marcel déboulait en râlant, René montait sur un chariot et partait au fond de l’entrepôt compter ses caisses. Cette petite comédie dura trois semaines. Trois semaines sans rondelles de saucisson ni coups de rouge. Sans confidences devant les vrilles de la glycine. Puis René comprit qu’il faisait le jeu de son ami et que Marcel ne viendrait pas le relancer.

Un jour, il ravala sa fierté et monta interroger Josiane. Que se passait-il avec le Vieux ? À sa grande surprise, Josiane le rembarra.

Demande-lui toi-même, on se cause plus ! Il me bat froid comme plâtre.

Elle ressemblait à un jeune malheur. Amaigrie, pâle, avec un peu de rose posé sur les pommettes en une réclame menteuse. Du rose de camelote ! se dit René. Pas le rose du bonheur, le rose qui vient du cœur.

Il est dans son bureau ?

Josiane acquiesça d’un geste sec du menton.

Seul ?

Seul… Profites-en, le Cure-dents tape l’incruste en ce moment. L’est là tout le temps !

René poussa la porte du bureau de Marcel et le surprit, tassé sur son fauteuil, le visage baissé, en train de renifler un chiffon.

Tu testes un nouveau produit ? demanda-t-il en faisant le tour du bureau avant d’arracher la chose des mains de son copain. Puis, étonné, il demanda : C’est quoi ?

Un collant…

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Tu te lances dans le collant ?

Non…

Mais bon Dieu, qu’est-ce que tu fous à sniffer du nylon ? Marcel lui lança un regard malheureux et furieux. René

s’assit sur le bureau face à lui et, le regardant droit dans les yeux, attendit.

Sorti de ses bureaux, de sa réussite financière, Marcel redevenait le gamin rustre et grossier qu’il avait été dans les rues de Paris quand il traînait, le soir, avant de rentrer chez lui où personne ne l’attendait. Il n’avait su maîtriser ses passions que pour s’élever : devenir riche et puissant. Une fois le but atteint, l’intelligence de la vie l’avait déserté. Il continuait à jongler avec les chiffres, les usines, les continents, comme une vieille cuisinière monte ses œufs en neige sans même y faire attention, mais pour le reste, il avait perdu la main. Plus il prospérait, plus il devenait vulnérable. Il perdait son bon sens paysan. Il n’avait plus de repères. Était-il ébloui par l’argent, le pouvoir que lui donnait sa fortune ou au contraire étourdi, ne comprenant pas comment il avait fait pour en arriver là ? Avaitil perdu la science et l’intuition que lui donnait sa rage de débutant pour se perdre dans le luxe et la facilité ? René ne comprenait pas comment l’homme qui tenait tête aux capitalistes chinois ou russes pouvait se faire rouler dans la farine par Henriette Grobz.

René avait vu d’un très mauvais œil le mariage de Marcel avec Henriette. Le contrat qu’elle lui avait fait signer, la veille du mariage, était, d’après lui, une prise en otage. Marcel était fait aux pattes. Une communauté universelle, avec séparation de biens pour qu’elle ne soit pas responsable en cas de faillite, mais une donation au dernier vivant afin qu’elle hérite en cas de bénéfices. Et, cerise sur le gâteau, le titre de présidente du conseil d’administration de l’entreprise. Il ne pouvait plus rien décider sans elle. Ligoté, saucissonné, le Marcel ! « Je ne veux pas avoir l’air de t’épouser pour ton argent, avait-elle prétexté, je veux travailler avec toi. Faire partie de l’entreprise. J’ai tellement d’idées ! » Marcel avait tout gobé. « Folie en barre ! avait hurlé René quand il avait appris les termes du contrat. Une escroquerie ! Un braquage en bonne et due forme ! C’est

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pas une femme, c’est un gangster. Et tu prétends qu’elle t’aime, pauvre imbécile ? Elle te cisaille les couilles avec des ciseaux à ongles. Ma parole, t’as l’intelligence au ras de la moquette ? » Marcel avait haussé les épaules : « Elle va me faire un petit et alors tout reviendra au petit ! – Elle va te faire un petit ? Tu hallucines ou quoi ? »

Marcel, vexé, avait claqué la porte de l’entrepôt.

Ils étaient restés plus d’un mois sans se parler, cette fois-là. Et quand ils s’étaient retrouvés, ils avaient décidé d’un commun accord de ne plus aborder le sujet.

Et maintenant c’était Josiane qui le rendait maboul au point de renifler un vieux collant.

Tu vas rester longtemps comme ça ? Tu veux que je te dise, t’as l’air d’un vieux crapaud sur une boîte d’allumettes.

J’ai plus d’envies…, répondit Marcel avec, dans la voix, le désenchantement de l’homme à qui la vie a tout pris et qui s’installe, docile, dans sa misère.

Tu veux dire que tu vas attendre la mort sans broncher ? Marcel ne répondit pas. Il avait maigri, et sa figure tombait

en deux bourses molles le long des mâchoires. Il était devenu un vieillard hébété, livide, sans arrêt au bord des larmes. Ses yeux, aux bords rougis, suintaient.

— Reprends-toi, Marcel, tu fais pitié. Et bientôt tu feras horreur. Un peu de dignité !

Marcel Grobz haussa les épaules en entendant le mot

«dignité ». Il jeta un regard humide à René et leva la main comme pour dire : à quoi bon ?

René le regardait, incrédule. Ce ne pouvait pas être le même homme qui lui avait appris l’art de la guerre dans les affaires. Il appelait ça ses cours du soir. René le soupçonnait de déclamer haut et fort pour se convaincre et se donner du cœur à l’ouvrage.

«Plus froidement tu calcules, plus loin tu vas. Pas de sentiment, mon vieux. Faut occire à froid ! Et pour asseoir définitivement ton autorité, tu frappes un grand coup avant de commencer, tu sacques un gêneur, tu liquides un ennemi, et tu seras craint le reste de ta vie ! » Ou encore : « Il y a trois moyens de réussir : la force, le génie ou la corruption. La corruption, c’est pas mon truc, le génie, j’en ai pas alors… il ne me reste plus que la force !

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Sais-tu ce que disait Balzac ? “Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon ou s’y glisser comme une peste.” C’est beau, ça, non ? »

Et comment tu sais ça, toi qui n’es jamais allé à l’école ?

Henriette, mon vieux, Henriette ! Elle me fait des fiches pour que j’aie l’air moins con dans les dîners. J’apprends par cœur et je répète.

Un caniche savant, avait pensé René. Il s’était tu. Marcel était fier à l’époque. D’accrocher Henriette à son bras et d’apprendre par cœur des citations pour faire effet dans les dîners. C’était le bon vieux temps. Il avait tout : la réussite, l’argent et la femme. Cherchez l’erreur, il disait à René en lui tapant dans le dos. J’ai tout, mon vieux ! J’ai tout ! Et bientôt, qui je ferai sauter sur mes genoux ? Marcel Junior en personne. Il dessinait, dans l’air une bonne bouille de bébé, une bavette, un hochet et souriait aux anges. Marcel Junior ! Un héritier. Un petit mâle à installer aux commandes. On l’attendait encore, celui-là !

Parfois René surprenait un regard de Marcel sur ses enfants. Il leur faisait bonjour de la main et c’était comme du plomb qu’il soulevait, un adieu qu’il faisait à un rêve.

René chassa la cendre de cigarette qui tombait sur sa salopette et pensa que tout vainqueur cachait un vaincu. Une vie se résume autant par ce qu’elle a apporté que par ce qu’elle a manqué en route. Marcel avait empoché l’argent et la réussite, mais avait perdu l’amour et l’enfant. Lui, René, il avait Ginette et les trois mômes, mais pas plus d’économies que de beurre en branche.

Vas-y, accouche… Qu’est-ce qui se passe ? T’as intérêt à ce que ce soit croustillant pour justifier ta gueule depuis un mois.

Marcel hésita, leva une lourde paupière sur son copain puis se mit à table. Il raconta tout : Chaval et Josiane près de la machine à café, la réaction d’Henriette qui, depuis, exigeait le départ de Josiane et lui qui perdait le goût de vivre, de faire des affaires.

Même pour mettre mes deux jambes dans le pantalon, le matin, j’hésite. J’ai envie de rester sur le dos à compter les fleurs des rideaux. J’ai plus envie, mon vieux. C’est bien simple : de les

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voir tous les deux collés l’un contre l’autre, ça m’a renvoyé mon extrait de naissance en pleine gueule ! Tant que je la tenais dans mes bras, je me racontais des histoires, je me disais que j’étais balèze, que j’allais repousser les frontières du monde, construire une nouvelle muraille de Chine, damer le pion à un milliard de petits Chinois ! C’est pas dur : je sentais mes cheveux repousser. Il a suffi d’une image, cette image-là, ma Choupette dans les bras d’un autre, plus jeune, plus mince, plus vigoureux, pour que je redevienne chauve et m’engouffre dans ma carte vermeille ! D’un seul coup d’un seul ! J’ai tombé les bretelles, j’ai tout lâché…

Il balaya la surface du bureau, envoyant par terre dossiers et téléphones.

À quoi ça sert tout ça, tu peux me le dire, toi ? Du vent, du bluff, du camouflage !

Et comme René restait silencieux, il enchaîna :

Des années à travailler pour rien. Peau de balle ! Toi, au moins, t’as tes enfants, Ginette, une maison où on t’attend le soir… Moi, j’ai mes bilans, mes clients, mes conteneurs à trois balles. Je dors sur un divan, je mange en bout de table, je pète et je rote en cachette. Je porte des pantalons trop serrés. Tu veux que je te dise ? On me met pas à la porte parce que je peux encore servir mais sinon…

Il fit le geste d’une boulette qu’on fait gicler du bout des doigts et s’affaissa de tout son poids sur son fauteuil.

René resta un moment silencieux puis tout doucement, comme on parle à un enfant en colère, un enfant qui se raidit et ne veut pas vous écouter, il commença :

Ce que je vois, c’est que ta Choupette, elle va pas mieux que toi. Vous êtes comme deux otaries échouées sur une banquise déserte et qui se battent froid. Son Chaval, c’était rien du tout ! Un coup de chaud sur la croupe, une envie de précipiter le printemps, un baba au rhum qui te fait de l’œil et que tu te tapes derrière le comptoir. Ne me dis pas que ça t’est jamais arrivé ?

Moi, c’est pas pareil, protesta Marcel en se redressant et en tapant de toutes ses forces sur la table.

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Parce que toi, t’es un homme ? Il est vieux, l’argument ! Il sent son petit Napoléon ! Elles ont changé les bonnes femmes, figure-toi. Elles sont comme nous, maintenant, et quand elles ont un petit Chaval bien gominé qui leur emboîte la croupe, elles se prennent un petit acompte mais ça veut rien dire du tout. C’est de la roupie de sansonnet. Elle t’a à la bonne, la Josiane ! Y a qu’à voir la gueule qu’elle déroule derrière son burlingue. Tu l’as regardée, au moins ? Non. Tu passes devant elle raide comme une saucisse avec ta fierté en visière. T’as pas vu qu’elle avait perdu du poids, qu’elle flotte dans son jersey et qu’elle a le brushing qui tète les mites ? T’as pas vu que le rose qu’elle se peinturlure, il est tout faux, elle l’achète en pack de six au Monoprix parce que sinon elle rivalise avec le bidet ?

Marcel secouait la tête, obstiné et triste. Et René reprenait, mélangeait la gouaille et le sentiment, le bon sens et la raison, pour remettre sur pied son vieux copain qui menaçait de s’étrangler dans son bas nylon.

Soudain il eut une idée et son œil s’alluma.

Tu me demandes même pas pourquoi je suis monté te voir alors que j’avais juré de te couper la parole ? Tu es si habitué à ce qu’on te cire les pompes que tu trouves normal que je vienne te relancer à domicile. Ma parole, tu vas finir par me vexer !

Marcel le regarda, se passa la main dans la nuque et, jouant avec un stylo qui avait échappé au raz de marée sur le bureau, il demanda :

Je te demande pardon… Tu voulais me dire quelque chose ?

René croisa les bras, et prenant tout son temps, annonça à Marcel que sa plus grande frousse risquait bien de devenir réalité : les Chinois avaient recopié ses ordres de travers. Ils avaient mélangé les centimètres et les pieds english !

Je viens de m’en apercevoir en détaillant les bons de commande de ton usine près de Pékin. Ils ont tout compris de travers et si tu veux empêcher le pire, faut que tu viennes voir tout de suite et que tu leur bigophones.

Nom de Dieu ! rugit Marcel. Y en a pour des milliards ! Et tu me le disais pas.

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Il se leva d’un bond, attrapa sa veste, ses lunettes, et s’engouffra dans l’escalier pour descendre dans le bureau de René.

René le suivit et, en passant devant Josiane, lui ordonna :

Prends ton Bic et ton bloc… Y a du rififi chez les Chinetoques !

Josiane obtempéra et ils se précipitèrent tous les trois en bas.

Le bureau de René était une petite pièce, presque entièrement vitrée, qui donnait sur l’entrepôt. Au départ, ce devait être un vestiaire, mais René s’y était installé, trouvant que c’était plus pratique pour surveiller l’entrée et la sortie des marchandises. Et depuis, c’était le sanctuaire de René.

C’était la première fois que Josiane et Marcel se retrouvaient nez à nez depuis l’incident de la machine à café. René ouvrit les livres de comptes sur son bureau, puis se frappant le front, il s’écria :

Putain ! J’ai oublié l’autre… le principal ! Il est resté dans l’entrée. Bougez pas, je vais le chercher.

Il sortit du bureau, tira la clé de sa poche et clic clac les enferma tous les deux. Puis il s’éloigna en se frottant les mains et en faisant claquer les boucles de sa salopette.

À l’intérieur du bureau, Josiane et Marcel attendaient. Josiane posa la main sur le radiateur et l’ôta aussitôt : il était brûlant ! Elle poussa un petit cri de surprise et Marcel demanda :

Tu as dit quelque chose ?

Elle secoua la tête. Au moins, il l’avait regardée. Enfin il tournait la tête vers elle et ne se détournait pas, le nez pincé.

Non… C’est le radiateur, il est brûlant…

Ah…

Le silence retomba entre eux. On n’entendait que le bruit des vans, les cris des ouvriers qui lançaient des indications pour manœuvrer, à droite, à gauche, plus haut, des jurons qui éclataient quand les manœuvres trop brusques menaçaient de tout répandre à terre.

— Qu’est-ce qu’il fout ? grommela Marcel en regardant par la fenêtre.

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Il fout rien. Il fout qu’il voulait nous mettre tous les deux face à face et qu’il a gagné ! C’est du pipeau son histoire de commande foirée.

Tu crois ça ?

T’as qu’à essayer de sortir… M’est avis qu’on est enfermés. On est faits comme les Pieds Nickelés !

Marcel posa la main sur la porte du bureau, fit jouer la poignée dans tous les sens, la secoua, la porte resta fermée. Il tempêta et balança un coup de pied.

Josiane sourit.

C’est que j’ai pas que ça à foutre, moi ! éclata Marcel.

Moi non plus. Qu’est-ce que tu crois, que c’est le Club Med

ici ?

L’air dans le bureau était chaud et fétide. Ça sentait la cigarette refroidie, le chauffage électrique poussé à fond et le pull en laine qui sèche sur une chaise. Josiane plissa le nez et émit un petit reniflement. Elle se pencha sur le bureau et vit collé contre le bas du radiateur un vieux pull jacquard étendu sur le dossier de la chaise. Il a oublié de l’emporter avec lui, il va attraper froid ! Elle se tourna vers la glycine et c’est à ce moment qu’elle aperçut le Cure-dents qui arrivait de son pas militaire.

Merde, Marcel ! Le Cure-dents ! chuchota-t-elle.

Planque-toi, fit Marcel, s’il lui vient l’idée de venir par là.

Et pourquoi je me planquerais ? On ne fait rien de mal.

Planque-toi, je te dis ! Elle va nous apercevoir en passant. Il l’attira vers lui et ils tombèrent accroupis tous les deux

contre le muret.

— Pourquoi tu trembles devant elle ? demanda Josiane. Marcel lui mit la main sur la bouche et la coinça contre lui

avec son bras.

T’oublies toujours que c’est elle qui a la signature.

Parce que tu as été assez con pour la lui filer.

Arrête de vouloir faire la révolution tout le temps.

Et toi, arrête de te faire couillonner !

Oh ! ça va, la donneuse de leçons… Tu faisais moins la maligne l’autre jour près de la machine à café, hein ? Toute

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molle répandue dans les bras de ce bellâtre qui vendrait sa propre mère pour une dent en or !

— Je prenais un café… Tout simplement.

Marcel manqua s’étouffer. D’une voix assourdie, presque blanche, il protesta :

Parce que t’étais pas dans les bras de Chaval peut-être ?

On se frottait un peu, c’est vrai. Mais c’était juste pour te faire bisquer.

Ben… t’as réussi.

Oui… J’ai réussi. Et depuis tu me parles plus !

C’est que tu vois, je m’attendais pas à ça…

Tu t’attendais à quoi ? À ce que je te tricote des bonnets en laine pour tes vieux jours ?

Marcel haussa les épaules et, tirant sur la manche de sa veste, se mit à cirer le bout de ses chaussures.

J’en avais marre, Marcel…

Ah bon ? fit-il, faisant semblant d’être absorbé par la propreté de ses pompes.

Marre de te voir repartir tous les soirs avec le Cure-dents ! Marre ! Marre ! Tu te dis jamais que ça me rend folle ? Toi installé pépère dans ta double vie, moi ramassant les miettes que tu veux bien me lâcher. Les attrapant du bout des doigts, sans faire de bruit, des fois qu’elle entende. Et ma vie qui défile

àtoute berzingue sans que je puisse lui mettre la main dessus. Des lustres que ça dure, nous deux ! Et on continue de se voir en cachette ! Et jamais tu m’emmènes comme une officielle, jamais tu me fais parader dans de beaux atours, jamais tu m’exhibitionnes au soleil des îles lointaines ! Non, pour Choupette, c’est le noir complet… Les menus à vingt balles et les fleurs en plastique ! Les parties de cuisses en l’air, Popaul qui s’épanouit et hop ! tu remballes tes petites affaires et tu rentres chez toi ! Oh, bien sûr… quand je klaxonne, quand je brandis la menace de sevrer Popaul, tu me files un bijou. Histoire de me faire patienter… de calmer la tempête dans ma tête. Sinon, que des promesses ! Des promesses à perpète ! Alors ce jour-là, j’ai craqué… Ce jour-là, en plus, elle m’avait agressée. C’était le jour où j’avais perdu ma mère et elle m’a interdit de pleurer au

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bureau. J’usurpais mon salaire, qu’elle a dit ! Je l’aurais massacrée…

Marcel écoutait, calé contre le muret. Il se laissait envahir par la musique des mots de Josiane et, peu à peu, la tendresse montait en lui. Sa colère retombait comme la voile d’un parachute qui se pose à terre. Consciente qu’il s’attendrissait, Josiane délayait son récit, l’agrandissait, y accrochait des larmes, des soupirs, des ex-voto, du mauve, du marron, du noir et du rose. Tout en chuchotant son drame, elle accompagnait le lent affaissement du corps de Marcel contre le sien. Il se tenait encore, il enfermait ses genoux entre ses mains pour ne pas se laisser choir contre elle, mais il tanguait doucement et se rapprochait.

Ça a été dur de perdre ma mère, tu sais. C’était pas une sainte, loin de là, tu le savais ! Mais c’était ma mère… Je croyais que je serais forte, que j’encaisserais sans rien dire et puis vlan ! ça m’a fait comme un crochet dans le buffet, j’en ai perdu le souffle…

Elle lui prit la main et la posa entre ses seins, là où ça lui avait fait tellement mal. La main de Marcel devint chaude dans la sienne et retrouva sa place d’antan dans le sillon doux et rassurant.

Je me suis retrouvée comme à deux ans et demi… Quand tu lèves la tête, confiante, vers l’adulte qui devrait te protéger et que tu te prends une beigne, un aller-retour dont tu ne reviendras plus… On ne s’en remet jamais de ces blessures-là, jamais. On fait la fière, on avance le menton mais on a le cœur qui bat le tambour…

Sa voix était devenue un filet, un chuchotis de confidences douces qui remplissait Marcel Grobz d’une ouate vaporeuse. Choupette, ma Choupette, que c’est bon de t’entendre à nouveau, ma petite fille, ma beauté, mon amazone dorée… parle-moi, parle-moi encore, quand tu gazouilles, que tu tortilles les mots comme le crochet avec la laine, je ressuscite, la vie est aride sans toi, elle ne ruisselle pas, elle ne vaut plus qu’on se lève le matin pour mettre le nez à la fenêtre.

Henriette Grobz était montée dans le bureau de Marcel et, ne trouvant ni Josiane ni son mari, elle était partie à la recherche

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