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Добавлен: 05.08.2024
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Le soir, il se disait que les débuts étaient toujours difficiles, que travailler avec des Chinois c’était comme prendre des claques dans la gueule mais que le cuir finirait par se tanner. On ne devenait pas riche sans prendre de risques, mister Wei n’avait pas investi tout cet argent sur soixante-dix mille têtes de crocodiles sans en espérer un rondelet bénéfice. Tu te décourages trop vite, Tonio ! Allez, reprends-toi ! Tu es en Afrique, plus en France. Ici, il faut se battre. Le courrier, les transactions prennent davantage de temps. Ton chèque est entre les mains d’un douanier qui le tourne et le retourne, en vérifie l’origine avant de te l’envoyer. Il arrivera demain, aprèsdemain au plus tard… Patiente un jour ou deux. La prime ajoutée est si énorme que les vérifications sont plus longues ! Ma prime de Noël…
Il sourit à Mylène, qui, soulagée de le voir se détendre, lui rendit son sourire.
Huit mille douze euros ! Un chèque de huit mille douze euros. Quatre fois mon salaire mensuel au CNRS. Huit mille douze euros ! J’ai gagné huit mille douze euros en traduisant la vie de la délicieuse Audrey Hepburn. Huit mille douze euros ! C’est écrit sur le chèque. Je n’ai rien dit quand le comptable me l’a tendu, je n’ai pas cherché à en connaître le montant, je l’ai empoché comme si de rien n’était. Je transpirais de peur. Ce n’est qu’après, dans l’ascenseur, que j’ai entrouvert l’enveloppe, tout doucement, en décollant un bord, en l’agrandissant, j’avais le temps, je redescendais du quatorzième étage, j’ai détaché le chèque de la lettre à laquelle il était agrafé et j’ai regardé… Et là, j’ai vu ! J’ai ouvert les yeux et j’ai aperçu le montant : huit mille douze euros ! Il a fallu que je m’appuie contre la paroi de l’ascenseur. Tout tournait. Une tempête de billets m’étourdissait. Soulevait ma jupe, s’engouffrait dans mes yeux, mes narines, ma bouche. Huit mille douze papillons voletaient autour de moi ! Quand l’ascenseur s’est arrêté, je suis allée m’asseoir dans le grand hall vitré. Je contemplais mon sac. Il y avait là-dedans huit mille douze euros… Impossible ! J’avais mal lu ! Je m’étais trompée ! J’ai ouvert le sac, repéré
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l’enveloppe, l’ai tâtée, tâtée, elle bruissait d’un doux bruit de soie et me rassurait, je l’ai approchée de mes yeux sans que personne ne se doute de ce que j’étais en train de faire et ai détaillé une nouvelle fois le montant : huit mille douze euros à l’ordre de madame Joséphine Cortès.
Joséphine Cortès, c’est moi. C’est bien moi. Joséphine Cortès a gagné huit mille douze euros.
J’ai coincé le sac sous mon bras et j’ai décidé d’aller déposer le chèque à ma banque. Tout de suite. Bonjour, monsieur Faugeron, devinez quel bon vent m’amène ? Huit mille douze euros ! Alors, monsieur Faugeron, fini les coups de fil en point d’interrogation, comment comptez-vous vous en sortir, madame Cortès ? Comme ça, monsieur Faugeron ! En travaillant avec la délicieuse, l’exquise, la ravissante, la magnifique, la troublante Audrey Hepburn ! Et demain, à ce tarif-là, je veux bien faire un petit tour dans la vie de Liz Taylor, Katharine Hepburn, Gene Tierney et pourquoi pas Gary Cooper ou Cary Grant ? Ce sont mes copains. Ils me murmurent des confidences à l’oreille. Voulez-vous que je vous imite l’accent plouc de Gary Cooper ? Non… Bon… Et ce chèque, monsieur Faugeron, il tombe pile quand il faut ! Juste avant Noël.
Jo exultait. Elle marchait dans la rue et poursuivait son dialogue avec monsieur Faugeron. Elle avançait en dansant puis se figea soudain en statue de sel et porta la main à son cœur. L’enveloppe ! Et si elle l’avait perdue ? Elle s’arrêta, entrouvrit son sac et contempla l’enveloppe blanche qui reposait, gonflée, joufflue, prospère, entre le trousseau de clés, le poudrier, les Hollywood chewing-gums, et les gants en peau de pécari qu’elle ne mettait jamais. Huit mille douze euros ! Tiens, se dit-elle, je vais prendre un taxi. Je vais me rendre à la banque en taxi. J’aurais trop peur de me faire braquer dans le métro…
Braquer dans le métro !
Son cœur battait mille coups, sa gorge criait mille soifs, des gouttelettes de sueur perlaient à son front. Ses doigts repartaient à la recherche de l’enveloppe, la repéraient, la palpaient encore ; elle poussait un soupir, calmait les battements de son cœur, caressait l’enveloppe.
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Elle arrêta un taxi, lui donna l’adresse de sa banque à Courbevoie. Mettre les huit mille douze euros à l’abri et après, après… gâter les filles ! Noël, Noël ! Djingle bells ! Djingle bells ! Djingle all the way… Merci, mon Dieu, merci, mon Dieu ! Qui que vous soyez, où que vous soyez, vous qui veillez sur moi, vous qui m’avez donné le courage et la force de travailler, merci, merci.
À la banque, elle remplit le formulaire de dépôt et, quand elle écrivit en beaux chiffres arrondis, huit mille douze euros, elle ne put s’empêcher de sourire de fierté. Arrivée devant le caissier, elle demanda si monsieur Faugeron était là. Non, lui répondit-on, il est en visite de clientèle, mais il sera là vers dixsept heures trente. Dites-lui de m’appeler, je suis madame Cortès, demanda Joséphine en faisant claquer le fermoir de son sac.
Et clac ! Madame Joséphine Cortès convoquait monsieur Faugeron.
Et clac ! Madame Joséphine Cortès n’avait plus peur de monsieur Faugeron.
Et clac ! Madame Joséphine Cortès n’avait plus peur de rien. Et clac ! Madame Joséphine Cortès, c’était quelqu’un. L’éditeur à qui elle avait remis sa traduction avait eu l’air
enchanté. Il avait ouvert le manuscrit, s’était frotté les mains et avait dit « voyons… voyons ». Il avait humecté son index, tourné une page puis deux, il avait lu, et avait hoché la tête de satisfaction. « Vous écrivez très bien, c’est fluide, c’est élégant, c’est simple comme une robe de Yves Saint Laurent ! – C’est Audrey, elle m’a inspirée », avait rougi Joséphine qui ne savait comment répondre à tant de compliments.
—Ne soyez pas modeste, madame Cortès. Vous avez un vrai talent… Accepteriez-vous d’autres travaux similaires ?
—Oui… bien sûr !
—Eh bien, il n’est pas impossible que je vous contacte bientôt… Vous pouvez passer à la comptabilité, à l’étage audessus, on vous remettra votre chèque.
Il lui avait tendu une main qu’elle avait serrée comme une naufragée agrippe un canot de sauvetage en pleine tempête.
—Au revoir, madame Cortès…
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— Au revoir, monsieur…
Elle avait oublié son nom. Elle s’était dirigée vers l’ascenseur. Vers la comptabilité. Et c’est alors que…
Elle n’en revenait pas.
Et maintenant, se dit-elle en sortant de la banque, direction le centre commercial de la Défense, et une averse de cadeaux pour les filles. Mes petites chéries ne manqueront de rien pour Noël et mieux : elles seront à égalité avec leur cousin Alexandre !
Huit mille douze euros ! Huit mille douze euros…
Devant les vitrines des boutiques, elle écarquilla les yeux, en serrant son porte-monnaie où reposait sa carte de crédit. Gâter Zoé, gâter Hortense, les éblouir de cadeaux, graver un sourire définitif sur leurs visages de gamines sans papa à Noël. D’un coup de carte magique, moi, Joséphine, je serai tout à la fois : papa, maman, le Père Noël. Je leur rendrai confiance dans la vie. Je ne veux pas qu’elles aient les mêmes angoisses que moi. Je veux qu’elles s’endorment le soir, en pensant maman est là, maman est forte, maman veille sur nous, il ne peut rien nous arriver… Mon Dieu, merci de me donner cette force-là ! Joséphine parlait de plus en plus souvent à Dieu. Je vous aime, mon Dieu, veillez sur moi, ne m’oubliez pas, moi qui vous oublie si souvent. Et parfois il lui semblait qu’il posait la main sur sa tête et la caressait.
En arpentant les galeries marchandes, habillées de guirlandes, d’arbres de Noël, sillonnées par de gros bonshommes en houppelande rouge et barbe blanche, elle remerciait Dieu, les étoiles, le Ciel et hésitait à pousser la porte d’un magasin. Il faut que j’épargne pour les impôts !
Joséphine n’était pas femme à perdre la tête.
Et pourtant… En une heure, elle avait dépensé le tiers de son chèque ; elle en avait le vertige. Comme c’est tentant de tout prendre : les options, le service après-vente, un accessoire en promotion. Les vendeurs bourdonnent autour de vous et vous bercent de douces mélopées, telles les sirènes qui enchantèrent Ulysse. Elle n’était pas habituée, elle n’osait pas dire non, elle rougissait, osait une question vite balayée par le vendeur qui avait repéré la proie facile et la ficelait au mât de la tentation.
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Pour quelques euros de plus, on lui installerait les programmes nécessaires sur l’ordinateur, pour quelques euros de plus on lui dézonerait le DVD, pour quelques euros de plus on lui livrerait la marchandise à la maison, pour quelques euros de plus on étendrait la garantie à cinq ans, pour quelques euros de plus… Joséphine, grisée, disait oui bien sûr, oui volontiers, oui vous avez raison, oui vous pouvez livrer dans la journée, je suis toujours là, vous comprenez, je travaille à la maison. Aux heures d’école de préférence pour que mes filles ne soient pas présentes, que ce soit une surprise pour Noël. Pas de problème, madame, aux heures d’école si vous y tenez…
Elle était repartie, un peu étourdie, un peu inquiète, puis avait aperçu, dans la foule, une petite fille qui ressemblait à Zoé et qui contemplait, les yeux brillants, une vitrine de jouets. Son cœur s’était emballé. C’est cette mine-là qu’auront mes filles quand elles ouvriront leurs cadeaux, cette mine-là qui fera de moi la plus heureuse des femmes…
Elle était rentrée à pied, affrontant le vent qui sifflait dans les grandes avenues de la Défense. On était en hiver, la nuit tombait vite. À quatre heures et demie, il faisait sombre et les lampadaires blafards s’allumaient un à un le long de son chemin. Elle releva le col de son manteau, tiens ! j’aurais pu m’acheter un manteau plus chaud, et baissa la tête pour se protéger du vent glacial. Il a parlé d’une autre traduction, alors je m’achèterai un manteau. Celui-là, Antoine me l’a offert il y a dix ans déjà ! On venait de s’installer à Courbevoie…
Il ne rentrera pas pour Noël. Le premier Noël sans lui… L’autre jour, à la bibliothèque, elle avait consulté un livre sur
le Kenya. Elle avait regardé où se trouvaient Mombasa et Malindi, les plages blanches, les vieilles maisons de Malindi, les petites boutiques artisanales, et les gens si amicaux, disait le guide. Et Mylène ? Elle est amicale, Mylène ? avait-elle grogné en refermant le livre d’un coup sec.
L’homme en duffle-coat ne venait plus. Il avait sans doute fini ses recherches. Il traversait les rues de Paris en laissant une jolie blonde glisser la main dans sa poche…
Quand elle arrivait à la bibliothèque, elle posait ses livres sur la table, et le cherchait des yeux. Puis elle se mettait à travailler.
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Relevait la tête, le guettait, en se disant il est arrivé, il me regarde en cachette…
Il ne venait plus.
En bas de l’immeuble, elle croisa madame Barthillet qui la heurta sans la voir. Joséphine eut un mouvement de recul en l’apercevant. Une lueur de bête traquée brillait dans ses yeux. Elle baissa le regard quand elle vit Joséphine et avança en biais, en regardant ses pieds. Elles se croisèrent en silence. Joséphine n’osa pas lui demander des nouvelles de sa famille. Elle avait appris que monsieur Barthillet était parti.
Sa belle humeur du début de l’après-midi s’était enfuie. C’est d’un geste las qu’elle décrocha le téléphone qui sonnait quand elle ouvrit la porte de son appartement.
C’était monsieur Faugeron. Il la félicitait pour le chèque qu’elle avait déposé à la banque puis lui dit quelque chose qu’elle ne comprit pas tout de suite. Elle lui demanda de patienter un instant, le temps d’enlever son manteau et de poser son sac, puis reprit le téléphone.
—Ce chèque tombe à point nommé, madame Cortès. Vous êtes à découvert depuis trois mois…
Joséphine, la bouche sèche, les doigts crispés autour du téléphone, ne pouvait pas parler. À découvert ! Depuis trois mois ! Pourtant elle avait fait ses comptes : son solde était positif.
—Votre mari a ouvert un compte à son nom avant de partir pour le Kenya. Il a fait un gros emprunt et n’a honoré aucun des remboursements prévus à partir du 15 octobre…
—Un emprunt, Antoine ? Mais…
—Sur son propre compte, madame Cortès, mais vous êtes responsable. Il avait promis de rembourser et… Vous avez dû signer des papiers, madame Cortès ! Souvenez-vous…
Joséphine fit un effort et se rappela, en effet, qu’Antoine lui avait fait signer de nombreux formulaires de banque avant de partir. Il avait parlé de plan, d’investissement, d’assurance pour l’avenir, de pari à prendre. C’était au début du mois de septembre. Elle lui avait fait confiance. Elle signait toujours les yeux fermés.
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Elle écouta, comme dans un mauvais rêve, les explications du banquier. Grelottant dans la lumière blafarde de l’entrée. Il faudrait que je pousse le chauffage, il fait trop froid. Les dents serrées, recroquevillée sur la chaise près du petit meuble où se trouvait le téléphone, les yeux fixés sur la trame usée de la moquette.
—Vous êtes responsable en son nom, madame Cortès. J’ai le regret de vous le dire… Maintenant, si vous voulez passer à la banque, nous pouvons aménager votre dette… Vous pourriez aussi demander à votre beau-père de vous aider…
—Jamais, monsieur Faugeron, jamais !
—Pourtant, madame Cortès, il va bien falloir…
—Je me débrouillerai, monsieur Faugeron, je me débrouillerai…
—En attendant, ce chèque de huit mille douze euros comblera le trou laissé par votre mari… Les échéances sont de mille cinq cents euros par mois, donc faites le calcul vousmême…
—J’ai fait des achats cet après-midi, parvint à articuler Joséphine. Pour les filles, pour le Noël des filles… J’ai acheté un ordinateur et… Attendez, j’ai les tickets de carte bleue…
Elle fouilla dans son sac, arracha son porte-monnaie, l’ouvrit en toute hâte et en extirpa les relevés de carte bleue. Additionna lentement les sommes dépensées et les annonça au banquier.
—Ce sera juste, madame Cortès… Surtout s’il n’honore pas la traite du 15 janvier… Je ne voudrais pas vous affoler en cette période de Noël mais ce sera juste.
Joséphine ne savait plus que dire. Son regard tomba sur la table de la cuisine où trônait sa machine à écrire, une vieille IBM
àboule que lui avait donnée Chef.
—Je ferai face, monsieur Faugeron. Laissez-moi le temps de me retourner. On m’a promis, ce matin, un autre travail bien rémunéré. C’est une question de jours…
Elle disait n’importe quoi. Elle était en train de se noyer.
—Il n’y a pas urgence, madame Cortès. On se revoit début janvier, si vous voulez, vous aurez peut-être des nouvelles…
—Merci, monsieur Faugeron, merci.
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—Allez, madame Cortès… ne vous tourmentez pas, vous vous en sortirez ! En attendant, essayez de passer de bonnes fêtes de Noël. Vous avez des projets ?
—Je vais chez ma sœur à Megève, répondit Joséphine tel un boxeur sonné que l’arbitre est en train de compter.
—C’est bien de ne pas être seule, d’avoir une famille… Allez, madame Cortès, bonnes fêtes de Noël.
Joséphine raccrocha et tituba jusqu’au balcon. Elle avait pris l’habitude de s’y réfugier. Du balcon, elle contemplait les étoiles. Elle interprétait un scintillement, un passage d’étoile filante comme un signe qu’elle était écoutée, que le ciel veillait sur elle. Ce soir-là, elle s’agenouilla sur le béton, joignit les mains et, levant les yeux au ciel, elle récita une prière :
« Étoiles, s’il vous plaît, faites que je ne sois plus seule, faites que je ne sois plus pauvre, faites que je ne sois plus harcelée. Je suis lasse, si lasse… Étoiles, on ne fait rien de bien toute seule et je suis si seule. Donnez-moi la paix et la force intérieure, donnez-moi aussi celui que j’attends en secret. Qu’il soit grand ou petit, riche ou pauvre, beau ou laid, jeune ou vieux, ça m’est égal. Donnez-moi un homme qui m’aimera et que j’aimerai. S’il est triste, je le ferai rire, s’il doute, je le rassurerai, s’il se bat, je serai à ses côtés. Je ne vous demande pas l’impossible, je vous demande un homme tout simplement, parce que, voyez-vous, étoiles, l’amour, c’est la plus grande des richesses… L’amour qu’on donne et qu’on reçoit. Et de cette richesse-là, je ne peux pas me passer… »
Elle inclina la tête vers le sol en béton et se laissa aller en une infinie prière.
C’est au 75 de l’avenue Niel que Marcel Grobz avait établi ses bureaux. Pas très loin de la place de l’Étoile, pas très loin non plus du boulevard périphérique. « Un côté fric, un côté chic », s’esclaffait-il quand il faisait visiter son domaine ou « ça entre à un centime, ça ressort à dix euros ! » quand il était seul avec René.
Il avait acheté, il y avait des années, un immeuble de deux étages, dans une cour pavée, où courait une glycine dessinant
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des ronds et des festons. Elle lui avait tapé dans l’œil. Le jeune Marcel Grobz cherchait un endroit frais et bourgeois pour y loger son entreprise. « Bon Dieu ! s’était-il exclamé en voyant le lot qu’on lui proposait pour une bouchée de pain, voilà qui fera bel effet ! » et il bichait comme un pou sur la tête d’un teigneux. « On se croirait dans un couvent de carmélites ! Ici, on me parlera avec respect, et on attendra si je suis en retard d’une traite ! Cet endroit respire la bonhomie, la douceur provinciale, l’affaire honnête et prospère. »
Il avait tout acheté : l’immeuble et l’atelier, la cour et la glycine, et d’anciennes écuries aux fenêtres cassées qu’il avait aménagées pour en faire des locaux supplémentaires.
C’est là au 75 de l’avenue Niel que son entreprise avait pris son envol.
C’est là aussi qu’un beau jour d’octobre 1970, il avait vu arriver René Lemarié, un jeune gars, de dix ans son cadet, dont la taille étranglée de jeune fille s’évasait jusqu’à des épaules de cariatide ; le crâne rasé, le nez cassé, le teint rouge brique, un sacré gaillard ! s’était dit Marcel en écoutant les arguments de René qui cherchait une place. « C’est pas pour me vanter, mais je sais tout faire. Et je lanterne pas. J’ai pas un nom qui se dévisse, je sors pas de Polytechnique, mais je vous rendrai service ! Prenez-moi à l’essai et vous me supplierez de rester. »
René était jeune marié. Ginette, sa femme, une petite blonde, qui riait tout le temps, fut embauchée à l’atelier. Elle travaillait sous les ordres de son mari. Elle conduisait les vans, tapait à la machine, comptait et recomptait les conteneurs, en vérifiait le contenu. Elle aurait aimé être chanteuse, mais la vie en avait décidé autrement. Quand elle avait rencontré René, elle était choriste dans les spectacles de Patricia Carli et avait dû choisir : René ou le micro. Elle avait choisi René, mais continuait à hurler, quand l’envie lui prenait, « arrête, arrête ! Ne me touche pas ! Je t’en supplie, aie pitié de moi ! Je ne peux plus, plus suporrrrter avec une autre te parrrtager… D’ailleurs, demain tu te marrries, elle a de l’archent, elle est cholie ! Elle a tou-ou-tes les qualités, mon seul défaut, c’est de t’aimer ! ! ! » sous les grandes verrières de l’atelier. Elle vocalisait et imaginait un parterre de spectateurs hurlant à ses pieds. Elle avait
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également été choriste pour Rocky Volcano, Dick Rivers et Sylvie Vartan. Tous les samedis soir, chez René et Ginette, il y avait karaoké. Ginette n’avait pas dépassé les années soixante, portait des ballerines et des corsaires en vichy et se coiffait comme Sylvie à l’époque de sa petite robe bleue Real et de la marguerite coincée derrière l’oreille. Elle possédait toute la collection de Salut les copains et de Mademoiselle Âge tendre et la feuilletait, quand elle se sentait d’humeur nostalgique.
Marcel prêtait à René et Ginette un local au-dessus des écuries, qu’ils avaient transformé en logement. Ils y avaient élevé leurs trois enfants, Eddy, Johnny et Sylvie.
Quand Marcel avait embauché René, il avait remis à plus tard la définition de son poste. « Je commence, vous commencerez avec moi ! » Depuis, les deux hommes étaient unis comme les branches noueuses de la glycine.
Certes, ils se voyaient rarement en dehors du bureau, mais il n’y avait pas un jour sans que Marcel ne passe soulever la casquette de René, qui, en salopette, la clope aux lèvres, bougonnait : « Comment ça va, le Vieux ? »
René tenait un compte exact de toutes les marchandises, notait les entrées et les sorties, les promotions et les produits qui ne partaient pas et dont il était urgent de se débarrasser : « Ce machin-là, tu me le fous en promo du mois. Tu le refiles aux gogos, bobos et autres clampins qui traînent dans tes magasins, je veux plus le voir ! Et si t’as commencé la production en chaîne à Tsing-Tsing ou Pétaouchnock, tu bloques les freins. Ou tu vas te retrouver en slip à faire des claquettes dans le métro. Sais pas ce qui t’a pris le jour où t’en as commandé trente palettes, mais tu devais avoir un raisin sec dans la tête ! »
Marcel clignait de l’œil, écoutait, et suivait presque toujours les conseils de René.
En plus de la gestion de l’entrepôt de l’avenue Niel, René était chargé de répartir les marchandises entre les magasins de Paris et de province, de gérer les stocks, de commander les articles manquants ou qui allaient manquer. Chaque soir, avant de quitter le bureau, Marcel descendait à l’entrepôt pour y boire un coup de rouge en compagnie de René. René sortait un
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