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Добавлен: 05.08.2024
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de René. Elle le vit dans l’entrepôt, en grande discussion avec un ouvrier qui se grattait la tête : il n’y avait plus de place en hauteur pour ranger les palettes. Henriette attendit, un peu à l’écart, qu’on lui prête attention. Sa figure était peinte comme une fresque restaurée et son chapeau planté sur le crâne trônait tel un trophée arraché à l’ennemi. René se retourna et l’aperçut. Un rapide regard vers son bureau le rassura : les deux amants contrariés s’étaient planqués ! Il prit congé de l’ouvrier et demanda à Henriette ce qu’il pouvait faire pour elle.
—Je cherche Marcel.
—Il doit être dans son bureau…
—Il n’y est pas.
Elle répondait d’une voix grave et cassante. René prit l’air étonné et fit mine de réfléchir, tout en la soupesant du regard. La poudre rose sur son visage dessinait des plaques sèches et irritées qui soulignaient les fines rides de la bouche et les bajoues qui s’affaissaient. Sa face vieillotte, d’où sortait un nez d’oiseau de proie, s’articulait autour d’une bouche si mince que le rouge débordait des lèvres pincées. Henriette Grobz tentait d’afficher le sourire contraint de celle qui poireaute et escompte un bon pourboire en échange, puis qui, déçue, voudrait bien cracher sur l’imposteur qui lui a fait espérer une seconde qu’elle aurait son obole. Elle avait fait un effort envers René, pensant qu’il la renseignerait, mais, devant son inefficacité, elle reprit son allure d’adjudant-chef et tourna les talons. Dieu, songea René, quelle femme ! Raide comme un coup de trique ! On peut imaginer en la voyant qu’elle trouve son plaisir ni dans la nourriture ni dans la boisson, ni dans le moindre abandon. Faudrait faire sauter tout ça à la dynamite ! Tout est contrôlé chez elle, tout respire la contrainte, l’intérêt ; le calcul s’allie à la raideur de ses tenues et de ses gestes. Un amidon parfait moulé dans un corset de calculs financiers.
—Je vais l’attendre dans son bureau, siffla-t-elle en s’éloignant.
—C’est ça, répondit René, si je le vois, je lui dirai que vous êtes là.
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Pendant ce temps, dans le bureau de René, accroupis dans l’obscurité et chuchotants, Marcel et Josiane poursuivaient leurs retrouvailles.
—Tu m’as trompé avec Chaval ?
—Non, je t’ai pas trompé… Je me suis laissée aller un soir de cafard. C’est tombé sur lui parce qu’il était là… Mais ç’aurait pu être n’importe qui.
—Tu m’aimes un peu tout de même ?
Il s’était rapproché et sa cuisse reposait contre celle de Josiane. Son souffle court était chaud et il respirait par à-coups à force d’être plié en deux.
— Je t’aime tout court, mon gros loup…
Elle soupira et laissa tomber sa tête sur l’épaule de Marcel.
—Oh, tu m’as manqué, tu sais !
—Toi aussi ! T’as pas idée.
Ils étaient là, tous les deux, étonnés, serrés l’un contre l’autre, comme deux écoliers qui ont fait le mur et se cachent pour fumer. Ils chuchotaient dans l’obscurité et la chaleur qui puait la laine mouillée.
Ils restèrent un long moment sans bouger, sans parler. Leurs doigts s’étreignaient, s’épluchaient, se reconnaissaient et c’est toute une tendresse, toute une chaleur que Josiane retrouvait comme un paysage d’enfant. Leurs yeux s’étaient habitués à l’obscurité, ils discernaient dans le noir le contour des objets. Je m’en fiche qu’il soit vieux, qu’il soit gros, qu’il soit moche, c’est mon homme, c’est ma pâte à aimer, ma pâte à rire, ma pâte à pétrir, ma pâte à souffrir, je sais tout de lui, je peux le raconter en fermant les yeux, je peux dire ses mots avant même qu’il les prononce, je peux lire dans sa tête, dans ses petits yeux malins, dans sa grosse bedaine… je le raconterais les yeux fermés, cet homme-là.
Ils restèrent un long moment sans parler. Ils s’étaient tout dit et surtout, surtout ils s’étaient retrouvés. Et puis soudain, Marcel se redressa d’un coup. Josiane lui murmura « fais gaffe ! Elle est peut-être derrière la porte ! ».
— Je m’en fiche ! Lève-toi, Choupette, lève-toi… On est cons de se cacher comme ça. On n’a rien fait de mal, hein, Choupette ?
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—Allez, viens ! Rassieds-toi là.
—Non, debout ! J’ai un truc à te demander. Un truc trop sérieux pour que tu restes accroupie.
Josiane se leva, épousseta sa jupe et, en riant, demanda :
—Tu vas me demander ma main ?
—Mieux que ça, Choupette, mieux que ça !
—Je vois pas… Tu sais, à trente-huit berges, il reste plus que ça que j’ai pas fait, me marier ! Personne m’a jamais demandée en mariage. Tu le crois, ça ? Et pourtant, j’en ai rêvé… Je m’endormais en me disant un jour on me demandera et je dirai oui. Pour la bague au doigt et pour ne plus jamais être seule. Pour manger à deux sur une toile cirée en se racontant sa journée, pour se mettre des gouttes dans le nez, pour tirer au sort celui qui aura le quignon de la demi-baguette…
—Tu m’écoutes pas, Choupette… j’ai dit « mieux que ça ».
—Alors là… je donne ma langue au chat.
—Regarde-moi, Choupette. Regarde-moi, là, dans les yeux… Josiane le regarda. Il avait le sérieux d’un pape bénissant la
foule le jour de Pâques.
—Je te regarde… dans les yeux.
—C’est important ce que je vais te dire… Très important !
—Je t’écoute…
—Tu m’aimes, Choupette ?
—Je t’aime, Marcel.
—Si tu m’aimes, si tu m’aimes vraiment, prouve-le-moi : fais-moi un enfant, un petit à moi, à qui je donnerai mon nom. Un petit Grobz…
—Tu peux répéter, Marcel ?
Marcel répéta, répéta et répéta encore. Elle le suivait des yeux comme si les mots défilaient sur un écran. Et qu’elle avait du mal à lire. Il ajouta qu’il attendait ce petit depuis des siècles et des siècles, qu’il savait déjà tout de lui, la forme de ses oreilles, la couleur de ses cheveux, la taille de ses mains, les plis sous le pied, le marbré des fesses, la mignardise des ongles et le petit nez qui se fronce quand il prend sa tétée.
Josiane écoutait les mots mais ne les comprenait pas.
— Je peux me laisser tomber par terre, Marcel ? J’ai les genoux qui dansent la javanaise…
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Elle se laissa tomber droit sur le derrière et il vint s’accroupir contre elle, en grimaçant parce qu’il avait mal aux genoux.
—Tu dis quoi, Choupette ? Tu dis quoi ?
—Un petit ? Un petit de nous deux ?
—C’est ça.
—Ce petit… tu le reconnaîtras ? Tu lui donneras des droits ? Ce ne sera pas un petit bâtard honteux ?
—Je l’assiérai à la table de la famille. Il portera mon nom… Marcel Junior Grobz.
—Promis juré ?
—Promis juré sur mes couilles !
Et il tendit la main sur ses testicules.
—Tu vois… tu te moques de moi.
—Non, au contraire ! Comme autrefois. Pour s’engager vraiment, on jurait sur ses couilles. Testicules, testament… c’est Jo qui m’a appris ça.
—La pointue ?
—Non, la ronde. La gentille. C’est plus que sérieux quand on jure sur ses couilles ! Tu parles ! Elles tombent en poussière si je me dédis. Et ça, Choupette, j’y tiens pas.
Josiane commença par glousser de rire puis elle éclata en sanglots.
C’était trop d’émotions pour la journée.
Une main aux griffes rouges et acérées vint se planter dans celle d’Iris qui poussa un cri et envoya, sans se retourner, un coup de coude furieux dans les côtes de l’assaillante qui couina de douleur. Non mais ! fulmina Iris en serrant les dents, faut pas vous gêner ! J’étais là avant. Et ce petit ensemble en soie crème ourlée de ganse marron que vous semblez convoiter, il est pour moi. J’en ai pas vraiment besoin, mais puisque vous semblez y tenir tant, je le prends. Et je prends le même en rose et en vert amande puisque vous insistez !
Elle ne pouvait voir son assaillante : elle lui tournait le dos dans la mêlée furieuse où mille bras, mille jambes jaillissaient, s’emmêlaient, mais elle comptait bien ne pas se laisser faire et
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poursuivit son repérage, penchée en avant, un bras tendu, l’autre crispé sur son sac pour ne pas qu’on le lui arrache.
Elle s’empara des articles convoités, referma ses doigts fermement sur ses prises et entreprit de se dégager de la meute déchaînée qui tentait d’attraper les articles en solde, au premier étage de la maison Givenchy. Elle s’arc-bouta, poussa, se démena, donna des coups de poing, des coups de hanche, des coups de genou, pour s’extirper de la horde qui la faisait tanguer. La main rouge traînait encore, tentant d’agripper, au hasard des poussées, ce qui se trouvait à sa portée. Iris la vit revenir comme un crabe obstiné. Alors, négligemment, calculant soigneusement son effet, Iris appuya de toutes ses forces avec le fermoir de sa gourmette et lui lacéra la peau. L’odieuse poussa un cri de bête blessée et retira sa main précipitamment.
— Non, mais ça va pas ! Vous êtes complètement timbrée ! vagit la propriétaire de la main rouge en essayant d’identifier l’assaillante.
Iris sourit sans se retourner. Bien fait ! Elle restera marquée longtemps et devra porter des gants, Scarface des beaux salons !
Elle se redressa, se dégagea de la mêlée des croupes anonymes et, brandissant sa prise, elle se précipita vers le rayon des chaussures qui, heureusement, étaient rangées par tailles, sur des étagères, ce qui rendrait la quête moins périlleuse.
Elle attrapa, à la volée, trois paires d’escarpins du soir, une paire de chaussures plates pour la journée, pour trotter à l’aise, et une paire de bottes en crocodile noires, un peu rock and roll mais pas mal, pas mal… bonne qualité de peau, se dit-elle en glissant la main à l’intérieur de la botte. Peut-être devrais-je voir s’il reste un smoking pour aller avec ces bottines ? Elle se tourna et, apercevant la horde rugissante des furies en action, décida que non. Le jeu n’en valait pas la chandelle. Et puis… elle en avait déjà tout un placard ! Des Saint Laurent, en plus ! Cela ne valait quand même pas la peine de se faire étriper. Que ces femmes sont redoutables, lâchées dans la jungle des soldes ! Elles avaient attendu une heure et demie sous la pluie battante, chacune serrant dans sa main le précieux carton qui lui permettait l’accès au saint des saints, une semaine avant Noël,
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en soldes extrêmement privés. Happy few, quantité limitée, occasions à saisir, prix sacrifiés. Un petit aperçu avant les vrais soldes de janvier. De quoi les mettre en appétit, les faire saliver, passer les fêtes de Noël à cogiter sur les emplettes à effectuer lors de la prochaine corrida.
Ce n’est pas n’importe qui, en plus, avait pensé Iris en les regardant alignées dans la rue. Des femmes d’industriels, de banquiers, d’hommes politiques, des journalistes, des attachées de presse, des mannequins, une actrice ! Chacune tendue dans son attente, dressée sur son carré de macadam afin qu’on ne lui pique pas son rang d’entrée. On aurait dit une procession de communiantes enfiévrées : la voracité brillait dans leurs yeux. L’avidité, la peur de manquer, l’angoisse de passer à côté de l’article qui changerait leur vie ! Iris connaissait la directrice de la boutique et était montée directement à l’étage, sans avoir à attendre, jetant un regard apitoyé à ces pauvres ouailles agglutinées sous la pluie.
Son téléphone sonna mais elle ne répondit pas. Faire les soldes demandait une concentration extrême. Son regard examina au rayon laser les étagères, les portants et les paniers posés à terre. Je crois que j’ai fait le tour, se dit-elle en mangeant l’intérieur de ses joues. Je n’ai plus qu’à picorer quelques babioles pour mes cadeaux de Noël et le tour est joué.
Elle s’empara, en passant, de boucles d’oreilles, de bracelets, de lunettes de soleil, de foulards, d’un peigne en écaille pour les cheveux, d’une pochette en velours noir, d’une poignée de ceintures, de gants – Carmen raffole des gants ! – et se présenta
àla caisse, ébouriffée, essoufflée.
—Il vous faudrait un dompteur ici, dit-elle en riant à la vendeuse. Avec un grand fouet ! Et un lâcher de lions de temps en temps pour faire de la place…
La vendeuse eut un sourire poli. Iris jeta sa pêche miraculeuse sur le comptoir et sortit sa carte bleue avec laquelle elle s’éventa en remettant quelques mèches en place.
—Mon Dieu, quelle aventure ! J’ai cru mourir.
—Huit mille quatre cent quarante euros, dit la vendeuse en commençant à plier les articles dans de grands sacs en papier blanc au sigle de Givenchy.
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Iris tendit sa carte.
Le téléphone sonna à nouveau ; Iris hésita mais le laissa sonner.
Elle compta le nombre de sacs qu’il lui faudrait porter et se sentit épuisée. Heureusement, elle avait réservé un taxi pour la journée. Il attendait en double file. Elle mettrait les sacs dans le coffre et irait prendre un café à la brasserie de l’Alma pour se remettre de ses émotions.
En tournant la tête, elle aperçut Caroline Vibert qui finissait de payer, Me Caroline Vibert qui travaillait avec Philippe. Comment a-t-elle pu avoir une invitation, celle-là ? se demanda Iris en lui adressant son plus beau sourire.
Elles échangèrent des soupirs de combattantes fourbues et brandirent chacune leurs sacs géants pour se consoler. Puis se firent un signe en langage muet : on va prendre un café ?
Elles se retrouvèrent bientôt chez Francis, à l’abri de la meute en furie.
—Ça devient dangereux, ce genre d’expéditions. La prochaine fois, je prends un garde du corps qui m’ouvre un chemin avec sa Kalachnikov !
—Moi, y en a une qui m’a scarifiée, s’exclama Caroline. Elle m’a enfoncé sa gourmette dans la peau, regarde…
Elle défit son gant et Iris, confuse, aperçut, sur le dos de la main, une large et profonde entaille où séchaient encore quelques gouttes de sang.
—Ces femmes sont folles ! Elles s’immoleraient pour un bout de chiffon ! soupira Iris.
—Ou elles immoleraient les autres, dans mon cas. Tout ça pour quoi en plus ? On en a plein nos armoires ! On ne sait plus qu’en faire.
—Et chaque fois qu’on sort, on pleure parce qu’on n’a rien à se mettre, enchaîna Iris en éclatant de rire.
—Heureusement toutes les femmes ne sont pas comme nous. Tiens, j’ai fait la connaissance de Joséphine, cet été. Faut le savoir que vous êtes sœurs ! Ça ne saute pas aux yeux.
—Ah bon… à la piscine de Courbevoie ? plaisanta Iris en faisant signe au garçon qu’elle prendrait un autre café.
Le garçon s’approcha et Iris se tourna vers lui.
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—Tu veux quelque chose ? demanda-t-elle à Caroline Vibert.
—Une orange pressée.
—Ah, c’est une bonne idée. Deux oranges pressées, s’il vous plaît… J’ai besoin de vitamines après une telle expédition. Au fait, qu’est-ce que tu faisais à la piscine de Courbevoie ?
—Rien. Je n’y ai jamais mis les pieds.
—Tu m’as pas dit que tu avais rencontré ma sœur cet été ?
—Si… au bureau. Elle a travaillé pour nous… T’es pas au courant ?
Iris fit semblant de se rappeler et se frappa le front.
—Mais oui, bien sûr. Je suis bête…
—Philippe l’a engagée comme traductrice. Elle se débrouille très bien. Elle a travaillé pour nous tout l’été. Et à la rentrée, je l’ai branchée sur un éditeur qui lui a donné une bio à traduire, la vie d’Audrey Hepburn. Il chante ses louanges partout. Un style élégant. Du travail impeccable. Rendu à l’heure, sans une faute d’orthographe, et tout et tout ! En plus, elle est pas chère. Elle ne demande pas à l’avance combien on la paiera. T’as déjà vu ça, toi ? Elle discute pas, elle prend son chèque et tout juste si elle vous baise pas les pieds en partant. Une petite fourmi humble et silencieuse. Vous avez été élevées ensemble ou elle a grandi dans un couvent ? Je la verrais bien chez les carmélites.
Caroline Vibert éclata de rire. Iris eut une soudaine envie de la moucher.
—C’est vrai que le travail bien fait, la bonté, la modestie, aujourd’hui, ça se fait rare… Elle est comme ça, ma petite sœur.
—Oh, je ne voulais pas en dire du mal !
—Non mais tu en parles comme si c’était une demeurée…
—Je voulais pas te fâcher, je croyais juste être drôle.
Iris se ravisa. Il ne fallait pas qu’elle se fasse une ennemie de Caroline Vibert. Elle venait d’être élevée au rang d’associée. Philippe en parlait avec beaucoup de considération. Quand il avait des doutes sur une affaire, c’est Caroline qu’il allait chercher. Elle me stimule les neurones, disait-il avec un sourire las, elle a une manière de m’écouter, on dirait qu’elle prend des notes, elle hoche la tête, classe les informations en posant deux questions et tout devient clair. Et puis, elle me connaît si bien… Peut-être Caroline Vibert savait-elle quelque chose au sujet de
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Philippe ? Iris se radoucit et décida d’avancer prudemment ses pions.
—Non, c’est pas grave… T’en fais pas ! Je l’aime beaucoup, ma sœur, mais je dois reconnaître que, parfois, elle me paraît complètement désuète. Elle travaille au CNRS, tu sais, et ce n’est pas du tout le même monde.
—Vous vous voyez souvent ?
—Lors des réunions de famille. On va passer Noël ensemble au chalet, cette année, par exemple.
—Ça fera du bien à ton mari. Je le trouve tendu, en ce moment. Il y a des heures où il est complètement absent. L’autre jour, je suis entrée dans son bureau après avoir frappé plusieurs fois, il n’avait pas entendu, il regardait les arbres par la fenêtre et…
—Il a trop de travail.
—Une bonne semaine à Megève et il sera en pleine forme. Interdis-lui de travailler. Confisque l’ordinateur et le portable.
—Impossible, soupira Iris, il dort avec. Et même dessus !
—C’est juste de la fatigue, parce que, sur les dossiers, il est toujours aussi vif. C’est un animal à sang froid. Très dur de savoir ce qu’il pense vraiment mais, en même temps, il est fidèle et droit. Et ça, on ne peut pas le dire de tout le monde dans ce bureau.
—Y a de nouveaux rapaces qui sont arrivés ? demanda Iris en attrapant la rondelle d’orange et en la déchiquetant.
—Un petit nouveau qui a les dents qui rayent le plancher… Me Bleuet ! Il porte mal son nom, je t’assure. Toujours collé à Philippe pour se faire bien voir, tout miel, tout doux, mais tu sens que, derrière, il affûte le couteau. Il ne veut traiter que les dossiers importants…
Iris la coupa :
—Et Philippe, il l’aime bien ?
—Il le trouve efficace, cultivé, expert… il aime sa conversation, bref, il le regarde avec les yeux de l’amour : normal, c’est le début, mais je peux te dire que moi, le barracuda, je l’ai repéré et je l’attends avec mon harpon.
Iris sourit et, d’une voix douce, ajouta :
—Marié ?
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—Non. Une petite copine qui vient le chercher parfois le soir… À moins que ce ne soit sa sœur. On peut pas dire. Même elle, il la traite de haut ! De toute façon, Philippe ce qu’il veut c’est que ça bosse. Il exige des résultats. Quoique… il s’est humanisé depuis quelque temps. Il est moins dur… L’autre soir, je l’ai surpris en pleine réunion, en train de rêver. On était une dizaine dans le bureau, tous dans les starting-blocks, ça tchatchait ferme, on attendait qu’il tranche et… il était parti ailleurs. Il avait un dossier grand ouvert devant lui, dix personnes suspendues à ses lèvres et il dérivait, l’air grave, douloureux. Il avait quelque chose de blessé dans le regard… C’est la première fois en vingt ans de collaboration que je le surprends comme ça. Ça m’a fait tout drôle, moi qui suis habituée au guerrier implacable.
—Je ne l’ai jamais trouvé implacable, moi.
—Normal… C’est ton mari et il est fou de toi. Il t’adore ! Quand il parle de toi, il a les yeux qui scintillent comme la tour Eiffel. Tu l’épates, je crois !
—Oh, tu exagères !
Est-elle sincère ou essaie-t-elle de noyer le barracuda ? se demanda Iris en scrutant le visage de Caroline, qui sirotait son jus d’orange. Elle ne perçut aucune duplicité chez l’avocate qui se détendait, après l’épreuve épuisante du deux cents mètressoldes.
—Il m’a dit que tu allais te mettre à écrire…
—Il t’a dit ça ?
—Alors c’est vrai, t’as commencé ?
—Pas vraiment… j’ai une idée, je joue avec.
—En tous les cas, il t’encouragera, c’est évident. Ce n’est pas le genre de mari à être jaloux du succès de sa moitié. Pas comme Me Isambert, sa femme a commis un livre, eh bien, il ne décolère pas, tout juste s’il ne lui a pas fait un procès pour lui interdire de publier sous son nom…
Iris ne répondit pas. Ce qu’elle redoutait était en train d’arriver : tout le monde parlait de son livre, tout le monde pensait à son livre. Sauf elle. Elle n’en avait pas la moindre idée. Et pire : elle s’en sentait incapable ! Elle s’imaginait bien en train d’en parler, de faire comme si, de vaticiner autour de
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