ВУЗ: Не указан
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Добавлен: 05.08.2024
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Josiane se laissa tomber dans le lit en soupirant de plaisir. Elle l’aimait, son bon gros chien. Elle n’avait jamais vu d’homme aussi généreux ni aussi vigoureux. À son âge ! C’est plusieurs fois par jour qu’il remettait le couvert. Pas le genre à se satisfaire tout seul alors que l’autre compte les pattes de mouches au plafond. Parfois il lui fallait le tempérer. Elle avait peur qu’il lui claque entre les doigts avec son appétit d’ogre enragé.
—Qu’est-ce que je deviendrais si t’étais pas là, mon Marcel ?
—T’en trouverais un autre aussi gros, aussi moche, aussi bête pour te dorloter. T’es un appel à l’amour, ma tourterelle. Ils seraient légion à vouloir te pourlécher.
—Me parle pas comme ça. Ça me rend toute chose ! Je serais si morose si tu partais.
—Mais non… mais non… Allez, viens voir Popaul… Il se languit…
—T’es bien sûr que tu m’as laissé quelque chose si jamais
tu…
—Si jamais je claque ? C’est ça, ma tourterelle ? Bien sûr et je peux même t’affirmer que tu seras au premier rang des servis. Je veux que tu te fasses belle, ce jour-là. Que tu alignes tes perles blanches et tes diamants. Que tu me fasses honneur chez le notaire. Qu’ils bisquent tous de rage. Qu’on ne dise pas « c’est
àcette traînée qu’il laisse tout ce pognon joli ! ». Au contraire : qu’on s’incline ! Ah, j’aimerais tant être là pour voir la tronche du Cure-dents ! Vous allez pas devenir amies…
Et Josiane, ragaillardie, descendit en ronronnant jusqu’au sexe piqué de poils blancs de son amant qu’elle enfourna avec appétit dans sa bouche de goulue impénitente. Elle n’avait aucun mérite : elle avait appris toute petite ce qui apaisait les hommes et les rendait heureux.
Iris Dupin rentra chez elle, jeta les clés de la voiture et de l’appartement dans la coupelle prévue à cet usage sur le petit guéridon juponné de l’entrée. Puis elle se débarrassa de sa veste, envoya valser chaussures, sacs et gants sur le vaste kilim acheté
àDrouot un après-midi d’hiver glauque et froid en compagnie
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de Bérengère, demanda à Carmen, sa fidèle domestique, de lui apporter un whisky bien tassé avec deux ou trois glaçons et un fond de Perrier et alla se réfugier dans la petite pièce qui lui servait de bureau. Personne n’avait le droit d’y entrer, sauf Carmen, une fois par semaine, pour y faire le ménage.
—Un scotch ? demanda Carmen, les yeux écarquillés. Un scotch en plein après-midi ? Vous êtes malade ? Le ciel vous est tombé sur la tête ?
—C’est tout comme, Carmen, et surtout, surtout pas de questions ! Il faut que je reste seule, réfléchisse et prenne une décision…
Carmen haussa les épaules et marmonna « voilà qu’elle se met à boire toute seule, maintenant. Une femme si bien élevée ».
Dans le petit bureau, Iris se pelotonna sur le divan.
Son regard fit le tour de sa tanière comme si elle cherchait des arguments pour décider d’un prompt repli ou d’un distrait pardon. Car, se dit-elle, en étendant les jambes sur le canapé en velours rouge recouvert d’un châle en cachemire, c’est simple : soit j’affronte Philippe, déclare que la situation est insupportable et je prends la fuite en emmenant mon fils, soit j’attends, je subis, je ronge mon frein en priant pour que cette sale affaire ne prenne pas trop d’ampleur. Si je pars, je donne raison aux langues de vipère, expose Alexandre au scandale, et nuis aux affaires de Philippe, donc aux miennes… De plus, je deviens l’objet d’une pitié malsaine et malveillante.
Si je reste…
Si je reste, je prolonge un malentendu qui dure depuis longtemps. Je prolonge un confort où je me prélasse depuis longtemps aussi.
Son regard fit le tour de la petite pièce élégante, raffinée, aux boiseries claires où elle aimait se réfugier. La table basse Leleu à trois pieds à plateau rond en dalle de verre transparent, le vase perroquet Colotte à corps ovoïde galbé en cristal blanc à décor taillé au burin, le lustre Lalique en verre moulé soutenu par des cordelettes dorées, la paire de lampes en verre opalin torsadé. Chaque objet l’emplissait de beauté et elle n’aimait rien tant que rester enfermée dans son bureau et de les contempler en se
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déplaçant insensiblement dans la pièce. J’ai appris cette beauté avec Philippe, je ne peux plus m’en passer. Son regard tomba sur une photo qui les représentait, Philippe et elle, le jour de leur mariage, elle tout en blanc, lui en habit gris. Ils souriaient à l’objectif. Il avait posé son bras sur son épaule, en un geste de protection amoureuse, elle s’abandonnait comme si rien ne pouvait plus jamais lui arriver. On apercevait le chapeau de sa belle-mère dans un coin de la photo en haut à gauche : un grand abat-jour rose avec des nœuds de gaze fuchsia et mauve.
—Vous riez toute seule, maintenant ? demanda Carmen qui entrait dans le bureau, portant le plateau sur lequel se trouvaient un verre de whisky, un quart Perrier et un seau de glace.
—Ma chère Carmen… Fais-moi confiance, il vaut mieux que
je rie.
—C’est si grave que vous pourriez en pleurer ?
—Si j’étais normale, oui… Carmencita.
—Mais vous n’êtes pas normale…
Iris soupira.
—Laisse-moi, Carmencita…
—Je mets la table pour ce soir ? J’ai préparé un gaspacho, une salade et un poulet basquaise. Il fait si chaud. Ils n’auront pas faim… Je n’ai pas prévu de dessert, des fruits, peut-être ?
Iris approuva et lui fit un signe de la main pour qu’elle la laisse seule.
Ses yeux se posèrent sur le tableau que lui avait offert Philippe pour la naissance d’Alexandre : Les Amoureux de Jules Breton. Elle était tombée en arrêt devant cette huile lors d’une vente au profit de la Fondation pour l’enfance et Philippe, coiffant toutes les enchères, le lui avait offert. Il représentait deux amoureux dans les champs. La femme passait les bras autour du cou de l’homme et lui, agenouillé, l’attirait vers lui. Gabor… La force de Gabor, les cheveux noirs et drus de Gabor, les dents éclatantes de Gabor, les reins de Gabor… Elle n’aurait laissé passer ce tableau pour rien au monde. Elle s’agitait sur sa chaise et la main de Philippe était venue se poser sur sa nuque. Il avait fait une légère pression pour lui dire : calme-toi, ma chérie, tu l’auras ce tableau.
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Ils fréquentaient les salles de ventes. Ils achetaient tableaux, bijoux, livres, manuscrits et meubles. Ils communiaient dans la même fièvre de dénicher, de reconnaître et de mener les enchères. La Nature morte aux fleurs de Bram Van Velde, ils l’avaient achetée à Drouot, dix ans auparavant. Le Bouquet de fleurs de Slewinski, le Barcelo acquis après l’exposition à la fondation Maeght, les deux vases du même artiste, en terre cuite, tout cabossés qu’elle était allée chercher sur place dans son atelier à Majorque. Et la longue lettre manuscrite de Cocteau où il parle de sa liaison avec Nathalie Paley… Les propos de celle-ci vinrent résonner dans la mémoire d’Iris. « Il voulait un fils mais il était avec moi aussi efficace que peut l’être un homosexuel intégral et bourré d’opium… » Si elle quittait Philippe, elle serait privée de toute cette beauté. Si elle quittait Philippe, il lui faudrait tout recommencer.
Seule.
Ce simple mot la fit frissonner. Les femmes seules lui faisaient horreur. Elles étaient si nombreuses ! Toujours à courir, à se démener, la mine pâle, la moue avide. La vie des gens est terrifiante, aujourd’hui, se dit-elle en trempant les lèvres dans son whisky. Il flotte dans l’air une angoisse épouvantable. Et comment en serait-il autrement ? On les prend à la gorge, on les oblige à travailler du matin au soir, on les abrutit, on leur inflige des besoins qui ne leur ressemblent pas, qui les égarent, les pervertissent. On leur interdit de rêver, de traîner, de perdre leur temps. On les use à la tâche. Les gens ne vivent plus, ils s’usent. À petit feu. Grâce à Philippe, à l’argent de Philippe, elle jouissait de ce privilège incomparable : elle ne s’usait pas. Elle prenait son temps. Elle lisait, elle allait au cinéma, au théâtre, pas autant qu’elle aurait pu, mais elle s’entretenait. Depuis quelque temps, dans le plus grand secret, elle écrivait. Une page chaque jour. Personne ne le savait. Elle s’enfermait dans son cabinet de travail et griffonnait des mots, autour desquels, lorsque l’inspiration ne venait pas, elle dessinait des ailes, des pattes de mouche, des étoiles. Elle avançait péniblement. Recopiait les Fables de La Fontaine, relisait Les Caractères de La Bruyère ou Madame Bovary pour s’entraîner à trouver le mot exact. C’était devenu un jeu, parfois
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délicieux, parfois torturant, de repérer le sentiment et de l’habiller du mot juste qui allait l’envelopper, telle une redingote. Elle s’échinait entre les quatre murs de son cabinet. Et même si elle jetait nombre des feuillets qu’elle noircissait, elle devait reconnaître que ce travail minutieux donnait une certaine intensité à sa vie. Elle n’avait plus envie de la laisser passer en déjeuners insipides ou en après-midi de shopping.
Autrefois, elle avait écrit. Des scénarios qu’elle voulait tourner. Elle avait tout arrêté quand elle avait épousé Philippe.
Si je voulais, je pourrais me remettre à écrire… Si j’en avais le courage, bien sûr… Car il en faut du courage pour rester enfermée de longues heures à triturer les mots, à leur dessiner des petites pattes velues ou des ailes afin qu’ils marchent ou s’envolent.
Philippe… Philippe, répéta-t-elle en étirant une longue jambe hâlée et en faisant tinter les glaçons de son whiskyPerrier, pourquoi le quitter ?
Pour me mettre dans cette course imbécile ? Ressembler à cette pauvre Bérengère qui bâille après l’amour ? Pas question ! Ce n’est que pleurs et grincements de dents. Où sont les hommes ? crie la meute des femmes. Il n’y a plus d’hommes. On ne peut plus tomber amoureuse.
Iris connaissait leur complainte par cœur.
Ou bien ils sont beaux, virils et infidèles… et on pleure ! Ou bien ils sont vains, fats, impuissants… et on pleure !
Ou bien encore ils sont crétins, collants, débiles… et on les fait pleurer !
Et on pleure de rester seule à pleurer…
Mais toujours elles le cherchent, toujours elles l’attendent. Aujourd’hui ce sont les femmes qui traquent l’homme, les femmes qui le réclament à cor et à cri, les femmes qui sont en rut. Pas les hommes ! Elles appellent des agences ou pianotent sur Internet. C’est la dernière fureur. Je ne crois pas à Internet, je crois à la vie, à la chair de la vie, je crois au désir que la vie charrie, et si le désir se tarit, c’est que tu n’en es plus digne.
Autrefois elle avait aimé la vie. Avant d’épouser Philippe Dupin, elle avait follement aimé la vie.
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Et dans cette vie d’avant, il y avait du désir, cette « mystérieuse puissance du dessous des choses ». Comme elle aimait ces mots d’Alfred de Musset ! Le désir qui fait que toute la surface de la peau s’éclaire et désire la surface d’une autre peau dont on ne connaît rien. On est intimes avant même de se connaître. On ne peut plus se passer du regard de l’autre, de son sourire, de sa main, de ses lèvres. On perd la boussole. On s’affole. On le suivrait au bout du monde, et la raison dit : Mais que sais-tu de lui ? Rien, rien, hier encore il portait un prénom inconnu. Quelle belle ruse inventée par la biologie pour l’homme qui se croit si fort ! Quel pied de nez de la peau au cerveau ! Le désir s’infiltre dans les neurones et les embrouille. On est enchaîné, privé de liberté. Au lit, en tous les cas…
Ce dernier carré de la vie primitive…
Il n’y a pas d’égalité sexuelle. On n’est pas à égalité puisqu’on redevient sauvage. La femelle en peau de bête sous l’homme en peau de bête. Que disait Joséphine, l’autre jour ? Elle parlait de la devise du mariage au XIIe siècle et cela m’a fait frémir. Je l’écoutais sans l’écouter comme d’habitude et, soudain, c’était comme si elle m’envoyait une hache entre les jambes.
Gabor, Gabor…
Sa taille de géant, ses longues jambes, son anglais rauque et violent. Iris, please, listen to me… Iris, I love you, and it’s not for fun, it’s for real, for real, Iris…
Sa manière de dire Iris. Elle entendait Irish…
Sa manière de rouler les r lui donnait envie de rouler sous lui.
« Avec et sous lui. » C’était la devise du mariage au XIIe siècle !
Avec et sous Gabor…
Gabor s’étonnait quand je résistais, quand je voulais garder mes atours de femme libérée, il éclatait de son rire d’homme des bois : « Tu veux exclure la force ? La domination ? La capitulation ? Mais c’est ce qui produit l’étincelle entre nous. Pauvre folle, regarde ce que sont devenues ces féministes américaines : des femmes seules. Seules ! Et ça, Iris, c’est la misère de la femme… »
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Elle se demandait ce qu’était devenu cet homme. Parfois elle s’endormait en rêvant qu’il venait sonner à sa porte et qu’elle se jetait entre ses bras. Elle envoyait tout valser : les châles en cachemire, les gravures, les dessins, les tableaux. Elle partait avec lui, sur les routes.
Mais alors… deux petits chiffres jumeaux venaient crever la surface de son rêve. Deux crabes rouge vif dont les pinces refermaient en lourds verrous la porte entrebâillée de sa fantaisie : 44. Elle avait quarante-quatre ans.
Son rêve se fracassait. Trop tard, ricanaient les crabes en brandissant leurs pinces-cadenas. Trop tard, se disait-elle. Elle était mariée, elle resterait mariée ! C’est ce qu’elle avait bien l’intention de faire.
Mais il lui faudrait quand même préparer ses arrières. Au cas où son époux s’enflamme et ne prenne la fuite avec ce jeune homme en robe noire ! Il fallait qu’elle y pense.
Avant tout, il était urgent d’attendre.
Elle plongea ses lèvres dans le verre que lui avait apporté Carmen et soupira. Il allait falloir commencer à faire semblant dès ce soir…
Joséphine constata, soulagée, qu’elle n’aurait pas à prendre l’autobus (deux changements) pour aller dîner chez sa sœur : Antoine lui avait laissé la voiture. Cela lui parut bizarre de se glisser derrière le volant. Il y avait un code à taper pour sortir du garage. Ne l’utilisant jamais, elle plongea la main dans son sac à la recherche de l’agenda où elle l’avait noté.
—2513, souffla Hortense, assise à côté d’elle.
—Merci, chérie…
La veille, Antoine avait appelé ; il avait parlé aux filles. Zoé d’abord, puis Hortense. Après avoir reposé le téléphone, Zoé était entrée dans la chambre de sa mère qui lisait, allongée sur le lit, et s’était glissée contre elle, le pouce dans la bouche, et Nestor, son doudou, calé sous le menton. Elles étaient restées toutes les deux silencieuses un long moment puis Zoé avait soupiré « il y a tellement de choses que je ne comprends pas, maman, la vie, c’est encore plus dur que l’école… ». Joséphine
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avait eu envie de lui dire qu’elle non plus ne comprenait plus rien à la vie. Mais elle s’était retenue. « Maman, raconte-moi l’histoire de Ma Reine, avait demandé Zoé en se serrant fort contre elle. Tu sais, celle qui n’avait jamais froid, qui n’avait jamais faim, qui n’avait jamais peur, celle qui défendait son royaume contre des hordes de soldats et a été la mère de princes et de princesses. Raconte-moi encore comment elle a épousé deux rois et régné sur deux pays à la fois… » Zoé aimait pardessus tout l’histoire d’Aliénor d’Aquitaine. « Je commence par le début ? avait demandé Joséphine. – Raconte-moi le premier mariage, dit Zoé, le pouce dans la bouche, raconte-moi le jour où, à quinze ans, elle a épousé Louis VII, le bon roi de France… Raconte-moi en commençant par le bain de thym et de romarin, tu sais, que sa servante fait couler en apportant de grands brocs d’eau brûlante dans la baignoire en bois. Raconte-moi la pâte de froment qu’elle se met sur le visage pour se donner bonne mine et cacher ses petits boutons… Et les herbes fraîches qu’on répand autour de la baignoire pour qu’elle mouille pas le parquet ! Raconte, maman, raconte ! »
Joséphine avait commencé et la magie des mots était descendue dans la chambre comme un conte de Noël : « Ce jour-là, tout Bordeaux était en fête. Sur les quais de la ville, retranché dans le camp de tentes bariolées coiffées d’oriflammes, Louis VII, l’héritier de la Couronne de France, accompagné de ses seigneurs, de ses valets, de ses écuyers, attendait que sa fiancée, Aliénor, ait fini de se préparer dans le château de l’Ombrière. » Elle passa alors aux détails du bain d’Aliénor, aux herbes, aux onguents, aux parfums que lui présentaient ses femmes de chambre et ses dames de compagnie afin qu’elle soit la plus belle femme d’Aquitaine. Quand elle eut donné assez de détails pour enchanter l’imagination de Zoé, Joséphine la sentit peser sur son bras et continua encore quelques minutes. « Nous sommes en juillet 1137 et le soleil colorie les remparts du château. Les fêtes du mariage vont durer plusieurs jours et plusieurs nuits comme le voulait la coutume du temps, et Louis, assis auprès de l’éblouissante jeune fille en robe écarlate aux longues manches fendues et bordées d’hermine blanche, paraissait un roi bien
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frêle, bien jeune et bien amoureux au milieu des cracheurs de feu, des joueurs de tambour et de tambourin, des montreurs d’ours et des jongleurs, des pages qui servaient le vin et garnissaient les assiettes de viandes rôties qui arrivaient presque froides de la cuisine car, en ce temps-là, les cuisines étaient très loin des salles de festin. Belle et baignée de frais, Aliénor chantonnait le refrain que lui avait appris sa nourrice lors de ses épousailles :
Mon cœur est à vous, mon corps est à vous.
Quand mon cœur en vous se mit, Le corps vous donna et promit.
Elle répéta plusieurs fois ces vers comme on dit une prière dans la nuit et se promit de devenir une reine parfaite, une reine juste, bonne et douce pour tous ses sujets. »
Joséphine avait baissé la voix jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’un murmure et le poids de sa fille, s’alourdissant contre son sein, lui indiqua que l’enfant dormait et qu’elle pouvait se taire sans la réveiller.
Hortense était restée longtemps au téléphone avec son père, puis elle avait raccroché, s’était couchée, avait éteint sans venir l’embrasser. Joséphine avait respecté son besoin de solitude.
—Tu sais comment aller chez Iris ? demanda Hortense en abaissant le pare-soleil pour vérifier l’éclat de ses dents et l’ordonnance de sa coiffure.
—Tu t’es maquillée ? observa Joséphine, apercevant les lèvres brillantes de sa fille.
—Un peu de gloss que m’a donné une copine… Ce n’est pas ce que j’appelle se maquiller. Juste un minimum de politesse envers les autres.
Joséphine ne releva pas l’insolence du propos et préféra se concentrer sur le chemin à prendre. À cette heure-ci, l’avenue du Général-de-Gaulle était encombrée, mais il n’y avait pas d’autre manière de franchir le pont de Courbevoie. Une fois passé le pont, la circulation serait plus fluide. Enfin, elle l’espérait.
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—Je propose qu’on ne parle pas du départ de papa ce soir au dîner, dit-elle à ses filles.
—Trop tard, répondit Hortense, je l’ai dit à Henriette.
Les filles appelaient leur grand-mère par son prénom. Henriette Grobz refusait les « Mamie » ou « Grand-mère ». Elle trouvait cela commun.
—Oh, mon Dieu, pourquoi ?
—Écoute maman, soyons pratiques : s’il y en a une qui peut nous aider, c’est elle.
Elle pense à Chef. À l’argent de Chef, se dit Joséphine. Deux ans après la mort de leur père, leur mère s’était remariée avec un homme très riche et très bon. C’est Chef qui les avait élevées, Chef qui avait payé leurs études dans de bonnes écoles privées, Chef qui leur avait permis de faire du ski, du bateau, du cheval, du tennis, de partir à l’étranger, Chef qui avait financé les études d’Iris, Chef qui louait le chalet à Megève, le bateau dans les Bahamas, l’appartement à Paris. Chef, le deuxième mari de leur mère. Le jour de son mariage, Chef arborait une veste en lurex vert pomme et une cravate en cuir écossaise. Madame mère avait failli s’évanouir ! À ce souvenir, Joséphine émit un petit rire étouffé et se fit rappeler à l’ordre par un impérieux coup de klaxon parce qu’elle ne démarrait pas au feu devenu vert.
—Et qu’est-ce qu’elle a dit ?
—Que ça l’étonnait pas. Que c’était déjà un miracle que tu te sois trouvé un mari, alors que tu le gardes tenait du supermiracle.
—Elle a dit ça !
—Mot pour mot… et elle a pas tort. Tu t’y es prise comme un manche avec papa ! Parce que, franchement, maman pour qu’il se casse avec…
—Hortense, ça suffit ! Je ne veux pas t’entendre parler ainsi. Tu n’as pas donné de détails, j’espère ?
Joséphine se demanda, au moment même où elle posait la question, pourquoi elle s’abaissait à la poser. Bien sûr qu’elle avait dû lui dire ! Et sans rien omettre : l’âge de Mylène, la taille de Mylène, les cheveux de Mylène, le travail de Mylène, la blouse rose de Mylène, son sourire factice pour déclencher les
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