ВУЗ: Не указан
Категория: Не указан
Дисциплина: Не указана
Добавлен: 05.08.2024
Просмотров: 444
Скачиваний: 0
—Je sais, je sais… Mais je râle parce que ça me fait du bien ! J’évacue la tension… Et puis, on peut toujours rêver.
Une mobylette vint couper la route de Shirley qui lâcha une salve d’injures en anglais.
—Heureusement qu’Audrey Hepburn ne parlait pas comme toi ! J’aurais du mal à la traduire.
—Qu’est-ce que tu en sais ? Elle se soulageait peut-être parfois en disant des gros mots ! Ils sont pas dans la bio, c’est tout.
—Elle a l’air si parfaite, si bien élevée. T’as remarqué qu’elle n’a pas une seule histoire d’amour qui ne se termine en mariage ?
—C’est ce qu’on dit dans ton livre ! Quand elle a tourné Sabrina, elle a fricoté avec William Holden et il était marié.
—Oui mais elle l’a éconduit. Parce qu’il lui a avoué s’être fait stériliser et qu’elle voulait plein d’enfants. Elle adorait les enfants. Le mariage et les enfants…
Comme moi, ajouta Jo tout bas.
—Faut dire qu’après ce qu’elle avait vécu, adolescente, elle devait rêver d’un home, sweet home…
—Ah ! Ça t’a étonnée toi aussi ? J’aurais jamais cru ça d’elle, si menue, si fragile.
Àquinze ans, pendant la Seconde Guerre mondiale, en Hollande, Audrey Hepburn avait travaillé pour la Résistance. Elle transportait des messages cachés dans les semelles de ses chaussures. Un jour, alors qu’elle revenait d’une mission, elle fut arrêtée par les nazis, embarquée avec une dizaine de femmes vers la Kommandantur. Elle réussit à s’enfuir et se réfugia dans la cave d’une maison, avec sa sacoche d’écolière et, en tout et pour tout, un jus de pomme et un morceau de pain. Elle y passa un mois en compagnie d’une famille de rats affamés. C’était en août 45, deux mois avant la libération de la Hollande. Morte de faim et d’angoisse, elle finit par sortir en pleine nuit, erra dans les rues et se retrouva chez elle.
—J’adore le test de la fille la plus sexy du monde ! ajouta Jo.
—C’est quoi, ça ?
—Un test qu’elle faisait dans les soirées, quand elle a débuté sa carrière en Angleterre. Elle était très complexée parce qu’elle
-97 -
avait de grands pieds et pas de poitrine. Elle se mettait dans un coin et se répétait : « Je suis la fille la plus désirable du monde ! Les hommes tombent à mes pieds, je n’ai qu’à me baisser pour les ramasser »… elle se le répétait tant et tant que ça marchait ! Avant la fin de la soirée, elle était le centre d’un embouteillage d’hommes.
—Tu devrais essayer.
—Oh ! Moi…
—Si, tu sais… Tu as un petit côté Audrey Hepburn.
—Arrête de te moquer de moi.
—Mais si… Si tu perdais quelques kilos ! Tu as déjà les grands pieds, les petits seins, les grands yeux noisette, les cheveux châtains raides.
—T’es méchante !
—Pas du tout. Tu me connais : je dis toujours ce que je pense.
Joséphine hésita, puis se jeta à l’eau :
—J’ai remarqué un type à la bibliothèque…
Elle raconta à Shirley la collision, les livres qui dégringolent, le fou rire et la complicité immédiate qui s’était établie avec l’inconnu.
—Il ressemble à quoi ?
—Il a l’air d’un étudiant attardé… Il porte un duffle-coat. Un homme ne porte pas de duffle-coat à moins d’être un étudiant attardé.
—Ou un cinéaste qui fait des recherches, ou un explorateur frileux, ou un agrégé d’histoire qui prépare une thèse sur la sœur de Jeanne d’Arc… Il y a plein d’hypothèses, tu sais.
—C’est la première fois que je regarde un homme depuis
que…
Jo s’arrêta. Elle avait encore du mal à parler du départ d’Antoine. Elle déglutit, se reprit.
—Depuis qu’Antoine est parti…
—Vous vous êtes revus ?
—Une ou deux fois… chaque fois, il m’a souri. On peut pas se parler à la bibliothèque, tout le monde est silencieux… Alors on parle avec les yeux… Il est beau, qu’est-ce qu’il est beau ! Et romantique !
-98 -
Le feu passa au rouge et Jo en profita pour sortir un papier et un crayon de sa poche et demanda :
—Tu sais, quand Audrey tourne avec Gary Cooper… et qu’il parle un drôle d’anglais ?
—C’était un vrai cow-boy. Il venait du Montana. Il ne disait pas yes ou no, il disait yup et nope ! Cet homme qui a fait rêver des millions de femmes parlait comme à la ferme. Et, sans vouloir te décevoir, était plutôt terne !
—Il dit aussi : « Am only in film because ah have a family and we all like to eat ! » Comment tu traduirais ça en langage cow-boy, justement…
Shirley se gratta la tête et embraya. Elle donna un coup de volant à droite, un coup de volant à gauche et réussit, après avoir insulté deux ou trois automobilistes, à se dégager de l’embouteillage.
—Tu pourrais mettre : « Ma foi, j’fais des films pace que j’dois nourrir ma famille et on aime tous bien becqueter… » Un truc comme ça ! Regarde sur le plan si je peux prendre à droite, parce que c’est tout bouché.
—Tu peux… Mais après faudra que tu reviennes à gauche.
—Je reviendrai à gauche. C’est la place du cœur, c’est ma place à moi.
Joséphine sourit. La vie se transformait en centrifugeuse, auprès de Shirley. Elle ne restait jamais bloquée sur des apparences, des conventions, des préjugés. Elle savait exactement ce qu’elle voulait ; elle allait droit au but. La vie selon Shirley était simple. La manière dont elle élevait Gary la choquait parfois. Elle parlait à son fils comme s’il était adulte. Elle ne lui cachait rien. Elle avait dit à Gary que son père s’était volatilisé à sa naissance, elle lui avait dit aussi que, le jour où il le lui demanderait, elle lui donnerait son nom pour qu’il le retrouve s’il le désirait. Elle avait ajouté qu’elle avait été follement amoureuse de son père, qu’il avait été un enfant désiré, aimé. Que la vie était rude pour les hommes aujourd’hui, que les femmes leur demandaient beaucoup et qu’ils n’avaient pas toujours les épaules assez larges pour tout porter. Alors, parfois, ils préféraient prendre la fuite. Cela semblait suffire à Gary.
-99 -
Pendant les vacances, Shirley partait en Écosse. Elle voulait que Gary connaisse le pays de ses ancêtres, parle anglais, apprenne une autre culture. Cette année, quand ils étaient rentrés, Shirley était sombre et maussade. Elle avait laissé échapper ces mots : « L’année prochaine, nous irons ailleurs… » Elle n’en avait plus jamais parlé.
—À quoi tu penses ? demanda Shirley.
—Je pensais à ta part de mystère, à tout ce que je ne sais pas de toi…
—Et c’est tant mieux ! Tout savoir de l’autre est ennuyeux.
—T’as raison… Pourtant, parfois je voudrais être vieille parce que je me dis qu’alors je saurai vraiment qui je suis, moi !
—À mon avis, mais ce n’est qu’un avis, ton mystère à toi réside dans l’enfance. Il y a un truc qui s’est passé qui t’a bloquée… Je me demande souvent pourquoi tu fais si peu cas de toi-même, pourquoi tu as si peu d’assurance…
—Moi aussi je me le demande, figure-toi.
—Alors c’est bien ! C’est un début. L’interrogation est le premier morceau du puzzle que tu poses. Il y a des gens qui ne se posent jamais aucune question, qui vivent les yeux fermés et ne trouvent jamais rien…
—C’est pas ton cas !
—Non… Et ça va être de moins en moins le tien. Jusqu’à maintenant tu t’étais retranchée dans ton mariage, dans tes études, mais tu es en train de mettre le nez dehors et il va s’en passer des choses, tu vas voir ! Dès qu’on bouge, on se met à faire bouger la vie autour de soi. Tu n’y échapperas pas. On est encore loin ?
Àseize heures précises, elles aperçurent les grilles de la société Parnell Traiteur. Shirley se gara sur le bateau, empêchant les voitures d’entrer ou de sortir.
—Tu restes dans la voiture et tu la bouges si on gêne ? Moi, je livre.
Joséphine opina. Elle passa sur le siège du conducteur et regarda Shirley s’activer autour des cagettes de gâteaux. Elle les dégageait d’un coup d’épaule, les empilait jusqu’au menton, les tenait à bout de bras et avançait à grandes enjambées. On aurait vraiment dit un homme, de dos ! Elle portait une salopette de
-100 -
travail et une veste de meunier. Mais dès qu’elle se retournait, elle devenait Uma Thurman ou Ingrid Bergman, une de ces grandes femmes blondes, carrées, le sourire désarmant, la peau claire, et les yeux fendus comme ceux d’un chat.
Elle revint en gambadant et claqua deux baisers sur les joues de Jo.
—Du blé ! Du blé ! Je vais pouvoir me renflouer ! Il me tape sur le système ce client, mais il paie bien ! On va au café se payer une petite mousse ?
Au retour, alors qu’elles se laissaient bercer par le roulis du break, et que Joséphine échafaudait le plan de sa conférence, elle fut tirée de sa rêverie par une silhouette qui traversait, sous leurs yeux.
—Regarde ! s’écria Jo en attrapant la manche de Shirley. Là, devant nous.
Un homme en duffle-coat, les cheveux mi-longs, châtains, les mains dans les poches, traversait, sans se presser.
—On peut pas dire qu’il est nerveux, lui. Tu le connais ?
—C’est lui, l’homme de la bibliothèque ! Celui… tu sais… t’as vu comme il est beau et nonchalant.
—Pour être nonchalant, il est nonchalant !
—Quelle allure ! Il est encore plus beau qu’en bibliothèque. Joséphine recula dans son siège de peur qu’il ne l’aperçoive.
Puis, n’y tenant plus, elle se rapprocha et colla son nez sur le pare-brise. Le jeune homme en duffle-coat s’était retourné et faisait de grands gestes en montrant le feu qui allait passer au vert.
— Aïe ! fit Shirley. Tu vois ce que je vois ?
Une jeune fille blonde, mince, ravissante, s’élança vers lui et le rattrapa. Elle enfonça une main dans sa poche de duffle-coat et lui fit une caresse sur la joue de l’autre main. L’homme l’attira vers lui et l’embrassa.
Joséphine baissa le nez et soupira.
—Et voilà !
—Et voilà quoi ? rugit Shirley. Et voilà il ne sait pas que tu es là ! Et voilà il peut changer d’avis ! Et voilà tu vas devenir Audrey Hepburn et le séduire ! Et voilà t’arrêtes de manger du chocolat en travaillant ! Et voilà tu maigris ! Et voilà on ne voit
-101 -
plus que tes grands yeux, ta taille de guêpe et voilà il tombe à tes pieds ! Et voilà c’est toi qui mets ta main dans sa poche de duffle-coat ! Et voilà vous vous envoyez furieusement en l’air ! C’est comme ça que tu dois penser, Jo, pas autrement.
Joséphine l’écoutait, la tête toujours baissée.
—Je ne dois pas être taillée pour vivre de grands romans d’amour.
—Ne me dis pas que tu t’étais déjà construit tout un roman ? Jo, piteuse, hocha la tête.
—J’ai bien peur que si…
Shirley embraya, empoigna le volant, démarra d’un coup sec et violent, imprimant toute sa rage sur la chaussée, y déposant l’empreinte de ses pneus.
Ce matin-là, en arrivant au bureau, Josiane eut un appel de son frère l’informant que leur mère était morte. Bien qu’elle n’ait reçu que des coups de sa mère, elle pleura. Elle pleura sur son père décédé dix ans auparavant, sur son enfance zébrée de souffrances, sur les tendresses jamais données, les fous rires jamais partagés, les compliments jamais formulés, sur tout ce vide qui lui faisait si mal. Elle se sentit orpheline. Puis elle réalisa qu’elle était vraiment devenue orpheline et elle redoubla de pleurs. C’était comme si elle rattrapait le temps perdu : petite, elle n’avait pas le droit de pleurer. Une grimace de larmes et c’était la taloche qui partait, sifflait dans l’air et venait brûler sa joue. Elle comprit, en versant des larmes, qu’elle tendait la main à cette petite fille qui n’avait jamais pu pleurer, que c’était une manière de la consoler, de la prendre dans ses bras, de lui faire une petite place à ses côtés. C’est drôle, se dit-elle, j’ai l’impression que je suis double : la Josiane de trente-huit ans, rusée, déterminée, qui sait faire valser la vie sans qu’on lui marche sur les pieds, et l’autre, la petite fille barbouillée et maladroite qui a mal au ventre à force d’avoir peur, d’avoir faim, d’avoir froid. En pleurant, elle les réunissait toutes les deux et c’était bon, ces retrouvailles.
— Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ? C’est le bureau des pleurs, ma parole. Et vous ne répondez pas au téléphone !
- 102 -
Henriette Grobz, raide comme un parapluie, une large galette en guise de chapeau posée de travers sur la tête, dévisageait Josiane qui s’aperçut, en effet, que le téléphone sonnait. Elle attendit un instant et, quand il s’arrêta, sortit un Kleenex usagé de sa poche et se moucha.
—C’est ma mère, renifla Josiane. Elle est morte…
—C’est triste, c’est sûr, mais… On perd tous ses parents un jour ou l’autre, il faut s’y préparer.
—Eh bien ! Disons que je n’étais pas préparée…
—Vous n’êtes plus une petite fille. Reprenez-vous. Si tous les employés transportent leurs problèmes personnels dans l’entreprise, où va la France ?
Les états d’âme au bureau, c’est un luxe de patron, pas d’employé, pensait Henriette Grobz. Elle n’a qu’à retenir ses larmes jusqu’à ce soir et se vider chez elle ! Elle n’avait jamais aimé Josiane. Elle n’appréciait pas son insolence, sa manière d’onduler quand elle marchait, souple, bien en chair, féline, ses beaux cheveux blonds, ses yeux. Ah ! Ses yeux ! Excitants, audacieux, vifs et parfois liquides, langoureux. Elle avait souvent demandé à Chef de la renvoyer, mais il s’y refusait.
—Mon mari est là ? demanda-t-elle à Josiane qui, le regard buté, s’était redressée et faisait semblant de suivre le vol d’une mouche pour ne pas avoir à regarder en face cette femme qu’elle abhorrait.
—Il est dans les étages, mais il va revenir. Vous n’avez qu’à vous installer dans son bureau, il ne devrait pas tarder… Vous connaissez le chemin !
—Un peu de courtoisie, mon petit, je ne vous permets pas de me parler comme ça…, répliqua Henriette Grobz sur un ton de domination blessante.
Josiane riposta comme un serpent à sonnette :
—Vous n’avez pas à m’appeler mon petit. Je suis Josiane Lambert et pas votre petite… Heureusement, d’ailleurs ! J’en crèverais.
Je n’aime pas ses yeux, pensa Josiane. Ses petits yeux froids, durs, avares, pleins de soupçons et de calculs. Je n’aime pas ses lèvres minces, sèches, ses commissures blanchâtres. Elle a du plâtre dans la bouche, cette femme ! Je ne supporte pas qu’elle
-103 -
s’adresse à moi comme si j’étais sa domestique. C’est quoi son titre de gloire : d’avoir épousé un brave garçon qui l’a tirée du soupirail de la misère ? Elle s’est mis le cul au chaud, mais je pourrais bien lui couper le chauffage. Rira bien qui rira la dernière !
—Faites attention, ma petite Josiane, j’ai de l’influence sur mon mari et je pourrais décider que vous n’avez plus rien à faire dans cette entreprise. Des secrétaires, on en trouve à la pelle. Si j’étais vous, je surveillerais mes propos.
—Et si j’étais vous, je ne serais pas aussi sûre de moi. En attendant, laissez-moi travailler et allez vous installer dans le bureau, lui intima-t-elle sur un tel ton autoritaire qu’Henriette Grobz, de sa démarche raide et mécanique, lui obéit.
Sur le pas de la porte, elle se retourna et pointant un doigt menaçant vers Josiane, elle ajouta :
—Mais ce n’est pas fini, ma petite Josiane. Vous allez entendre parler de moi et si je peux vous donner un bon conseil : préparez-vous à plier bagage.
—C’est ce qu’on verra, ma bonne dame. J’en ai connu de plus teigneuses que vous et personne jusqu’à maintenant n’a eu ma peau. Mettez-vous ça dans le crâne, sous votre grand chapeau !
Elle entendit la porte du bureau de Chef se refermer violemment et eut un petit sourire satisfait. Elle enrage, la vieille bique ! Un point pour moi. Depuis leur première poignée de main, le Cure-dents l’insupportait. Elle avait pris l’habitude de ne jamais baisser le regard face à elle. Elle la défiait œil contre œil. Un duel de duègnes féroces. L’une sèche, fripée, grincheuse, et l’autre, mousseuse, rose et moelleuse. Aussi tenaces l’une que l’autre !
Elle composa le numéro de téléphone de son frère pour savoir quand les obsèques auraient lieu, attendit un instant, c’était occupé, recomposa le numéro et attendit encore. Est-ce qu’elle pourrait vraiment me mettre à la porte ? se demanda-t- elle soudain en écoutant le téléphone qui faisait tutt-tutt. Est-ce qu’elle pourrait vraiment… Peut-être que oui finalement. Les hommes sont si lâches ! Il me dirait simplement qu’il me case ailleurs. Dans une succursale. Et je serais loin du poste de
-104 -
commandement. Loin de tout ce que j’ai mis en place si patiemment et qui est sur le point de porter ses fruits. Tutttutt… Je ferais bien d’ouvrir l’œil et le bon ! Tutt-tutt… Va pas falloir qu’il m’étourdisse de mots pour me faire avaler la pilule, le bon Marcel !
— Allô, Stéphane. C’est Josiane…
L’enterrement aurait lieu le samedi suivant au cimetière du village qu’habitait sa mère et Josiane, prise d’une subite sentimentalité, décida d’y assister. Elle voulait être là quand on la mettrait en terre. Elle avait besoin de voir sa mère descendre dans un grand trou noir pour toujours. Alors elle pourrait lui dire au revoir et peut-être, peut-être lui murmurer qu’elle aurait tellement aimé pouvoir l’aimer.
—Elle a demandé à être incinérée…
—Ah bon… Et pourquoi ? demanda Josiane.
—Elle avait trop peur de se réveiller dans le noir…
—Je la comprends.
Ma petite maman qui a peur dans le noir. Elle eut un élan d’amour envers sa mère. Et se remit à pleurer. Elle raccrocha, se moucha et sentit une main se poser sur son épaule.
—Ça va pas, Choupette ?
—C’est maman : elle est morte.
—Et tu as de la peine ?
—Ben oui…
—Allez, viens là…
Chef l’avait empoignée par la taille et assise sur ses genoux.
—Mets tes bras autour de mon cou et laisse-toi aller… comme si tu étais mon bébé. Tu sais combien j’aurais aimé avoir un petit, un petit à moi.
—Oui, renifla Josiane en se serrant contre ses bons gros
bras.
—Tu sais qu’elle n’a jamais voulu m’en donner un.
—Tant mieux, finalement…, déglutit Josiane en se mouchant.
—C’est pour ça que tu es tout pour moi… Ma femme et mon
bébé.
—Ta maîtresse et ton bébé ! Parce que ta femme est dans ton bureau et t’attend.
-105 -
— Ma femme !
Chef bondit comme si on lui avait piqué le derrière avec un clou rouillé.
—T’es sûre ?
—On a eu quelques mots ensemble…
Il se frotta le crâne d’un air embarrassé.
—Vous vous êtes disputées ?
—Elle m’a cherchée, elle m’a trouvée !
—Oh là là ! Et moi qui ai besoin de sa signature ! J’ai réussi à refiler aux Anglais ma succursale pourrie, tu sais, celle de Murepain, celle dont je voulais me débarrasser… Il va falloir que je l’amadoue ! Choupette, tu pouvais pas attendre un autre jour pour lui chercher des noises ! Comment je vais faire maintenant ?
—Elle va te réclamer mon scalp…
—À ce point-là ?
Il avait l’air inquiet. Il se mit à arpenter la pièce, tournant en rond, faisant des gestes désordonnés, écrasant la paume de la main sur le bureau, pivotant, parlant tout seul, puis agitant les bras et se laissant retomber sur une chaise.
— Elle te fait si peur ?
Il eut un pauvre sourire de soldat vaincu, les mains en l’air, la culotte sur les genoux.
—Je ferais peut-être mieux d’aller la voir…
—Oui, va voir ce qu’elle fricote toute seule dans ton bureau… Chef prit un air contrit et s’éloigna, écartant les bras, se
battant les flancs comme s’il s’excusait de cette retraite honteuse. Puis courbé, défait, il se retourna et, d’une petite voix pas téméraire du tout, demanda :
—Tu m’en veux, Choupette ?
—Allez, va…
Elle connaissait le courage des hommes. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il la défende. Elle l’avait vu si souvent ressortir tremblant d’une entrevue avec le Cure-dents. Elle n’attendait rien de lui. De la douceur peut-être, de la tendresse quand ils étaient au lit. Elle lui donnait du plaisir à ce brave gros qui en était si privé et ça la remplissait de joie, car en amour, donner c’est aussi bon que de recevoir. Quelle sensation délicieuse de
- 106 -