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Добавлен: 05.08.2024
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Deuxième partie
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Sur la table de la cuisine, Joséphine faisait ses comptes. Octobre. La rentrée était passée. Elle avait tout payé : les
fournitures scolaires, les blouses de laboratoire, les cartables, les tenues de gym, la cantine des filles, les assurances, les impôts et les traites de l’appartement.
— Toute seule ! soupira-t-elle, en laissant tomber son crayon. Un vrai tour de force.
Bien sûr, il y avait eu les traductions faites pour le cabinet de Philippe. Elle avait travaillé avec acharnement en juillet et en août. Elle n’était pas partie en vacances et était restée dans l’appartement de Courbevoie. Son unique récréation avait été d’arroser les plantes sur le balcon ! Elle avait eu bien du mal avec le camélia blanc. Antoine avait emmené les petites au mois de juillet, comme ils en étaient convenus, et Iris les avait invitées chez elle à Deauville en août. Jo avait pris une petite semaine autour du 15 août pour les rejoindre. Les filles avaient l’air en pleine forme. Hâlées, reposées, grandies. Zoé avait gagné le concours de châteaux de sable et brandissait son lot : un appareil photo numérique. « Ouaou ! avait dit Jo, on voit qu’on est chez les riches ici ! », Hortense avait pris un petit air réprobateur. « Oh, ma chérie, c’est si bon de se détendre et de dire des bêtises ! – Oui mais, maman, tu risques de faire de la peine à Iris et Philippe qui sont si gentils avec nous… »
Joséphine s’était promis de faire attention et de ne plus se laisser aller à dire n’importe quoi. Elle était beaucoup plus à l’aise avec Philippe. Elle se sentait comme une collaboratrice, bien que le mot dépassât de loin sa fonction. Un soir, ils s’étaient retrouvés tous les deux, seuls, sur le ponton en bois qui avançait dans la mer ; il lui avait parlé d’une affaire qu’il venait juste de conclure et dont elle avait été la première à traduire les prémices. Ils avaient trinqué à la santé de ce nouveau client. Elle avait été émue.
La maison était belle, suspendue entre mer et dunes ; il y avait des fêtes chaque soir, on partait à la pêche, on faisait griller le poisson sur de grands barbecues, on improvisait de
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nouveaux cocktails et les filles se laissaient tomber dans le sable en se vantant d’être paf.
Elle avait regagné Paris à contrecœur. Mais quand elle avait vu le montant du chèque que lui avait remis la secrétaire de Philippe, elle ne l’avait pas regretté. Elle avait cru à une erreur. Elle soupçonnait Philippe de l’avoir surpayée. Elle le voyait rarement ; c’était toujours sa secrétaire qui la recevait. Parfois il écrivait un petit mot où il disait être très satisfait de son travail. Un jour, il avait ajouté : « P-S : Ça ne m’étonne pas de toi. »
Son cœur s’était emporté. Elle s’était souvenue de leur conversation dans son bureau le soir où… le soir où elle s’était disputée avec sa mère.
Et puis, récemment, une collaboratrice de Philippe, celle à qui elle rendait son travail, lui avait demandé si elle se sentait de taille à traduire des ouvrages de l’anglais. « De vrais livres ? » avait demandé Jo, en écarquillant les yeux. « Oui, bien sûr… – Des livres pour de bon ? – Oui…, avait répondu la collaboratrice, un peu énervée par les questions de Jo. Un de nos clients est un éditeur qui aurait besoin d’une traduction rapide et soignée d’une biographie d’Audrey Hepburn ; j’ai pensé à vous… – À moi ? » avait articulé Joséphine d’une voix aigrelette qui montrait à quel point elle était sidérée. – Eh bien oui, à vous ! » avait répondu Me Caroline Vibert, qui montrait maintenant de réels signes d’exaspération. « Oh mais… bien sûr ! avait dit Jo pour se rattraper. Sans problème ! Il le lui faut pour quand ? »
Me Vibert lui avait donné le téléphone de la personne à qui elle devait s’adresser et tout s’était conclu très vite. Elle avait deux mois pour boucler la traduction de Audrey Hepburn, une vie, 352 pages écrites serré ! Et deux mois, avait-elle calculé, cela signifie que je dois avoir terminé fin novembre !
Elle s’essuya le front. C’est qu’elle n’avait pas que ça à faire. Elle s’était inscrite pour une conférence à l’université de Lyon ; il lui fallait rédiger une bonne cinquantaine de pages sur le travail féminin dans les ateliers de tissage au XIIe siècle. Au Moyen Âge, les femmes travaillaient à peu près autant que les hommes, mais n’effectuaient pas les mêmes opérations. D’après les comptes des drapiers, sur quarante et un ouvriers, on
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comptait vingt femmes et vingt et un hommes. Interdits étaient les métiers jugés trop fatigants pour les femmes. Ainsi la tapisserie de haute lice, car elle obligeait à tenir les bras tendus. On a souvent des idées toutes faites sur cette époque, on imagine les femmes retirées dans leur château, serrées dans leur hennin et leur ceinture de chasteté alors qu’elles étaient actives, surtout dans le peuple et chez les artisans. Beaucoup moins dans l’aristocratie, c’est sûr. Joséphine rêvassa un instant au début de sa conférence. Comment commencer : par une anecdote ? une statistique ? une généralité ?
Le crayon en l’air, elle réfléchissait. Lorsque, soudain, une idée lui traversa le cerveau et éclata en bombe : J’ai oublié de demander combien je serai payée pour Audrey Hepburn ! J’ai pris mon ouvrage comme une bonne ouvrière et j’ai oublié. Une vague de panique la submergea et elle s’imagina prise dans un traquenard. Comment faire ? Appeler et dire : « Au fait, vous me payez combien ? C’est idiot ! J’ai oublié d’en parler avec vous » ? Demander à Me Vibert ? Impossible. Nouille et molle, nouille et molle, nouille et molle. Tout va trop vite ! se lamenta-t-elle. Mais comment faire autrement ? Les gens n’ont pas le temps d’attendre, pas le temps de réfléchir. Il aurait fallu que je note sur un papier toutes mes questions avant de me rendre à ce rendez-vous. Il faut que j’apprenne à aller vite, à être efficace. Moi qui menais une petite vie d’escargot studieux…
Pour la traduction de la biographie d’Audrey Hepburn, Shirley lui donnait un coup de main. Joséphine marquait les mots ou les expressions qui lui posaient un problème et fonçait chez Shirley. Les portes n’arrêtaient pas de battre sur le palier.
Mais là, sur le papier, les chiffres ne mentaient pas. Elle s’en sortait plutôt bien. Elle éprouva une sensation d’euphorie et étendit les bras pour mimer son envol. Heureuse ! Heureuse ! Puis elle se reprit et invoqua le ciel que le miracle dure. Pas une seconde elle ne se dit : C’est parce que je travaille, parce que je n’arrête pas de travailler. Non ! Jamais Joséphine n’établissait le lien entre son effort et la récompense. Jamais Joséphine ne s’octroyait une félicitation. Elle remerciait Dieu, le ciel, Philippe ou Me Vibert. Elle ne pensait pas à s’accorder quelques lauriers
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pour les heures passées à rester penchée sur le dictionnaire et la feuille de papier.
Il faudrait que je m’achète un ordinateur si je continue ces travaux, j’irai plus vite. Une autre dépense, songea-t-elle, et elle la balaya de la main.
D’un côté elle avait aligné ses gains, de l’autre ses dépenses. Au crayon, elle marquait les entrées et les sorties éventuelles, au Bic rouge, ce qui était certain. Et elle arrondissait. Elle arrondissait beaucoup. À son désavantage. Comme ça, se disaitelle, je ne pourrai être surprise qu’en bien et avoir une petite marge. C’est ce qui la terrifiait : elle n’avait pas de marge. Qu’il lui arrive un coup dur et c’était la catastrophe !
Elle n’avait personne vers qui se tourner.
Ce doit être ça, le vrai sens du mot « seule ». Avant, on était deux. Avant, surtout, Antoine veillait à tout. Elle signait là où il posait son doigt. Il riait et disait : « Je pourrais te faire signer n’importe quoi ! » et elle disait : « Oui, bien sûr ! je te fais confiance ! » Il l’embrassait dans le cou pendant qu’elle signait.
Plus personne ne l’embrassait dans le cou.
Ils n’avaient toujours pas parlé de séparation ni de divorce. Elle avait continué, docile, à parapher tous les papiers qu’il lui présentait. Sans lui poser de questions. En fermant les yeux pour que ce lien entre eux dure encore. Mari et femme, mari et femme. Pour le meilleur et pour le pire.
Il continuait à « prendre l’air ». Avec Mylène. Ça va faire six mois qu’il s’aère, pensa-t-elle en sentant monter la colère. Elle connaissait de plus en plus de ces accès de rage qui la submergeaient.
Quand il était venu chercher les filles début juillet, ça lui avait fait mal. Très mal. La porte de l’ascenseur qui claque. « Au revoir, maman, travaille bien ! – Amusez-vous, les filles ! Profitez bien ! » Et puis le silence dans la cage d’escalier. Et puis… elle avait couru au balcon et aperçu Antoine qui chargeait la voiture, ouvrait le coffre, engageait les deux valises et… à l’avant, à sa place à elle, un coude qui dépassait. Un coude en coton rouge.
Mylène !
Il l’emmenait en vacances avec les filles.
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Mylène !
Elle était assise à sa place. Mylène !
Elle ne se cachait pas, elle laissait dépasser son coude. Son coude rouge.
Jo eut, un instant, l’envie de courir rattraper ses filles par la peau du cou et de les arracher aux griffes de leur père, mais elle réfléchit. Antoine était dans son droit, son droit le plus strict. Elle n’avait rien à dire.
Elle s’était laissée tomber sur le sol en béton du balcon. Avait enfoncé les poings dans les yeux et pleuré, pleuré. Un long moment. Sans bouger. Passant et repassant sans arrêt le même film. Antoine présentait Mylène aux filles, Mylène leur souriait. Antoine conduisait, Mylène lisait la carte. Antoine proposait de s’arrêter dans un restaurant, Mylène choisissait. Antoine avait loué un appartement avec les filles et Mylène. La chambre des filles, sa chambre avec Mylène. Il dormait avec Mylène et les filles dormaient dans la chambre à côté. Le matin, ils prenaient leur petit-déjeuner ensemble. Tous ensemble ! Antoine allait faire le marché avec les filles et Mylène. Il courait sur la plage avec les filles et Mylène. Il emmenait à la fête foraine les filles et Mylène. Il achetait de la barbe à papa pour les filles et Mylène. Les mots ne formaient plus qu’une rengaine qui chantonnait « les filles et Mylène, Antoine et Mylène ». Alors elle avait respiré profondément et hurlé : « Famille recomposée, mon cul ! » Cela l’avait étonnée de s’entendre hurler ainsi, elle avait arrêté de pleurer.
Ce jour-là, Joséphine avait compris que son mariage était fini. Un coude en tissu rouge avait été plus efficace que tous les mots prononcés entre Antoine et elle. Fini, s’était-elle dit en dessinant sur une feuille de papier un triangle qu’elle avait colorié en rouge vif. Fi-ni. Bien fini.
Elle avait accroché le triangle rouge dans la cuisine audessus du grille-pain afin de le contempler chaque matin.
Le lendemain, elle avait repris ses traductions.
Plus tard, quand elle se rendit à Deauville, chez Iris, elle apprit que Zoé avait beaucoup pleuré pendant ce mois de juillet. Elle l’apprit par Iris qui le tenait d’Alexandre à qui Zoé s’était
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confiée. « Antoine leur a dit qu’il valait mieux qu’elles s’habituent à Mylène parce qu’il comptait vivre avec elle, qu’ils avaient un projet de travail à la rentrée… Quoi ? Personne ne sait… » Les filles ne parlaient pas. Joséphine s’était mordu la langue pour ne pas leur poser de questions.
« Ces pauvres petites sont mal parties dans la vie ! déclara Madame mère à Iris. Mon Dieu, ce qu’on fait vivre aux enfants de nos jours ! Et on s’étonne que la société aille mal. Si les parents ne savent pas se tenir, que peut-on attendre des enfants ? »
Madame mère. Elle ne la voyait plus. Depuis le mois de mai. Depuis leur affrontement dans le salon d’Iris. Plus un seul mot. Plus un seul coup de téléphone. Plus une seule lettre. Rien. Elle n’y pensait pas tout le temps, mais quand elle entendait, dans la rue, une femme de son âge penchée sur une vieille dame qu’elle appelait « maman », ses genoux se dérobaient et elle cherchait un banc pour s’asseoir.
Et pourtant, elle se refusait à faire le premier pas. Et pourtant, elle n’enlevait pas un seul mot au discours qu’elle avait prononcé ce soir-là.
Elle se demandait même si ce n’était pas cette scène avec sa mère qui lui avait donné l’énergie de travailler. « On se sent très fort quand on ne triche pas. Ce soir-là, tu n’as pas triché et depuis, regarde comme tu avances ! » C’était la théorie de Shirley. Et Shirley n’avait peut-être pas tort.
Seule. Sans Antoine, sans mère. Sans homme.
À la bibliothèque, dans les travées étroites, entre les étagères de livres, elle avait heurté un homme qui venait en sens inverse. Elle avait les bras chargés de livres. Elle ne l’avait pas vu. Tous les livres avaient dégringolé, faisant grand bruit, et l’inconnu s’était baissé pour l’aider à les ramasser. Il lui avait fait les gros yeux, ce qui avait déclenché un fou rire chez Joséphine. Elle avait été obligée de sortir pour se calmer. Quand elle était rentrée, il lui avait adressé un clin d’œil de connivence. Elle avait été bouleversée. Tout l’après-midi elle avait cherché son regard, mais il avait gardé les yeux baissés sur ses classeurs. À un moment elle avait levé les yeux, il était parti.
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Elle l’avait revu et il lui avait fait un petit signe de la main avec un sourire très doux. Il était grand, efflanqué, ses cheveux châtains lui tombaient dans les yeux, et ses joues avaient l’air aspirées tellement elles étaient creuses. Il posait délicatement son duffle-coat bleu marine sur le dossier de sa chaise avant de s’asseoir, l’époussetait, le lissait puis se laissait tomber comme un danseur sur sa chaise en tournant le dossier à l’envers. Il avait des jambes longues et maigres. Jo l’imaginait faisant des claquettes. En collant noir, veste noire, haut-de-forme noir. Son visage changeait souvent d’apparence. Elle le trouvait beau et romantique, pâle et mélancolique l’instant d’après. Elle n’était jamais sûre de le reconnaître. Parfois elle perdait son image et devait s’y prendre à plusieurs fois avant de le reconnaître, en chair et en os.
Elle n’avait pas osé raconter l’histoire du jeune homme à Shirley. Elle se serait moquée d’elle. « Mais il fallait l’inviter à prendre un café, lui demander son nom, connaître ses horaires de travail ! T’es nulle. »
Ben oui… Je suis nulle et c’est pas nouveau ! soupira Joséphine, en gribouillant sa feuille de comptes. Je vois tout, je sens tout, mille détails entrent en moi comme de longues échardes et m’écorchent vive. Mille détails que d’autres ne remarquent pas parce qu’ils ont des peaux de crocodile.
Le plus dur, c’était de ne pas se laisser envahir par la panique. La panique frappait toujours la nuit. Elle écoutait grandir en elle le danger qu’elle ne pourrait fuir. Elle se tournait et se retournait sur son matelas sans parvenir à s’endormir. Payer les traites de l’appartement, les charges de l’immeuble, les impôts, les jolies tenues d’Hortense, l’entretien de la voiture, les assurances, les notes de téléphone, l’abonnement à la piscine, les vacances, les places de cinéma, les chaussures, les appareils dentaires… Elle énumérait les dépenses et, les yeux grands ouverts, terrifiée, s’enroulait dans les couvertures pour ne plus penser. Il lui arrivait de se réveiller, de s’asseoir dans son lit, de faire et refaire les comptes dans tous les sens et de constater que non, elle n’y arriverait pas alors qu’en pleine journée, les chiffres avaient dit oui ! Elle allumait, paniquée, allait rechercher le morceau de papier sur lequel elle avait griffonné
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ses comptes et les recommençait dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle retrouve… son bon sens et éteigne, épuisée.
Elle redoutait les nuits.
Elle jeta une dernière fois les yeux sur les chiffres tracés au crayon et sur ceux tracés en rouge et constata, rassurée, que, pour le moment, ils se tenaient tranquilles. Son esprit s’envola vers la conférence qu’il lui fallait préparer. Un passage, qu’elle avait lu, lui revint en tête. Elle s’était dit qu’il serait utile de le recopier et de s’en servir. Elle partit à sa recherche, le retrouva. Elle décida de le placer en tête de sa conférence.
« Les recherches de l’histoire économique mettent toutes en valeur les années 1070-1130 en France : on trouve alors aussi bien de nombreuses fondations de bourgs ruraux que les premiers signes de l’essor urbain, aussi bien la pénétration de la monnaie dans les campagnes que l’établissement de courants commerciaux interurbains. Or ce temps de dynamisme et d’innovation est aussi celui où l’extorsion seigneuriale apparaît systématique. Comment penser la relation entre ces deux faits : décollage économique malgré la seigneurie ou grâce à elle ? »
Le coude glissant sur la toile cirée, Jo se demandait si la question ne s’appliquait pas aussi à son propre cas. Depuis qu’elle était seule, persécutée par les notes à payer, elle grandissait en savoir et en sagesse. Comme si le fait d’être en danger la poussait à mettre les bouchées doubles, à travailler, travailler…
Si tout cet argent ne s’évaporait pas aussi vite, je pourrais louer une maison pour les filles l’été prochain, leur acheter les beaux vêtements qu’elles réclament, les emmener au théâtre, au concert… On pourrait dîner au restaurant une fois par semaine et se faire belles ! J’irais chez le coiffeur, j’achèterais une belle robe, Hortense n’aurait plus honte de moi…
Elle se laissa aller à rêver un instant puis se reprit : elle avait promis à Shirley de l’aider à livrer des gâteaux pour un mariage. Une grosse commande. Shirley avait besoin d’elle pour que les gâteaux ne se répandent pas dans le break et pour rester au volant, pendant la livraison, au cas où elle ne pourrait pas se garer.
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Elle rangea ses affaires, son livre de comptes, son crayon, son Bic rouge. Resta encore un instant pensive, à suçoter le capuchon du Bic, puis se leva, enfila un manteau et rejoignit Shirley.
Shirley l’attendait sur le palier en tapant du pied. Son fils Gary se tenait debout dans l’embrasure de la porte. Il fit un signe de la main à Jo puis referma la porte. Joséphine étouffa une exclamation de surprise qui n’échappa pas à Shirley.
—Qu’est-ce que tu as ? Tu as vu un fantôme ?
—Non mais Gary… je viens de le voir en homme, l’homme qu’il sera dans quelques années. Qu’est-ce qu’il est beau !
—Oui, je sais, les femmes commencent à le reluquer.
—Il le sait ?
—Non ! Et c’est pas moi qui vais le lui dire… J’ai pas envie qu’il soit imbibé de sa personne.
—Imbu de sa personne, Shirley, pas imbibé.
Shirley haussa les épaules. Elle avait empilé les cagettes où reposaient, enveloppés dans des linges blancs, les gâteaux qu’elle devait livrer.
—Dis-moi… Le père devait être pas mal ?
—Le père était l’homme le plus beau du monde… C’était sa principale qualité, d’ailleurs !
Elle fronça les sourcils et balaya l’air de la main comme si elle chassait un mauvais souvenir.
—Bon, alors… Comment fait-on ?
—Comme tu veux… C’est toi qui sais, c’est toi qui décides. Joséphine la laissa échafauder un plan.
—On descend tout en bas, tu gardes les gâteaux pendant que je vais chercher la voiture, on charge et hop ! c’est parti… Appelle l’ascenseur et bloque la porte.
—Il vient avec nous, Gary ?
—Non. Son prof de français est malade, il est tout le temps malade… Plutôt que de rester à l’étude, il rentre à la maison et lit Nietzsche ! Y en a qui ont des ados boutonneux, moi j’ai un intello ! Allez ! On perd du temps à bavarder, move on !
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Joséphine s’exécuta. En quelques minutes la voiture était chargée, les gâteaux empilés à l’arrière et Jo posait une main sur les cagettes pour les retenir.
—Regarde le plan, lança Shirley, et dis-moi s’il y a un autre chemin que de passer par l’avenue Blanqui ?
Joséphine attrapa le plan qui traînait sur le plancher et l’étudia.
—Que tu es lente, Jo.
—Ce n’est pas moi qui suis lente, c’est toi qui es pressée. Laisse-moi le temps de regarder.
—T’as raison. Tu es si mignonne de m’accompagner. Je devrais te remercier plutôt que de t’engueuler.
Voilà exactement pourquoi j’aime cette femme, se dit Jo, tout en consultant le plan. Quand elle abuse, elle le reconnaît, quand elle a tort, elle le reconnaît aussi. Elle est toujours exacte. Ses mots, ses gestes, ses actes coïncident avec sa pensée. Rien n’est faux ni artificiel.
—Tu peux prendre par la rue d’Artois, tourner dans Maréchal-Joffre et prendre à droite, la première, et tu tombes sur ta rue Clément-Marot…
—Merci. Je devais livrer à cinq heures et voilà qu’ils m’appellent pour me dire que c’est quatre heures ou je peux me carrer mes gâteaux là où je pense. C’est un gros client, alors il sait bien que je vais m’exécuter le petit doigt sur le couture…
Quand Shirley était énervée, elle faisait des fautes de français. Sinon elle parlait une langue remarquable.
—La société se moque des gens. Elle leur vole leur temps, la seule chose non tarifiée que chacun possède pour en faire ce qu’il veut. Tout se passe comme si on devait sacrifier nos plus belles années sur l’autel de l’économie. Qu’est-ce qu’il nous reste après, hein ? Les années de vieillesse, plus ou moins sordides, où on porte des dentiers et des couches-culottes ! Tu vas pas me dire qu’il n’y a pas un vice là-dedans.
—Peut-être mais je ne vois pas comment faire autrement. À moins de changer la société. D’autres ont essayé avant nous et on ne peut pas dire que les résultats aient été concluants. Si tu envoies promener ta société, ils passeront par quelqu’un d’autre et tu perdras ton marché de gâteaux.
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