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Добавлен: 05.08.2024
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—Oui, chérie, donne-moi mon portefeuille… Il est dans mon sac, ajouta Jo en montrant le sac posé sur le radiateur de la cuisine. Et toi, Zoé, tu ne veux pas un sandwich, demain midi ?
—Je déjeune chez Max. Il m’a invitée. J’ai eu treize à mon contrôle d’histoire. Et demain, on nous rend le français, je crois bien que j’ai une bonne note !
—Comment le sais-tu si on ne t’a pas rendu les copies ?
—Je l’ai vu dans l’œil de madame Portal, elle me regardait avec fierté.
Joséphine contempla sa fille, il faut absolument que je mette une petite Zoé dans mon histoire ; elle l’imagina en paysanne avec de bonnes joues rouges rentrant le foin ou faisant cuire la soupe dans la grande marmite accrochée au-dessus du feu dans la cheminée. Je changerai son nom pour qu’elle ne se reconnaisse pas, je garderai sa bonne humeur, sa joie de vivre, ses expressions. Et Hortense ? Hortense, j’en ferai une princesse, très belle, un peu pimbêche, qui réside au château… son père est parti en croisade et…
—Hé, maman, t’es où là ? Reviens sur terre…
Hortense tendait son sac à Joséphine.
— Mes cinq euros, t’as oublié ?
Joséphine prit son portefeuille. L’ouvrit, tira un billet de cinq euros et le tendit à Hortense. Une coupure de journal tomba. Jo se baissa pour la ramasser. C’était la photo du journal. L’homme au duffle-coat. Elle caressa le cliché. Elle savait désormais à qui elle écrirait la longue lettre.
Le soir, quand les filles furent couchées, elle s’enveloppa dans la couette de son lit, alla sur le balcon parler aux étoiles. Elle leur demanda la force de commencer le livre, elle leur demanda de lui envoyer des idées, elle leur dit aussi de lui pardonner, ce n’était pas terrible de rentrer dans la combine d’Iris mais avait-elle un autre moyen de subsister ? Hein ? Estce que vous m’avez laissé le choix ? Elle regardait attentivement le ciel étoilé et particulièrement la dernière étoile au bout du manche de la Grande Ourse. C’était son étoile quand elle était petite. Son père la lui avait offerte, un soir qu’elle avait un gros chagrin, il avait dit : « Tu vois, Jo, cette petite étoile au bout de la casserole, elle est comme toi, si tu l’enlèves, la casserole perd
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son équilibre, et toi, si on te retire de la famille, la famille s’écroule parce que tu es la joie incarnée, la bonne humeur, la générosité… et pourtant, avait poursuivi son père, elle a l’air bien modeste, cette étoile en bout de constellation, on la voit à peine… Dans chaque famille, il y a des gens qui ont l’air de petits boulons insignifiants, et pourtant, sans eux, il n’y a plus de vie possible, plus d’amour, plus de rires, plus de fêtes, plus de lumière pour éclairer les autres. Toi et moi, nous sommes des petits boulons d’amour… » Depuis, chaque fois qu’elle regardait le ciel étoilé, elle repérait la petite étoile en bout de casserole. Elle ne clignotait jamais. Joséphine aurait bien aimé qu’elle clignote de temps en temps, elle se serait dit que son père lui faisait un signe. Ce serait trop facile, s’invectiva-t-elle, tu parlerais aux étoiles, tu poserais une question et l’étoile te répondrait en direct du ciel ! Non mais quoi encore ? Avec un accusé de réception ! Enfin, se reprit-elle, merci d’avoir fait tomber la photo de l’homme au duffle-coat de mon portefeuille, merci beaucoup, parce que cet homme-là, il me plaît, j’aime penser à lui. Ce n’est pas grave qu’il ne me regarde pas. Pour lui, j’inventerai une histoire, une belle histoire…
Elle remonta sa couette, la serra autour de ses épaules, souffla sur ses doigts et, jetant un dernier regard au ciel étoilé, elle partit se coucher.
— Toi, tu me caches quelque chose !
Shirley avait poussé la porte de l’appartement de Joséphine et se tenait debout sur le seuil de la cuisine, les mains sur les hanches. Depuis une heure et demie, Jo jouait avec son ordinateur, attendant l’inspiration. Rien. Pas le moindre frémissement narratif. La photo de l’homme au duffle-coat, scotchée sur le côté du clavier, ne suffisait pas. On pouvait même dire qu’elle échouait complètement dans son rôle de muse. Inspiration, mot du XIIe siècle, issu du vocabulaire chrétien, qui charrie avec lui des notions aussi enivrantes que l’enthousiasme, la fureur, le transport, l’exaltation, l’élévation, le génie, le sublime. Elle venait de lire un texte magnifique d’un
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certain monsieur Maulpoix sur l’inspiration poétique1 et ne pouvait que constater qu’elle en était cruellement dépourvue. Clouée à terre, elle assistait, impuissante, à l’inertie de sa pensée. Elle avait beau l’apostropher, la supplier, lui ordonner de se mettre en branle, lancer un coup d’archet pour qu’elle s’ébroue, s’agite, s’échauffe, se délie, offre des images et des mots, des collisions avec d’autres images, d’autres mots, fasse surgir le Beau, le Bizarre, l’Intrépide, la belle se faisait prier et Joséphine, assise sur sa chaise de cuisine, labourait la table de ses doigts impatients. Pas la moindre envolée lyrique, pas le début d’une idée créatrice. Hier, elle avait cru en tenir une, mais ce matin, en se réveillant, l’idée s’était évanouie. Attendre, attendre. Se faire toute petite devant ce hasard foudroyant qui dépose à nos pieds ce qu’on a cherché en vain pendant des heures. Cela lui était déjà arrivé en rédigeant des morceaux de sa thèse, le choc de deux idées, de deux mots, comme deux silex qui s’allument. Il existait, ce glorieux éblouissement ! Il n’y avait qu’à lire des poèmes de Rimbaud ou d’Éluard… Il existait chez les autres ! Les tentatives malheureuses de sa sœur lui revenaient en tête et elle craignait que la même stérilité ne s’abatte sur elle. Adieu, veaux, vaches, cochons et euros par milliers ! Le pot au lait menaçait de se renverser, elle allait se retrouver Perrette comme devant. Elle prit une brusque décision, décida de vaincre ce vertige paralysant et d’écrire n’importe quoi, de travailler coûte que coûte, de courtiser l’opiniâtreté et d’ignorer l’inspiration afin que cette dernière, dépitée, se rende et livre ses premiers éclairs. Elle allait lancer ses doigts sur le clavier… lorsque Shirley avait poussé la porte et s’était campée face à elle.
—Tu me fuis, Joséphine, tu me fuis.
—Shirley, tu tombes mal… Je suis en plein travail.
—Tu me fais beaucoup de peine, Joséphine. Que se passe-t- il pour que tu m’évites ainsi ? Tu sais très bien qu’entre nous, on peut tout se dire.
1Jean-Michel Maulpoix, Du lyrisme, Éditions José Corti.
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—On peut tout se dire mais on n’est pas obligées de tout se dire tout le temps ! Il y a des silences qui font aussi partie de l’amitié.
Juste au moment où j’allais m’élancer ! ragea Joséphine, au moment où j’avais trouvé une solution, un subterfuge qui m’aurait soulagée de cette peur indicible qui menace les auteurs devant la feuille blanche. Elle releva la tête, fixa son amie et trouva que le nez de Shirley était trop retroussé. Beaucoup trop court ! Un nez en pâte à modeler ! Un nez d’opérette, un nez de cousette, un bête de nez ! Dégage avec ton nez en trompette, s’entendit-elle penser, horrifiée par la violence qui s’était levée en elle.
—Tu m’évites… je le sens bien, tu m’évites. Depuis que tu es rentrée des sports d’hiver, il y a trois semaines, je ne te vois plus…
Elle étendit la main vers la gueule ouverte de l’ordinateur.
—C’est celui d’Hortense ?
—Non, c’est le mien…, gronda Jo entre ses dents.
Le bruit d’un crayon qu’elle venait de briser entre ses doigts la fit sursauter ; elle décida de se calmer. Elle respira profondément en délassant le haut de son torse, tourna la tête de droite à gauche et souffla toute son irritation en un long jet puissant.
—Et depuis quand as-tu deux ordinateurs ? Tu as des actions chez Apple ? Une histoire d’amour avec Steve Jobs ? il t’envoie des computers en guise de fleurs ?
Joséphine baissa la garde, sourit et accepta l’idée d’abandonner son travail. Shirley semblait réellement en colère.
—C’est Iris qui me l’a offert pour Noël…, lâcha-t-elle, se reprochant aussitôt d’en avoir trop dit.
—C’est louche, ça cache quelque chose !
—Pourquoi tu dis ça ?
—Ta sœur ne donne jamais rien pour rien. Même pas l’heure ! Je la connais bien ! Alors, vas-y, dis-moi tout.
—Je ne peux pas, c’est un secret…
—Et tu crois que je ne suis pas capable de garder un secret ?
—Je pense surtout qu’un secret est fait pour rester secret. Shirley haussa les sourcils, se détendit et sourit.
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—Ce n’est pas faux, tu viens de marquer un point. Tu m’offres un café ?
Joséphine lança un regard d’adieu aux touches noires de l’ordinateur.
—Je veux bien faire une exception pour cette fois mais c’est la dernière ! Sinon, je ne vais jamais y arriver.
—Laisse-moi deviner : tu écris une lettre pour ta sœur, une lettre officielle et difficile qu’elle ne peut pas écrire ?
Joséphine brandit un index autoritaire vers Shirley, la prévenant qu’il était inutile d’insister.
—Tu ne m’auras pas comme ça.
—Un café bien noir avec deux morceaux de sucre roux…
—Je n’ai que du sucre blanc, je n’ai pas eu le temps de faire des courses.
—Trop occupée à bosser, je présume ?
Joséphine se mordit les lèvres, se rappelant sa résolution de rester muette.
—Donc, ce n’est pas une lettre… Et puis on n’offre pas un ordinateur pour une seule lettre ! Même la belle madame Dupin sait cela…
—Shirley, arrête.
—Tu ne me demandes pas comment se sont passées mes vacances ?
Elle la considérait d’un air malicieux qui rappela à Joséphine que la partie allait être rude. Shirley ne lâchait pas prise facilement. Il avait été aisé de lui cacher l’histoire du prêt d’Antoine. C’était Noël, elle avait la tête aux guirlandes, aux cadeaux, à la dinde fourrée, à la bûche, mais les fêtes étaient passées, Shirley était revenue à la vie réelle avec l’intention de faire fonctionner son « radar à malices ». C’est comme ça qu’elle appelait son nez, en appuyant dessus pour montrer à quel point il était efficace.
—Comment se sont passées tes vacances ? demanda Jo poliment.
—Très mal… Gary n’a pas arrêté de faire la tronche. Depuis qu’il a tenu ta fille dans ses bras, il pète les plombs ! Il soupirait des heures entières en lisant des sonnets d’amour pathétiques. Il errait dans les couloirs de la maison de ma copine, Mary, en
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déclamant de la poésie sinistre et en menaçant de se pendre avec son col roulé. Je te le dis, Jo, il faut lui enlever cette gamine de la tête !
—Ça lui passera, on a tous vécu, adolescent, un amour impossible. On s’en est remis !
—C’est moi qui ne m’en remettrai pas. J’ai trouvé dans sa chambre vingt-quatre brouillons de lettres d’amour aussi torrides que désespérées ! Certaines écrites en alexandrins. Il n’en a pas envoyé une seule.
—Il a eu raison. Hortense a très peu d’indulgence pour les geignards. S’il veut conquérir son cœur, il faut qu’il devienne un nabab ! Hortense a de gros besoins, de grandes exigences et peu de patience.
—Merci beaucoup.
—Elle aime les belles robes, les beaux bijoux, les belles voitures, son idéal d’homme, c’est Marlon Brando dans Un tramway nommé désir… Il peut toujours commencer par faire de la musculation et porter un tee-shirt déchiré, ça ne coûte pas cher et ça lui tapera peut-être dans l’œil.
—Chère Joséphine, je te trouve délicieusement sarcastique aujourd’hui. Est-ce ton nouveau secret qui te donne cette pétulance ?
Ça fait une heure et demie que j’essaie d’être pétillante à l’écrit et voilà que je retrouve ma verve à l’oral ! songea Joséphine, dépitée. Elle eut une envie impérieuse d’être seule.
—Marlon Brandon ! Moi, c’était Robert Mitchum. J’étais folle de lui ! Tiens, hier soir, j’ai vu un très bon film sur Cinétoile. Avec Robert Mitchum, Paul Newman, Dean Martin, Gene Kelly et Shirley MacLaine. À l’époque où elle tournait ce film, elle vivait un amour torride avec Mitchum.
—Ah…, dit Joséphine, distraite, cherchant une excuse pour se débarrasser de Shirley.
C’est incroyable, se dit-elle, c’est ma meilleure amie, je l’aime tendrement et là, en ce moment précis, je pourrais la réduire en bouillie et la congeler pour qu’elle débarrasse le plancher.
Shirley avait fini d’égrener le nom de tous les acteurs du film, celui de la costumière, « Edith Head, très connue tu sais, Jo, une grande dame du costume, elle a habillé les plus belles
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actrices d’Hollywood et pas un film élégant ne se serait réalisé sans elle, en ce temps-là ». Elle en était à raconter l’histoire du film lorsque Joséphine dressa l’oreille.
—… Et comme elle ne veut absolument pas devenir riche, elle cherche à épouser l’homme le plus modeste, le plus effacé afin d’avoir une petite vie bien tranquille… Car, d’après elle, l’argent ne fait pas le bonheur, il fait même de manière certaine le malheur. C’est si drôle, Jo ! Parce qu’elle a beau choisir l’homme le plus terne, le plus modeste, grâce à elle il parvient au zénith, gagne beaucoup d’argent, se tue au travail et elle se retrouve veuve à chaque fois, ce qui confirme son idée que l’argent ne fait pas le bonheur !
—Attends, dit Joséphine en arrêtant Shirley dans son élan. Reprends l’histoire depuis le début… Je n’écoutais pas.
Elle avait posé sa main sur le bras de Shirley et le serrait comme si sa vie en dépendait. Shirley considéra la mine avide et passionnée de son amie et en déduisit qu’elle n’était plus très loin de découvrir le secret que Jo lui cachait. Tout allait s’éclaircir. Joséphine cherchait une histoire à raconter. Pour écrire un livre ? Un scénario ? La solution de l’énigme lui échappait encore, mais elle ne désespérait pas. Shirley consentit
àraconter l’histoire de What a Way To Go, le film de Jack Lee Thompson qu’elle avait vu à la télévision.
—Mais c’est mon idée ! L’idée que j’ai eue hier ! L’histoire d’une fille qui ne veut être ni riche ni puissante, qui épouse des hommes pauvres qui, tous réussissent parce qu’il suffit qu’elle s’unisse à eux pour qu’ils triomphent. Comment s’appelle ce film ?
Shirley répéta le titre. Joséphine serrait les poings d’excitation.
—Je ne t’ai jamais vue aussi transportée par un programme de télévision, lâcha Shirley en se moquant.
—Mais ce n’est pas n’importe quel programme de télévision ! C’est l’histoire que je voulais raconter moi, pour mon fichu roman.
Elle se mordit les lèvres et s’aperçut qu’elle en avait trop dit. Shirley eut le triomphe modeste et resta silencieuse.
—Je me suis trahie…
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— Je ne dirai rien. Promis, juré, craché, sur la tête de Gary ! Shirley étendit une main pour jurer et croisa les doigts de
l’autre main dans son dos car elle avait bien l’intention de le dire à Gary. Elle racontait tout à son fils. Tout ce qui était important pour comprendre la vie. Comment les gens vous utilisent, vous culpabilisent, vous meurtrissent. Afin qu’il prenne garde et se méfie. Elle lui racontait aussi le don, l’amour, les rencontres, les belles fêtes. Elle ne faisait pas partie de ces adultes qui affirment qu’il ne faut pas parler de « certaines choses » aux enfants. Elle assurait que les enfants savent tout, avant nous. Ils possèdent une intuition diabolique ou angélique, au choix, mais ils savent. Ils savent avant leurs parents que ceux-ci vont se séparer, que maman boit en cachette, que papa couche avec la caissière du Shopi ou que leur grand-père n’est pas mort d’une crise cardiaque dans son lit, mais a rendu l’âme sur le corps d’une strip-teaseuse à Pigalle. C’est leur faire injure que de les prendre pour des ignorants. Enfin, résumait-elle péremptoire, vous pensez ce que vous voulez, mais moi je ne prends pas mon fils pour un simple d’esprit !
—Dès que je suis entrée ici, j’ai reniflé l’embrouille, poursuivit Shirley tentant de mettre Jo en confiance afin qu’elle se livre davantage.
Elle n’était pas sûre d’avoir tout compris. Il lui manquait quelques éléments.
—C’est de ma faute, balbutia Joséphine, je t’ai sousestimée…
—Je suis très forte, Jo, à ces petits jeux de la vie ; on m’en a trop fait… j’ai développé une certaine sensibilité pour repérer les arnaques.
—Mais tu ne diras rien !
—Je ne dirai rien…
—Elle serait furieuse, si elle savait que tu sais…
À qui Joséphine faisait-elle allusion ? À Iris ? Shirley prit l’air assuré de celle qui a tout compris afin de pousser Joséphine dans les derniers aveux.
—Il va vraiment falloir que j’apprenne à mentir…
—Et tu n’es pas très douée, Joséphine !
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—Quand Iris m’a proposé d’écrire pour elle, au début je t’assure, j’ai refusé…
Bingo ! pensa Shirley, c’est Iris qui est derrière l’arnaque. Je le savais, je le savais, mais à quoi peut-elle bien jouer ?
—D’écrire ce roman dont tu cherches l’idée…
—Oui. Elle m’a proposé d’échanger mon soi-disant talent d’écrivain contre des espèces… Cinquante mille euros, Shirley ! C’est beaucoup d’argent.
—Et tu as besoin d’autant d’argent ? demanda Shirley, vraiment étonnée.
—Il y a un autre truc que je ne t’ai pas dit…
Shirley soutenait Joséphine du regard et l’encourageait à parler. Joséphine raconta tout.
Shirley croisa les bras et considéra Joséphine en soupirant.
—Tu ne changeras jamais… Tu te fais avoir par le premier requin qui sournoise ! Ce que je ne comprends pas très bien, c’est pourquoi Iris a besoin de te faire écrire un roman…
—Pour qu’elle le signe et qu’elle devienne, aux yeux de tous, un écrivain. C’est très bien vu de nos jours, tu sais, tout le monde veut écrire, tout le monde croit qu’il peut écrire. Elle a commencé par se vanter un soir, à un dîner, devant un éditeur…
—Oui mais pourquoi ? Qui veut-elle impressionner ? Qu’estce que ça lui rapportera ?
Joséphine baissa les yeux.
—Elle n’a pas voulu me le dire…
—Et tu as accepté de ne rien savoir ?
—Je me suis dit que ça la regardait.
—Enfin, Jo, tu te rends complice d’une escroquerie et tu ne veux pas savoir le pourquoi de la chose ? Tu m’étonneras toujours !
Joséphine se mordait les doigts, déchirait les petites peaux autour de ses ongles et lançait des regards apeurés vers Shirley.
—Ce que j’aimerais, c’est que, la prochaine fois que tu la vois, tu lui poses la question ! C’est important. Elle va mettre son nom sur un livre que tu auras écrit et ça lui rapportera quoi ? La gloire ? Il faudrait pour cela qu’il fracasse, votre livre… La fortune ? Elle te donne tout l’argent. À moins qu’elle ne prévoie de t’escroquer… Ce qui n’est pas impossible. Elle te
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promet l’argent, mais ne t’en donnera qu’une petite partie. Avec le reste, elle partira rejoindre son amant au Venezuela…
—Shirley ! C’est toi qui es en train d’écrire un roman. Ne me mets pas des idées comme ça dans la tête, je suis suffisamment angoissée…
—Ou alors elle écrit pour se donner un alibi… Mitonne une vilenie derrière ton dos. Elle s’enferme dans une pièce, prétend qu’elle travaille, ressort par le balcon et…
Joséphine regarda Shirley, désemparée. Shirley s’en voulut d’avoir semé le doute et l’angoisse dans l’esprit de Jo.
—J’ai enregistré le film d’hier soir, tu veux le regarder ? proposa-t-elle pour se rattraper.
—Tout de suite ?
—Tout de suite… J’ai mon cours au conservatoire dans une heure et demie, si ce n’est pas fini, je te laisserai devant la télé.
Pendant que Shirley rembobinait le film, Joséphine lui raconta tout en détail : l’emprunt d’Antoine, la proposition d’Iris, son appréhension à l’idée d’écrire, « j’ai peur de ne pas y arriver, quand tu es entrée dans la cuisine, j’étais en plein doute, je cherchais l’inspiration. C’est bien que je t’en aie parlé finalement, parce que je ne suis plus toute seule. Je pourrai me confier quand ça n’ira pas… Surtout qu’Iris est pressée, elle doit montrer vingt feuillets à son éditeur à la fin du mois ! ».
Elles s’installèrent sur le canapé. Shirley appuya sur la touche de la télécommande et cria : « Moteur ! » Apparut alors sur l’écran la ravissante, la délicieuse, l’émouvante Shirley MacLaine toute de rose vêtue, avec un immense chapeau rose, dans une maison rose à colonnades roses, suivant un cercueil rose porté par huit hommes en noir. Joséphine oublia le livre, oublia sa sœur, oublia l’éditeur, les échéances du prêt d’Antoine et suivit la silhouette longue, fine et rose qui descendait l’escalier en titubant de chagrin.
—La photo de l’homme en duffle-coat, sur le clavier, tu l’as vue ? murmura-t-elle à Shirley pendant que le générique défilait.
—Oui, et je me suis dit que tu devais faire quelque chose d’important pour coller sa photo sous tes yeux en permanence, ça devait t’inspirer…
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