ВУЗ: Не указан
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Добавлен: 05.08.2024
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vie en or qu’il m’offre, je tiens à l’appartement, au chalet à Megève, aux voyages, au luxe, à la carte Gold, au statut de madame Dupin. Tu vois, je suis honnête avec toi. Je ne supporterai pas de retomber dans une petite vie banale, sans argent ni relations ni évasion… Et puis peut-être que je l’aime après tout !
Elle avait écarté son assiette et allumé une cigarette.
—Tu fumes maintenant ? demanda Joséphine.
—C’est pour mon personnage ! Je m’entraîne. Josiane, la secrétaire de Chef… Elle avait un vieux paquet, elle a arrêté de fumer, elle me l’a donné.
Joséphine se rappela la scène entrevue sur le quai de la gare : Chef embrassant sa secrétaire, l’installant dans le train comme s’il portait le saint sacrement. Elle n’en avait parlé à personne. Elle frissonna et pensa à sa mère : que deviendrait-elle si Chef l’abandonnait pour refaire sa vie ?
—Tu as peur qu’il te quitte ? demanda-t-elle doucement à
Iris.
—Ça ne m’avait jamais effleuré l’esprit… mais depuis quelque temps, oui, j’ai peur. Je sens qu’il s’éloigne de moi, qu’il ne me regarde plus avec les mêmes yeux. J’ai même été jalouse de votre complicité à Noël. Il te parle avec plus d’affection et de considération qu’à moi…
—Tu dis n’importe quoi !
—Hélas, non… Je suis impitoyablement lucide. J’ai beaucoup de défauts mais je ne suis pas aveugle. Je sens quand j’intéresse les gens ou pas. Et je ne supporte pas l’indifférence à mon égard.
Elle suivit les volutes de sa cigarette et pensa à sa rencontre avec Serrurier. Dans le petit bureau où il l’avait reçue. La bouche débordant de louanges, les yeux brillants d’intérêt. Elle s’était sentie revivre. Il était à la fois empressé et respectueux. Il tirait sur son gros cigare dont la fumée âcre envahissait le bureau et imaginait les rebondissements du récit inventé par Joséphine. « Très bien l’idée de cette jeune fille qui veut se retirer au couvent et qu’on force au mariage. Très bien l’idée qu’elle fasse mouche à chaque mari, se retrouve couverte d’or et de gloire et veuve à chaque fois. Très bien l’idée d’humilité
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qu’elle poursuit avec obstination et qui se dérobe, très bien de la faire changer de milieu, de la confronter à un chevalier, un troubadour, un prédicateur, un prince de France… » Il arpentait le bureau et lui donnait le tournis. « C’est moderne, délicieusement désuet, cocasse, naïf, roué, populaire ! Il faudrait que vous y ajoutiez une pointe de mystère et ce serait parfait… Les gens raffolent des intrigues qui mêlent histoire de France, religion, assassinats, amour, Dieu et le diable… mais vous saurez le faire, je ne veux pas vous influencer ! Ce que j’ai lu m’a enchanté. Pour être honnête, je ne pensais pas qu’une si jolie tête renfermât autant de science et de talent… Et où avez-vous trouvé cette histoire de degrés d’humilité ? C’est magnifique ! Magnifique ! Transformer une femme qui se torture pour être humble en héroïne malgré elle ! Quelle idée de génie ! » Et dans un grand élan, il lui avait serré les mains d’une poigne enthousiaste et vibrante. Puis il lui avait donné le chèque, ajoutant qu’il était prêt à lui virer le reste quand elle le désirait. Iris avait préféré taire ce détail à Joséphine. Elle était sortie du bureau de Serrurier le cœur battant et les jambes flageolantes.
—Où as-tu trouvé cette histoire de degrés d’humilité ? demanda-t-elle en essayant de cacher son admiration.
—Dans la règle de saint Benoît… je me suis dit que ce serait bien pour une jeune fille qui rêve de se consacrer à Dieu. Elle s’entraîne à n’être qu’une pauvre servante au service des hommes, elle franchit humblement chaque degré…
—Et c’est quoi exactement cette règle ? Il faudra que tu me l’expliques…
—Selon saint Benoît il y a plusieurs degrés d’abnégation afin de parvenir à la perfection et à Dieu. C’est ce qu’il appelle l’échelle de l’humilité. La Bible dit : « L’homme qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé. » Aux premiers échelons, on te demande de surveiller tes désirs, ton égoïsme et d’obéir à Dieu en tout. Puis tu apprends à donner, à aimer qui te réprimande ou te calomnie, à être patient et bon. Le sixième échelon, c’est d’être content de la condition la plus ordinaire et la plus basse. Dans tout ce qu’on lui ordonne de faire, le moine pense qu’il est un ouvrier mauvais et incapable. Il répète en battant sa coulpe : « Je ne suis plus rien du tout et je ne sais
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rien. Je suis comme une bête devant Toi, mon Dieu. Pourtant, je suis toujours avec Toi. » Le septième échelon, ce n’est pas seulement de dire avec la bouche : je suis le dernier et le plus misérable, c’est aussi de le croire du fond du cœur. Et ainsi de suite… jusqu’au douzième échelon, jusqu’à ce que tu ne sois plus qu’un misérable cafard au service de Dieu et des hommes et que tu te grandisses en t’anéantissant. Mon héroïne, au début du livre, avant que ses parents n’interviennent, rêve de mettre en pratique la règle de saint Benoît…
—Eh bien, il a adoré cette idée !
—Charles de Foucauld, par exemple, s’est rabaissé toute sa vie. Sainte Thérèse de Lisieux aussi…
—Dis donc, Jo, tu ne deviendrais pas un peu mystique par hasard ? Fais attention, tu vas finir au couvent !
Joséphine décida de ne pas répondre.
—Dis-moi…, reprit Iris au bout d’un long moment de silence, si tu as décidé de marcher dans les chemins de la sainteté, pourquoi ne pardonnes-tu pas à notre mère ?
—Parce que je n’en suis qu’au premier échelon… Je ne suis qu’une humble apprentie ! Et puis je te rappelle qu’il ne s’agit pas de moi, mais de mon héroïne. Ne confonds pas !
Iris secoua la tête en riant.
—Tu as raison ! Je mélange tout. En tous les cas, il a aimé, c’est le principal. Le prénom de ton héroïne aussi ! Florine ! C’est joli, Florine… On boit une petite coupe de champagne à la santé de Florine ?
—Non, merci. Je dois garder la tête claire pour travailler cet après-midi. Il veut le publier quand, mon livre ?
—Notre livre… Joséphine, n’oublie pas ! Et quand il sera sorti, ce sera mon livre. Il ne faudra pas que tu commettes d’impair.
Joséphine eut un petit pincement au cœur. Elle s’était déjà attachée à son histoire, à Florine, à ses parents, à ses maris. Elle s’endormait le soir en choisissant leur nom, la couleur de leurs cheveux, de leurs yeux, en définissant leur caractère, en leur inventant une vie, un passé, un présent, en dessinant une ferme, un château, un moulin, une boutique, elle caracolait avec des chevaliers, apprenait à faire le pain, commençait une longue
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tapisserie, elle vivait leurs vies et avait du mal à s’endormir. C’est mon histoire, eut-elle envie de dire à sa sœur.
—Nous sommes en février… Je pense qu’il le sortira en octobre ou novembre prochain. Septembre, c’est la rentrée littéraire, il y a trop de monde ! Il faudra que tu rendes le manuscrit en juillet. Ça te laisse six, sept mois pour l’écrire… C’est suffisant, non ?
—Je ne sais pas, répondit Joséphine, blessée que sa sœur lui parle comme à une secrétaire.
—Tu vas t’en sortir très bien. Arrête de te faire du souci ! Mais surtout, Jo, surtout, pas un mot à âme qui vive ! Si on veut que notre combine marche, il ne faut en parler à personne, absolument personne. Tu as bien compris…
—Oui, soupira Jo d’une petite voix faible.
Elle aurait bien voulu reprendre sa sœur, ce n’est pas une
«combine », c’est mon livre dont tu parles, mon livre… Mon Dieu, se dit-elle, je suis trop sensible, je remarque tout, un rien m’égratigne.
Iris tendit le bras vers le garçon et commanda une coupe de champagne. « Une seule ? » demanda-t-il, étonné. « Oui, je suis la seule à faire la fête. – Je veux bien faire la fête avec vous », déclara-t-il en bombant le torse. Iris posa sur lui ses grands yeux bleus remplis de trouble et le garçon s’éloigna en sifflotant
«l’amour est enfant de bohême, il n’a jamais, jamais connu de loi… Si tu ne m’aimes pas, je t’aime et si je t’aime, prends garde à toi ».
—Alors, toujours rien ?
—Rien de rien… je désespère !
—Mais non, c’est normal. Tu prends la pilule depuis des années et tu t’attends à ce que pouf ! tu claques des doigts et l’embryon se forme ! Patience, patience ! Il viendra le divin enfant, mais à son heure.
—Je suis peut-être trop vieille, Ginette… trente-neuf ans, bientôt. Et Marcel qui devient fou !
—Vous me faites rire tous les deux, on dirait un couple de jeunes mariés. Ça fait même pas trois mois que vous essayez !
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—Il me fait faire plein d’examens pour vérifier que tout fonctionne bien. Alors que moi, il suffit de me regarder pour que je tombe enceinte !
—Tu es déjà tombée enceinte ?
Josiane hocha la tête d’un air grave.
—Et j’ai avorté trois fois ! Alors…
—Alors il a peut-être peur que tu te sois esquintée.
—T’es folle ! Je lui ai rien dit. Motus !
—T’as avorté d’un petit Grobz ? demanda Ginette, ébahie.
—Ben qu’est-ce que tu crois ? Que j’allais jouer les Vierge Marie ? J’avais pas de Joseph, moi ! Et Marcel, trouillard comme il l’est devant le Cure-dents, ça n’inspirait pas la sécurité… Face à elle, c’est pas un homme, c’est une poignée de flotte ! Même aujourd’hui, je me pose des questions. Qui me dit qu’il va le reconnaître, mon petit, une fois qu’il m’aura engrossée ?
—Il te l’a promis.
—Tu sais bien que les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent.
—Oh, tu charries, Josiane. Pas cette fois-ci ! Il est tout chamboulé, il ne parle plus que de ça, il s’est mis au régime, il fait du vélo, il mange bio, il a arrêté de fumer, il prend sa tension matin et soir, il connaît tous les catalogues pour bébés, c’est tout juste s’il ne teste pas les grenouillères !
Josiane la regarda, dubitative.
—Mouais… Enfin, on verra bien quand il aura planté la petite graine. Mais je te préviens, s’il se courbe une fois encore devant le Cure-dents, moi je dégoupille et je fais tout sauter, le père et l’enfant.
—Gaffe ! Il arrive.
Marcel grimpait les escaliers, suivi par un homme corpulent qui soufflait à chaque marche. Ils entrèrent dans le bureau de Josiane. Marcel présenta monsieur Bougalkhoviev, un homme d’affaires ukrainien, à Ginette et à Josiane. Les deux femmes s’inclinèrent en souriant. Marcel lança un coup d’œil tendre à Josiane et lui effleura le sommet du crâne d’un baiser une fois que l’Ukrainien eut pénétré dans son bureau.
— Ça va, Choupette ?
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Il avait posé la main sur son ventre et Josiane l’en retira en bougonnant.
—Arrête de me considérer comme une pondeuse, je vais finir par faire un œuf.
—Toujours rien ?
—Depuis ce matin ? répondit-elle avec un sourire ironique. Non, rien du tout. Personne à l’horizon…
—Te moque pas, Choupette.
—Je me moque pas, je me lasse… Nuance !
—Il reste du whisky dans mon bureau ?
—Oui, et de la glace dans le mini-frigo. Tu comptes le saouler, l’Ukrainien ?
—Si je veux qu’il signe à mes conditions, va bien falloir en passer par là !
Il se redressa, rejoignit son bureau et, avant de fermer la porte, souffla à Josiane :
—Ah ! Que personne nous dérange tant que je l’ai pas harponné !
—D’accord… Même pas de téléphone ?
—Sauf si c’est urgent… Je t’aime, Choupette ! Je suis le plus heureux des hommes.
Il disparut et Josiane lança un regard d’impuissance à Ginette. Que veux-tu que je fasse face à un tel homme ? semblaient dire ses yeux. Depuis que Marcel lui avait proposé de lui faire un bébé, elle ne le reconnaissait plus. À Noël, il l’avait envoyée aux sports d’hiver. Il l’appelait tous les jours pour savoir si elle respirait correctement, s’inquiétait quand elle toussait, la poussait à consulter un médecin sur-le-champ, lui ordonnait de manger de la viande rouge, de prendre des vitamines, de dormir dix heures par nuit, de boire des jus d’orange et de carotte. Il lisait et relisait J’attends un enfant, prenait des notes, les commentait au téléphone, se renseignait sur les différentes manières d’accoucher, « et assise, tu y as pensé ? C’est comme ça qu’on accouchait dans le temps et pour le bébé, c’est moins fatigant, il descend tout doucement, il n’a pas à lutter pour trouver la sortie, on pourrait trouver une sagefemme qui soit d’accord, non ? ». Elle marchait pendant des heures dans la neige en pensant à cet enfant. Elle se demandait
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si elle serait une bonne mère. Avec la mère que j’ai eue… est-ce qu’on naît mère ou est-ce qu’on le devient ? Et pourquoi ma propre mère n’est-elle jamais devenue maternelle ? Et si, malgré moi, je répétais son comportement ? Elle frissonnait, resserrait le col de son manteau et repartait de plus belle. Elle rentrait, épuisée, à l’hôtel quatre-étoiles que lui avait réservé Marcel, commandait un potage et un yaourt dans sa chambre, allumait la télévision et glissait dans les draps doux et chauds du lit immense. Il lui arrivait de penser à Chaval. Au corps mince et nerveux de Chaval, à ses mains sur ses seins, à sa bouche qui la mordait jusqu’à ce qu’elle crie grâce… Elle secouait la tête pour le chasser de son esprit.
—Je vais devenir folle ! soupira Josiane à haute voix.
—Dis donc, je rêve ou il s’est fait faire des implants, Marcel ?
—Tu rêves pas. Et une fois par semaine, il se fait décrasser la peau dans un institut de beauté ! Il veut être le papa le plus beau du monde…
—C’est mignon !
—Non, Ginette : c’est angoissant !
—Bon, tu me files le bordereau de livraison que je t’ai demandé. J’ai un stock qui est arrivé et René m’a demandé de le vérifier…
Josiane chercha dans les papiers entassés dans son répartiteur, trouva le bon demandé par Ginette et le lui tendit. En sortant du bureau de Josiane, Ginette croisa Chaval.
—Elle est là ? demanda-t-il sans même lui dire bonjour.
—« Elle » a un nom, je te rappelle.
—Oh ! ça va… Je vais pas la manger ta copine.
—Fais gaffe, Chaval, fais gaffe !
Il la bouscula de l’épaule et entra dans le bureau de Josiane.
—Alors, ma belle, on fait toujours dans le vieux ?
—Ça te regarde où je pose mes fesses ?
—Du calme ! Du calme ! Il est là ? Je peux le voir ?
—Il a demandé qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.
—Même si j’ai un truc important à lui dire ?
—Exact.
—Très important ?
—C’est un gros client. Tu fais pas le poids, l’allumette…
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—C’est ce que tu crois.
—Et j’ai raison ! Tu reviendras quand il voudra bien te recevoir…
—Alors il sera trop tard…
Il fit mine de tourner les talons, attendant que Josiane le rappelle. Comme elle ne bougeait pas, il se retourna, vexé, et demanda :
—Tu n’as pas envie de savoir ?
—Tu ne m’intéresses plus du tout, Chaval. Lever un cil sur toi me demande un effort surhumain. Ça fait deux minutes que t’es là et j’ai déjà des crampes.
—Oh ! Comme elle y va, la petite caille ! Depuis qu’elle a regagné le lit du big boss, elle roucoule de suffisance, elle éjacule de prétention.
—Elle a la paix, surtout. Et ça, mon petit bonhomme, ça vaut toutes les parties de jambes en l’air. Je fais des bulles de plaisir !
—C’est une des joies du grand âge.
—Dis donc, Ben Hur, arrête ton char ! C’est pas parce que t’as trois ans de moins que moi qu’il faut te prendre pour un jeunot ! La goutte te guette, toi aussi.
Il sourit d’un air suffisant ; la fine moustache qu’il se dessinait au rasoir fit comme un petit chapeau pointu et il laissa tomber, nonchalant :
—Autant te le dire puisqu’il te dit tout : je me casse d’ici ! On m’a proposé la direction d’Ikea France et j’ai dit oui…
—Ils sont venus te chercher, toi ! Ils ont envie de couler leur boîte ?
—Ricane, ricane ! T’étais la première à vouloir me hisser au sommet. Je ne dois pas être si mauvais. J’ai été chassé, ma pauvre vieille ! Je n’ai pas eu à lever le petit doigt, ils sont venus me débaucher sur place. Double salaire, avantages divers, ils m’ont recouvert d’or et j’ai dit oui. Comme je suis un type correct, j’étais venu prévenir le Vieux. Mais tu lui diras, toi, quand vous aurez un moment de répit sur l’oreiller… Et on prendra rendez-vous pour arranger tout ça. Le plus tôt sera le mieux, j’ai pas envie de moisir ici. J’ai déjà des champignons qui poussent et ça m’irrite… Je vais vous flinguer tous les deux, à bout portant, ma petite chérie ! À bout portant !
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—C’est fou ce que tu me fais peur, Chaval, j’en ai la chair de poule.
Elle le toisa.
—Tiens ! Puisqu’on parle de chair… j’ai fait la connaissance de mademoiselle Hortense, ce matin. Un beau petit lot, cette gamine ! Elle roule des hanches à faire couler la Jeanne-d’Arc…
—Elle a quinze ans.
—Ben… elle en fait vingt bien sonnés ! Ça doit te foutre un coup au moral. Déjà que tu frôles la ménopause…
—Dégage, Chaval, dégage ! Je lui ferai la commission, et il te rappellera…
—C’est comme vous voulez, ma bonne dame, et… vas-y doucement sur le Viagra !
Il éclata d’un rire mauvais et partit.
Josiane haussa les épaules et fit une note pour Marcel : « Prendre rendez-vous avec Chaval. Il a des propositions d’Ikea. Il a dit oui… » Elle se souvint qu’il n’y a pas un an, elle roulait dans les bras de Chaval. Cet homme a quelque chose de mauvais, de vicieux qui attire et rend folle. Pourquoi la vertu ne me fait-elle pas le même effet ? Je dois être viciée, moi aussi…
Le problème de la délocalisation, pensait Marcel en contemplant les petits yeux plissés de l’Ukrainien assis en face de lui, tassé dans un vieux pardessus pied-de-poule, c’est qu’il faut délocaliser tout le temps. À peine a-t-on trouvé un pays juteux, où le taux horaire est bas, les charges sociales inexistantes et la main-d’œuvre corvéable à merci qu’il rentre dans l’Europe ou un autre machin comme ça, et cesse d’être rentable. Il passait son temps à déménager ses usines, à trouver des intermédiaires qui lui vendaient clés en main des locaux et des hommes, à payer des pots-de-vin à droite, à gauche, à apprendre les us et coutumes locaux, il était à peine installé qu’il fallait déménager. Toujours plus à l’est. Il faisait la course inverse à celle du soleil. Après la Pologne, la Hongrie, c’était au tour de l’Ukraine de s’ouvrir et de s’offrir. Autant aller directement en Chine ! Mais la Chine, c’était loin. Et difficile. Il y avait installé plusieurs usines déjà. Il lui faudrait un bras droit. Et Marcel Junior qui se faisait prier ! Je tiendrai pas jusqu’à sa majorité…
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Il soupira et revint aux arguments de l’Ukrainien. Lui resservit un verre de whisky, ajouta deux glaçons, le lui tendit avec un grand sourire en poussant vers lui le contrat. L’homme se leva d’une fesse pour attraper le verre, sortit un stylo, ôta le capuchon, ça y est, se dit Marcel, ça y est ! Il va signer. Mais l’homme hésita… extirpa une grosse enveloppe de la poche de son veston, la tendit à Marcel en disant : « Ce sont mes frais pour ce voyage, vous pouvoir les prendre sur votre compte ? – Pas de problème », affirma Marcel qui l’ouvrit, jeta un coup d’œil rapide sur le tas de papiers chiffonnés, des notes de restaurant, une note exorbitante d’hôtel, des factures de grandes boutiques, une caisse de champagne, des parfums Yves Saint Laurent, une bague et un bracelet Mauboussin. Toutes les factures avaient été établies au nom de Marcel Grobz. Rusé, l’Ukrainien ! Il n’avait plus qu’à payer et à régler d’un trait de stylo les folies de ce gros porc ! « Pas de problème, assura-t-il en faisant un clin d’œil à l’Ukrainien qui attendait le stylo levé, pas de problème, répéta-t-il, je transmets à ma comptabilité et je prends tout en charge », il appuya son sourire pour faire comprendre à l’homme immobile que tout était réglé, qu’est-ce qu’il attend pour signer, qu’est-ce qu’il veut encore ? L’homme attendait et ses petits yeux brillaient d’une impatience rageuse, « pas de problème, vous êtes mon ami et… chaque fois que vous viendrez à Paris, vous serez mon invité ».
L’homme sourit, se détendit, ses yeux devinrent deux fentes sans lumière, il laissa tomber la plume sur le contrat et signa.
Philippe Dupin allongea les pieds sur son bureau et commença la lecture d’un dossier que lui avait transmis Caroline Vibert. La note disait : « On est coincés, on ne trouve pas de solution, il faut conseiller au client de racheter mais il renâcle à investir, pourtant apparemment il n’y a que la fusion qui sauverait l’affaire, il n’y a plus de place pour deux affaires rivales de cet acabit sur le marché français… » Il soupira et reprit le dossier au début. C’était la fin du textile en France, c’était sûr, mais une affaire comme Labonal survivait et réalisait des bénéfices parce qu’elle s’était spécialisée dans la chaussette
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