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Добавлен: 05.08.2024
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haute classe. Il fallait que les entreprises françaises se spécialisent dans le luxe, la qualité et laissent aux Chinois le bas de gamme. Il fallait que chaque pays européen se spécialise dans son savoir-faire pour affronter la mondialisation. Cela nécessitait de l’argent : acheter de nouvelles machines, déposer des brevets, investir dans la recherche, dans la publicité. Comment faire entendre ça au client ? On comptait donc sur lui pour trouver les arguments. Il laissa tomber ses chaussures, agita les doigts de pied dans ses chaussettes. Des Labonal, remarqua-t-il. Les Anglais ont compris ça depuis longtemps. Ils n’ont plus d’industries lourdes, ils n’ont plus que des services et leur pays marche du feu de Dieu. Il soupira. Il aimait son vieux pays, il aimait la France, mais il assistait, impuissant, au naufrage de ses plus belles entreprises, faute de mobilité, d’imagination, d’audace. Il faudrait changer les mentalités, expliquer, faire de la pédagogie mais aucun dirigeant ne voulait s’y risquer. Le risque d’être impopulaire un quart d’heure pour sauver de belles heures à venir. Le téléphone sonna. La ligne directe avec sa secrétaire.
—Un certain mister Goodfellow. Il veut vous parler, il dit que c’est important… Il insiste.
Philippe se redressa et fronça le front.
—Je le prends. Passez-le-moi…
Il entendit un déclic et la voix de Johnny Goodfellow, rapide, hachée, moitié en anglais, moitié en français.
—Hello, Johnny ! How are you ?
—Fine, fine. On est repérés, Philippe…
—Comment ça : repérés ?
—Je suis suivi, j’en suis sûr… On m’a mis un détective aux trousses.
—Sûr ?
—J’ai vérifié… L’homme est un détective privé. Je l’ai filé à mon tour. Pas très bon. Un amateur. J’ai son nom, l’adresse de son agence, une agence à Paris, reste plus qu’à l’identifier… On fait quoi ?
—Wait and see ! dit Philippe. Just give me his name and the number where I can reach him and I’ll take care of him…
—On continue ou on arrête ? demanda Johnny Goodfellow.
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— Bien sûr qu’on continue, Johnny.
Il y eut un silence au bout de la ligne et Philippe reprit :
—On continue, Johnny. Okay ? Je me charge du reste… Lundi prochain, à Roissy, comme convenu.
—Okay…
Un déclic à nouveau et Philippe raccrocha. Il était donc suivi. Qui avait intérêt à le filer ? Ni lui ni Goodfellow ne faisait de mal à quiconque. Une affaire privée. Cent pour cent privée. Un client qui cherchait à s’immiscer dans sa vie pour le faire chanter ? Tout était possible. Certains dossiers de l’agence étaient de gros dossiers. Parfois son arbitrage décidait du sort de centaines d’employés. Il regarda le morceau de papier sur lequel il avait inscrit le nom du détective et le téléphone de son agence et décida d’appeler plus tard. Il n’avait pas peur.
Il reprit son dossier mais eut du mal à se concentrer. Il avait souvent la tentation de tout arrêter. À quarante-huit ans, il avait fait ses preuves. Il avait gagné beaucoup d’argent, assuré les années à venir, il pouvait nourrir plusieurs générations de petits Dupin. Il songeait de plus en plus à vendre son affaire et à garder un statut de consultant. Prendre sa retraite et se consacrer à ce qu’il aimait. Il voulait profiter de son fils. Alexandre grandissait, son fils devenait un étranger. Salut, p’pa ! Ça va, p’pa ? Et il disparaissait dans sa chambre, grand fil de fer dégingandé avec des écouteurs sur les oreilles. Si Philippe essayait d’engager la conversation, il n’entendait pas. Comment lui en vouloir ? Il rentrait chez lui le plus souvent avec des dossiers sous le bras. Il s’enfermait dans son bureau après un rapide repas et n’en ressortait que lorsque Alexandre était couché. Sans compter les soirs où Iris et lui sortaient. Je ne veux pas passer à côté de mon fils, articula-t-il tout haut en regardant la pointe de ses chaussettes Labonal à la couture parfaite. C’est Iris qui me les a achetées. Elle les achète par douzaine : des bleues, des grises, des noires. Hautes. Tenant bien au jarret. Ne se détendant pas après lavage. L’autre jour, il avait eu une idée : il allait écrire une longue lettre à son fils. Tout ce qu’il ne pouvait pas lui dire de vive voix, il le mettrait par écrit. Ce n’est pas bon que ce garçon ne voie que des femmes. Sa mère, Carmen, Babette, ses cousines Hortense et Zoé… Il est entouré
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de femmes ! Il va avoir onze ans, il est temps que je le sorte de ce gynécée. Qu’on aille au foot ensemble, au rugby, au musée. Je ne l’ai jamais emmené au Louvre ! et ce n’est pas sa mère qui va y penser… Il s’était dit je vais lui écrire une longue lettre où je lui dirai que je l’aime, que je m’en veux de ne pas avoir le temps de m’occuper de lui, je lui raconterai mon enfance, comment j’étais à son âge, les filles et les billes, on jouait encore aux billes à mon époque, il joue à quoi, lui ? Je ne sais même pas. Philippe avait acheté un ordinateur portable pour son usage personnel. Il voulait apprendre à taper sans regarder les touches. Il avait engagé une dactylo pour lui enseigner l’essentiel de la méthode et, après, il se débrouillerait seul. Il voulait toujours tout faire à la perfection. « Lettre à mon fils » ! Ce serait une belle lettre. Il y mettrait tout son amour. Il ferait les excuses qu’aucun père n’a jamais faites à son fils. Il lui proposerait de repartir de zéro. Il ébouriffa sa raie trop droite. Sourit en songeant à Alexandre. Reprit son dossier. Il fallait avant tout trouver de l’argent. Faire racheter l’entreprise par les salariés pour les intéresser au redressement ? Comment commencerait-il sa lettre ? Alex, Alexandre, mon fils ? Il pourrait demander à Joséphine. Elle saurait. Il s’adressait de plus en plus à Joséphine. J’aime parler avec elle. J’aime sa sensibilité. Elle a toujours de bonnes idées. Elle est brillante et elle ne le sait pas. Et si discrète ! Elle se tient toujours sur le pas de la porte comme si elle avait peur de gêner. Je pense que je vais liquider ma boîte et me retirer, avait-il lâché l’autre jour devant elle, je m’ennuie, ce métier devient de plus en plus dur, mes collaborateurs m’ennuient. Elle avait protesté : mais vous êtes les meilleurs sur la place de Paris ! Oui, ils sont bons, mais ils sont en train de se dessécher et, humainement, ils n’ont plus beaucoup d’intérêt, tu sais ce dont je rêverais, Jo ? Elle avait fait non de la tête. Je rêverais de devenir consultant… Donner mon avis de temps en temps et avoir du temps pour moi. Et qu’est-ce que tu ferais alors ? Il l’avait regardée et avait dit bonne question ! Il faudrait que je recommence de zéro, que je trouve quelque chose de nouveau. Elle avait souri et dit : c’est drôle tu dis toujours « de zéro » toi qui gagnes tellement de zéros !
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Il lui avait parlé d’Alexandre et elle avait ajouté : il est inquiet, il aurait besoin de toi, besoin que tu passes du temps avec lui. Tu es là, mais en même temps, tu n’es pas là… Les gens croient que l’important, c’est la qualité du temps qu’on donne à son enfant, mais c’est aussi la quantité parce qu’un enfant ne parle pas sur commande. Parfois, on peut passer toute une journée avec lui et c’est le soir, en voiture, quand tu rentres à la maison, que, tout à coup, il se délivre et dépose un secret, une confidence, une angoisse. Et tu te dis que tu as attendu tout ce temps-là, tout ce temps que tu croyais perdu et qui finalement ne l’était pas… Elle avait rougi, avait dit : je ne sais pas si je suis très claire. Elle était repartie, un peu voûtée, emportant trois nouveaux contrats à traduire. Elle semblait fatiguée. Il allait augmenter ses tarifs de traductrice.
Il l’avait rappelée et lui avait demandé : tu n’as besoin de rien, Jo ? Tu es sûre que tu t’en sors ? Elle avait dit : oui, oui. Avait réfléchi un instant et avait ajouté :
—Tu sais, Iris sait que je travaille pour toi…
—Comment l’a-t-elle appris ?
—Par maître Vibert… Elles ont pris un thé ensemble. Elle était un peu vexée que tu ne lui aies rien dit, alors peut-être que tu devrais…
—Je le ferai, promis. Je n’aime pas mélanger la famille et le travail… Tu as raison. C’est idiot de ma part. D’autant plus que ce n’était pas un secret terrible, hein ? On fait de piètres conspirateurs, tous les deux ! On ne sait pas bien mentir…
Elle avait paru terriblement gênée par sa dernière remarque.
—Il ne faut pas rougir comme ça, Jo ! Je lui parlerai, promis. Il le faut bien si je veux repartir de zéro !
Il avait éclaté de rire. Elle l’avait regardé, gênée, et était sortie de son bureau à reculons.
Quelle drôle de fille, s’était-il dit. Si différente de sa sœur ! À croire qu’elle a été échangée à la maternité et que les Plissonnier sont repartis avec le mauvais bébé. Ça ne m’étonnerait pas qu’on l’apprenne un jour. La tête d’Henriette si elle découvrait ça ! Elle en perdrait son éternel chapeau.
Caroline Vibert poussa la porte de son bureau.
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—Alors, t’as trouvé une stratégie pour le dossier que je t’ai
filé ?
—Non, je n’ai fait que rêvasser. Je n’ai aucune envie de travailler. Je crois que je vais inviter mon fils à déjeuner, c’est mercredi !
Caroline Vibert le regarda, bouche bée, et le vit composer le numéro du portable d’Alexandre qui hurla de joie à l’idée d’aller avec son père dans son restaurant préféré. Philippe Dupin mit le haut-parleur du téléphone afin que la joie de son fils retentisse dans le bureau.
—Et après, mon fils, je t’emmène au cinéma et c’est toi qui choisis le film.
—Non, cria Alexandre, on va au Bois et on fait des tirs au
but.
—Par ce temps-là ? On va plonger dans la boue !
—Si, papa, si ! On fait des tirs et si je les bloque bien, tu me dis bravo.
—D’accord, c’est toi qui décides.
—Yes ! Yes !
Maître Vibert vissa un doigt sur sa tempe, et le fit tourner, faisant comprendre à Philippe qu’il était complètement fou.
— Les chaussettes françaises attendront… Je me casse, j’ai rendez-vous avec mon fils.
D’abord, il y eut le bruit de ses pas dans le hall d’entrée. Les murs en carreaux de faïence jaune pâle, le liseré bleu, la grande glace pour se regarder de haut en bas, la boîte aux lettres, il y avait encore la carte de visite avec leur nom dessus, monsieur et madame Antoine Cortès, Joséphine ne l’avait pas changée. Puis il y eut l’odeur dans l’ascenseur. Une odeur de cigarette, de vieille moquette et d’ammoniaque. Enfin, ce fut le bruit de ses pas dans le couloir de leur étage. Il n’avait pas ses clés. Il leva l’index pour frapper. Il croyait se rappeler que la sonnette ne marchait plus quand il était parti. Elle l’avait peut-être réparée. Il eut envie de sonner pour vérifier mais Joséphine avait déjà ouvert la porte.
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Ils étaient là, face à face. Presque un an, semblaient dire leurs regards qui s’attardaient sur le visage de l’un et de l’autre. Il y a un an encore, nous étions un couple parfait. Mariés, deux petites filles. Que s’est-il passé pour que tout vole en éclats ? Il y avait de part et d’autre la même interrogation discrète et étonnée. Et pourtant comme tout a changé en un an, se disait Joséphine en scrutant la peau de buvard fripé sous les yeux d’Antoine, les petits vaisseaux éclatés sur le visage, les rides qui creusaient le front. Il s’est mis à boire, c’est ça, cette peau gonflée, par endroits écarlate… Et pourtant rien n’a changé, pensait Antoine en voulant caresser les mèches blondes qui encadraient le visage plus ferme, plus mince de Joséphine. Tu es belle, ma chérie, aurait-il aimé murmurer. Tu as l’air fatigué, mon ami, se retint-elle de dire.
De la cuisine sortait une odeur tenace d’oignons frits.
—Je prépare un poulet aux oignons pour les filles ce soir, elles en raffolent.
—Justement, ce soir, je me demandais si je n’allais pas les emmener au restaurant, ça fait si longtemps que…
—Elles seront contentes. Je ne leur ai rien dit, je ne savais pas si…
Si tu étais seul, si tu étais libre pour dîner, si l’autre ne t’accompagnait pas… Elle se tut.
—Elles ont dû tellement changer ! Elles vont bien ?
—Au début, ça a été un peu dur…
—Et à l’école ?
—Tu n’as pas reçu leurs bulletins ? Je te les ai fait envoyer…
—Non. Ça a dû se perdre…
Il avait envie de s’asseoir et de se taire. De la regarder préparer le poulet aux oignons. Joséphine produisait toujours cet effet-là sur lui, elle l’apaisait. Elle avait ce don, comme certains ont le don de guérir en imposant les mains. Il aurait aimé se reposer du tour menaçant que prenait sa vie. Il avait l’impression qu’il s’émiettait. Il sentait son être flotter et se répartir entre mille identités qu’il ne maîtrisait pas. En mille responsabilités trop lourdes pour lui. Il venait de voir Faugeron. Il l’avait reçu dix minutes à peine et avait répondu à trois coups de téléphone. « Vous m’excuserez, monsieur Cortès, mais c’est
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important… » Parce que moi, je ne suis pas important ! avait-il failli crier dans un ultime sursaut de révolte. Il s’était repris. Il avait attendu que Faugeron raccroche et reprenne le fil de leur discussion. « Mais votre femme s’en tire très bien ! Je n’ai aucun problème avec vos comptes ; le mieux serait que vous voyiez ça avec elle… Parce que, finalement, c’est une histoire de famille et vous semblez une famille très unie. » Puis il avait été interrompu par un autre coup de téléphone, vous permettez ? Au deuxième, il ne s’excusait plus. Au troisième, il avait décroché sans rien dire. Finalement, il s’était levé et lui avait serré la main en répétant aucun problème, monsieur Cortès, tant que votre femme est là… Antoine était reparti sans avoir pu lui exposer son problème avec monsieur Wei.
—C’est encore l’hiver à Paris ?
—Oui, dit Joséphine. On est en mars, c’est normal.
C’était l’heure où la nuit tombait, les lumières de l’avenue s’allumaient, une impalpable lueur blanche montait vers le ciel noir. En face, par la fenêtre de la cuisine, on apercevait les lumières de Paris. Quand ils s’étaient installés, ils regardaient la grande ville et faisaient des projets. Quand on habitera à Paris, on ira au cinéma, au restaurant… Quand on habitera Paris, on prendra le métro et l’autobus, on laissera la voiture au garage… Quand on habitera Paris, on ira boire des cafés dans des bistrots enfumés… Paris était devenue une carte postale, le réceptacle de tous leurs rêves.
—Finalement, on n’a jamais habité Paris, murmura Antoine d’une voix si triste que Joséphine eut pitié de lui.
—Je suis très bien, ici. J’ai toujours été très bien ici…
—Tu as changé quelque chose dans la cuisine ?
—Non.
—Je ne sais pas… Elle semble différente.
—Il y a encore plus de livres, c’est tout… Et l’ordinateur ! Je me suis fait un coin-travail, j’ai changé le toasteur, la bouilloire et la cafetière de place.
—Ce doit être ça…
Il resta encore un moment silencieux, légèrement voûté. Il toucha la toile cirée de ses doigts, chassa quelques miettes de pain. Elle aperçut des cheveux blancs sur sa nuque et se fit la
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réflexion que, d’habitude, c’était les tempes qui grisonnaient en premier.
—Antoine… pourquoi as-tu pris cet emprunt sans me prévenir ? Ce n’est pas bien.
—Je sais. Tout ce que je fais depuis quelque temps n’est pas bien… Je n’ai rien à dire pour ma défense. Mais tu vois, quand je suis parti, je pensais…
Il déglutit comme si ce qu’il allait dire était trop lourd pour lui. Se reprit.
—Je pensais que j’allais réussir, gagner beaucoup d’argent, te rembourser largement, te dédommager même. J’avais de grands projets, je m’imaginais que tout allait marcher comme sur des roulettes et puis…
—Ce n’est pas fini, tout peut s’arranger…
—L’Afrique, Jo ! L’Afrique ! Ça te bouffe un homme blanc en moins de deux, ça le pourrit lentement mais sûrement… Il n’y a que les grands fauves qui résistent en Afrique. Les grands fauves et les crocodiles…
—Ne dis pas ça.
—Ça me fait du bien, Jo. Je n’aurais jamais dû te quitter, je ne le voulais pas vraiment. D’ailleurs je n’ai jamais voulu vraiment tout ce qui m’arrive… C’est là ma plus grande faiblesse.
Joséphine comprit qu’il était envahi par la mélancolie. Il ne fallait pas que les filles le voient dans cet état-là. Un soupçon terrible lui vint alors à l’esprit.
—Tu as bu… Tu as bu avant de venir ?
Il fit non de la tête, mais elle s’approcha, respira son haleine et soupira.
—Tu as bu ! Tu vas aller prendre une douche, te changer, il me reste encore des chemises à toi et une veste. Tu vas me faire le plaisir de te tenir droit et d’être un peu plus gai si tu veux les emmener au restaurant…
—Tu as gardé mes chemises ?
—Elles sont très belles, tes chemises. J’allais sûrement pas les jeter ! Allez, lève-toi et va prendre une douche. Elles seront là dans une heure, tu as le temps…
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Ça allait mieux maintenant. L’aisance familière revenait. Il allait prendre une douche, se changer, les filles rentreraient de l’étude et il pourrait faire comme s’il n’était jamais parti. Ils pourraient aller dîner tous les quatre, comme avant. Il se plaça sous le pommeau de la douche et laissa ruisseler l’eau sur sa nuque.
Joséphine regardait les vêtements qu’Antoine avait posés sur une chaise dans leur chambre avant de pénétrer dans la salle de bains. Elle était étonnée de la facilité de leurs retrouvailles. Dès qu’elle avait ouvert la porte, elle avait compris : il n’était pas un étranger, il ne serait jamais un étranger, il resterait toujours le père de ses filles, mais c’était pire, ils s’étaient séparés. La séparation avait eu lieu sans pleurs ni cris. En douceur. Pendant qu’elle luttait, seule, il était sorti de son cœur. À pas de loup.
—J’ai toujours été certain qu’il y avait des gens parfaitement heureux et j’ai toujours voulu en faire partie, lui avoua-t-il une fois lavé, rasé et habillé.
Elle lui avait fait un café et l’écoutait, la tête appuyée sur la main, dans un mouvement d’abandon attentif et amical.
—Toi, tu me sembles maintenant faire partie de ces gens heureux. Et je ne sais pas comment tu y es arrivée. Rien ne te fait peur… Faugeron m’a dit que tu remboursais le prêt toute seule.
—J’ai pris du travail en plus. Je fais des traductions pour le bureau de Philippe et il me paie très bien, trop même…
—Philippe, le mari d’Iris ?
Il y avait de l’incrédulité dans la voix d’Antoine.
— Oui. Il est devenu plus humain. Il a dû se passer quelque chose dans sa vie, il fait attention aux gens, maintenant…
Il faut que je retienne cet instant. Il faut qu’il dure encore un peu pour qu’il s’imprime dans ma mémoire. Le moment où il a cessé d’être l’homme que j’aime et qui me torture pour devenir simplement un homme, un camarade, pas encore un ami. Mesurer le temps que ça m’a pris pour que j’arrive à ce résultat. Savourer ce moment où je me détache de lui. En faire une étape. Penser à ce moment précis me donnera des forces, plus tard, quand j’hésiterai, douterai, me découragerai. Il fallait qu’ils parlent encore un peu pour que cet instant se remplisse,
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devienne réel et marque un tournant dans sa vie. Une borne sur sa route. Grâce à ce moment-là, je serai plus forte et je pourrai continuer à avancer en sachant qu’il y a un sens, que toute la douleur que j’ai accumulée depuis qu’il est parti s’est transformée en un pas en avant, une invisible progression. Je ne suis plus la même, j’ai changé, j’ai grandi, j’ai souffert mais cela n’a pas été en vain.
—Joséphine, comment font les gens qui réussissent ? Sontils simplement touchés par la chance ou ont-ils une recette ?
—Je ne crois pas qu’il y ait une recette… Ce qu’il faut au départ, c’est choisir un costume qui te va, dans lequel tu te sens bien et, petit à petit, tu l’agrandis, tu le fais à tes mesures. Petit à petit, Antoine… Toi, tu vas trop vite. Tu vois grand tout de suite et tu sautes tous les petits détails qui sont importants. On ne réussit pas du premier coup, on pose une pierre après l’autre… Quand tu retrouveras tes crocodiles, apprends à faire les choses une par une comme elles se présentent et puis, seulement après, tu verras plus grand, et un peu plus grand et encore plus grand… Si tu vas lentement, tu construis, si tu vas trop vite, tout s’écroule aussi rapidement…
Il suivait ses mots, un à un, comme on suit les gestes du secouriste qui vous sauve la vie.
—C’est comme avec l’alcool… Chaque matin quand tu te réveilles, dis-toi je ne boirai pas jusqu’à ce soir. Ne te dis pas je ne boirai plus de toute ma vie. C’est trop grand pour toi, cette promesse-là. Un petit pas chaque jour… et tu y arriveras.
—Mon employeur chinois… il me paie pas.
—Mais tu vis comment ?
—Avec l’argent de Mylène. C’est pour ça que je n’ai pas pu rembourser le prêt.
—Oh ! Antoine…
—Je pensais en parler à Faugeron, pour qu’il m’aide à trouver une solution et il m’a à peine écouté…
—Mais les Chinois, ils sont payés ?
—Oui, des clopinettes, mais ils sont payés. Sur un budget à part. Je ne vais pas leur piquer leurs sous.
Joséphine réfléchit, faisant tinter sa cuillère à café contre la tasse.
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