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Добавлен: 05.08.2024

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C’est une bonne idée qu’elle se rase la tête… Bon gimmick !

Joséphine ne répondit pas. Elle n’avait qu’une hâte : reprendre le cours de son roman.

Tu veux que je parte maintenant ?

Tu ne m’en voudras pas ?

Non… Je me félicite, au contraire, que tu prennes ça au sérieux.

Elle prit son sac, son portable, embrassa sa sœur et partit, laissant derrière elle l’odeur tenace de son parfum.

Joséphine se laissa aller contre la porte d’entrée, souffla et revint dans la cuisine. Elle reprit l’écriture de son histoire mais dut y renoncer : elle n’avait plus une seule idée.

Elle poussa un cri de rage et ouvrit la porte du réfrigérateur.

Papa, les crocodiles, ils vont me manger ?

Antoine serra la petite main de Zoé dans la sienne et la rassura. Les crocodiles ne la mangeraient pas. Il ne fallait pas qu’elle s’approche de trop près ni qu’elle leur donne à manger. On n’est pas dans un zoo, ici, il n’y a pas de gardiens. Il faut faire attention, c’est tout.

Il avait emmené Zoé faire une promenade le long des étangs à crocodiles. Il voulait lui montrer où il travaillait, ce qu’il faisait. Qu’elle se dise qu’il était parti pour une bonne raison. Il se souvenait de la recommandation de Joséphine : « Donne du temps à Zoé, ne te laisse pas accaparer par Hortense. » Shirley, Gary et les filles étaient arrivés la veille, fatigués par le voyage, la chaleur, mais excités à l’idée de découvrir le Croco Park, la mer, la lagune, les récifs de corail. Shirley avait acheté un guide sur le Kenya et le leur avait lu dans l’avion. Ils avaient dîné sous la véranda. Mylène semblait heureuse d’avoir de la compagnie. Elle avait cuisiné toute la journée pour que le repas soit réussi. Et il l’était. Antoine s’était senti, pour la première fois depuis son installation au Kenya, heureux. Heureux d’avoir ses filles. Heureux de reconstituer une vie de famille. Mylène et Hortense semblaient très bien s’entendre. Hortense avait promis à Mylène de l’aider à vendre ses produits de beauté. « Alors je te

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maquillerai et tu seras une sorte de pub ambulante, mais fais attention à ne pas affoler les Chinois ! » Hortense avait eu une petite moue de dégoût, « ils sont trop petits, trop maigres, trop jaunes, moi j’aime les vrais hommes avec des muscles partout ! ». Antoine avait écouté, stupéfait par l’assurance de sa fille. Gary avait tâté ses biceps. Il en était à cinquante pompes, matin et soir. Encore un effort, le nain, et je te calculerai ! Shirley s’était renfrognée. Elle ne supportait pas qu’on traite son fils de nain.

Ce matin, Zoé était entrée dans leur chambre sans frapper. Il lui avait fait signe de ne pas faire de bruit et ils étaient partis tous les deux en promenade.

Ils marchaient en silence. Antoine montrait à Zoé les installations du parc. Lui apprenait le nom d’un arbre, d’un oiseau. Il avait pris soin de mettre de la crème solaire à Zoé et lui avait donné un grand chapeau pour la protéger du soleil. Elle chassa une mouche de la main et soupira.

Papa, tu vas rester longtemps ici ?

Je ne sais pas encore.

Quand tu auras tué tous les crocodiles, que tu les auras mis en boîte ou que tu en auras fait des sacs, tu pourras partir, non ?

Il y en aura d’autres. Ils vont faire des petits…

Et les petits, tu les tueras aussi ?

Je serai bien obligé…

Même les bébés ?

J’attendrai qu’ils grandissent… Ou je n’attendrai pas, si je trouve un autre travail.

Je préférerais que tu n’attendes pas. C’est grand à quel âge, un crocodile ?

À douze ans…

Alors tu n’attends pas ! Hein, papa ?

À douze ans, il prend un territoire et une femelle.

C’est un peu comme nous, alors.

Un peu, c’est vrai. La maman crocodile pond une cinquantaine d’œufs et puis elle reste pendant trois mois à couver ses œufs. Plus la température du nid est haute, plus elle aura des crocodiles mâles. Ça, c’est pas comme nous.

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Alors, elle aura cinquante bébés !

Non, parce qu’il y en a qui vont mourir dans l’œuf et d’autres qui seront mangés par des prédateurs. Les mangoustes, les serpents, les aigrettes. Ils guettent les absences de la mère et viennent fouiller le nid.

Et quand ils sont nés ?

La maman croco les prend dans sa gueule très délicatement et les met à l’eau. Elle va rester avec eux pendant des mois, voire un à deux ans, pour les protéger mais ils se débrouillent tout seuls pour manger.

Ça lui fait beaucoup d’enfants à s’occuper !

Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des bébés crocodiles meurent en bas âge. C’est la loi de la nature…

Et la maman, elle a de la peine ?

Elle sait que c’est comme ça… elle se bat pour les survivants.

Elle doit avoir de la peine quand même. Elle a l’air d’être une bonne maman. Elle se donne beaucoup de mal. C’est comme maman, elle se donne beaucoup de mal pour nous. Elle travaille beaucoup…

Tu as raison, Zoé, ta maman est formidable.

Alors pourquoi tu es parti ?

Elle s’était arrêtée, avait relevé un bord de son chapeau et le regardait avec sérieux.

Ça, c’est un problème de grande personne. Quand on est petit, on croit que la vie est simple, logique et quand on grandit, on s’aperçoit que c’est plus compliqué… j’aime infiniment ta maman, mais…

Il ne savait plus quoi dire. Il se posait la même question que Zoé : pourquoi était-il parti ? Après avoir raccompagné les filles, l’autre soir, il serait bien resté avec Joséphine. Il se serait glissé dans le lit, se serait endormi et la vie aurait recommencé, rassurante, douce.

Ce doit être compliqué si même toi tu sais pas… Moi, je voudrais jamais devenir une grande personne ! C’est que des embêtements. Peut-être que je peux grandir et pas devenir une grande personne…

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Tout le problème est là, chérie : apprendre à devenir une grande et bonne personne. On met des années à apprendre et, parfois, on n’apprend pas… Ou on comprend trop tard qu’on a fait une bêtise.

Quand tu dors avec Mylène, tu dors tout habillé ?

Antoine sursauta. Il ne s’attendait pas à cette question. Il reprit la main de sa fille, mais elle se dégagea et répéta sa question.

Pourquoi tu me demandes ça ? C’est important ?

Tu fais l’amour avec Mylène ?

Il bredouilla :

Enfin, Zoé, ça ne te regarde pas !

Si ! Si tu fais l’amour avec elle, tu vas avoir plein de petits bébés et moi, je veux pas…

Il s’accroupit, la prit dans ses bras et lui murmura tout doucement :

Je ne veux pas d’autres enfants qu’Hortense et toi.

Tu me le promets ?

Je te le promets… Vous êtes mes deux amours de filles et vous remplissez tout mon cœur.

Alors tu dors tout habillé !

Il ne se résolut pas à mentir ; il décida de changer de sujet de conversation.

Tu n’as pas faim ? Tu n’as pas envie d’un bon gros déjeuner avec des œufs, du jambon, des tartines et de la confiture ?

Elle ne répondit pas.

On va rentrer… D’accord ?

Elle hocha la tête. Prit un air soucieux. Sembla réfléchir un instant. Antoine l’observa, craignant une autre question déroutante.

C’est Mylène qui fait le pain, ici. Il est délicieux, parfois un peu trop cuit mais…

Alexandre, lui aussi, il se fait du souci pour ses parents. À un moment, ils dormaient plus ensemble et Alexandre m’a dit qu’ils faisaient plus du tout l’amour !

Et comment il le savait ?

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Elle gloussa et lança un coup d’œil à son père qui signifiait tu me prends pour un bébé ou quoi ?

Parce qu’il n’entendait plus de bruit dans leur chambre ! C’est comme ça qu’on sait.

Antoine se fit la réflexion qu’il allait devoir faire attention pendant que les filles étaient là.

Et ça l’inquiétait ?

Oui parce que après les parents, ils divorcent…

Pas toujours, Zoé. Pas toujours… Maman et moi, on n’est pas encore divorcés.

Il s’arrêta net. Il valait mieux changer de sujet pour éviter d’autres questions embarrassantes.

Oui, mais ça revient au même… Vous dormez plus ensemble.

Tu la trouves jolie, ta chambre, ici ?

Elle fit la moue et répondit « oui, ça va, ça peut aller ».

Ils revinrent vers la maison en silence. Antoine reprit la main de Zoé dans la sienne et elle le laissa faire.

Ils passèrent l’après-midi à la plage. Sans Mylène qui ouvrait sa boutique à seize heures. Antoine eut un choc quand Hortense laissa tomber son tee-shirt et son paréo : elle avait un corps de femme. De longues jambes, une taille cambrée, des belles fesses rondes, un petit ventre doux, musclé, deux seins bien pleins que le maillot de bain avait du mal à contenir. Un corps et un port de femme. La manière dont elle releva ses longs cheveux et les attacha, dont elle enduisit ses cuisses, ses épaules, son cou de crème le troubla. Il détourna les yeux et chercha sur la plage s’il y avait des hommes qui la reluquaient. Il fut soulagé de s’apercevoir qu’ils étaient presque seuls, à part quelques enfants qui jouaient dans les vagues. Shirley s’aperçut de son trouble et constata :

Stupéfiant, non ? Elle va rendre les hommes fous ! Dès qu’il la voit, mon fils se prend les pieds dans ses lacets.

Quand je suis parti, c’était encore un bébé.

Va falloir t’y faire ! Et ça ne fait que commencer.

Les enfants s’étaient précipités dans la mer. Le sable blanc collait sous leurs pieds et ils se jetèrent en criant dans les vagues. Antoine et Shirley, assis côte à côte, les regardaient.

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Elle a un petit ami ? demanda Antoine.

Je ne sais pas. Elle est très secrète. Antoine soupira.

Oh là là ! Et je ne serai pas là pour la surveiller. Shirley eut un sourire ironique.

Elle te mène par le bout du nez ! Elle enjôle tous les hommes… Va falloir te préparer au pire, c’est plus simple.

Antoine porta son regard dans la mer où les trois enfants sautaient dans les vagues. Gary attrapa Zoé et la jeta dans une vague. Attention ! faillit crier Antoine puis il se rappela qu’il n’y avait pas beaucoup de fond et que Zoé avait pied. Son regard revint sur Hortense qui s’était écartée et faisait la planche sur le ventre, les bras le long du corps, les jambes jointes en une longue queue de sirène, ne laissant dépasser que ses yeux miclos qui affleuraient sur l’eau.

Un frisson le parcourut. Il se leva et proposa à Shirley :

On les rejoint ? Tu vas voir, l’eau est délicieuse.

C’est en pénétrant dans l’eau qu’Antoine se rappela soudain qu’il n’avait pas bu une goutte d’alcool depuis l’arrivée des filles.

Henriette Grobz était sur le sentier de la guerre.

Devant son miroir, elle finissait de poser son chapeau et enfonçait vigoureusement une longue épingle de part et d’autre de la structure en feutre afin qu’il tienne bien droit sur la tête et ne s’envole pas au premier coup de vent. Puis elle se barra les lèvres d’un trait de rouge vermillon, les joues de deux coups de blush foncé, clippa deux boucles d’oreilles sur ses lobes secs et fripés, et se dressa, prête à faire son enquête.

Ce matin-là, on était un 1er mai, et le 1er mai, personne ne travaille.

Personne, excepté Marcel Grobz.

Il lui avait annoncé au petit-déjeuner qu’il partait au bureau et ne rentrerait que le soir tard, qu’elle ne l’attende pas pour dîner.

Au bureau ? avait répété en silence Henriette Grobz en penchant sa tête aux cheveux plaqués sur le crâne par d’abondantes giclées de laque. Son chignon était si tiré qu’elle

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n’avait pas besoin de lifting. Elle prenait dix ans quand elle le défaisait : ses chairs affaissées et molles tombaient faute d’épingles pour les maintenir. Au bureau, un 1er mai ? Il y avait anguille sous roche. C’était bien la confirmation de ce qu’elle pressentait depuis la veille.

Une deuxième bombe que lâchait le débonnaire Marcel en décapitant le haut de son œuf à la coque et en y trempant sa mouillette de baguette beurrée. Elle contempla cet homme boudiné et gras qui avait du jaune d’œuf qui coulait sur le menton et eut un haut-le-cœur.

La première bombe avait éclaté, la veille. Ils dînaient en tête- à-tête, à chaque bout de la longue table de la salle à manger pendant que Gladys, leur bonne mauricienne, faisait le service quand Marcel avait demandé « tu as passé une bonne journée ? » comme il le faisait chaque soir quand ils dînaient ensemble. Mais hier soir, il avait ajouté deux petits mots qui avaient crépité comme un tir de mitraillette. Marcel n’avait pas seulement demandé « tu as passé une bonne journée », il avait ajouté « ma chérie » à la fin de sa question !

« Tu as passé une bonne journée, ma chérie ? »

Et il avait replongé le nez dans son bœuf-carottes sans prêter attention à la tempête qu’il venait de déchaîner.

Cela faisait vingt ans ou davantage que Marcel Grobz n’appelait plus Henriette « ma chérie ». D’abord parce qu’elle lui avait interdit de l’apostropher ainsi en public, ensuite parce qu’elle trouvait ces deux petits mots « grotesques ». « Grotesques », c’était son interprétation à elle de cette marque de tendresse entre époux. À force de s’entendre rabrouer chaque fois qu’il se laissait aller, Marcel ne s’adressait plus à elle qu’en employant des termes plus neutres comme « ma chère » ou tout simplement « Henriette ».

Mais hier soir, il l’avait appelée « ma chérie ».

Ce fut comme un nerf de bœuf qui lui cingla le visage. Ce « ma chérie » ne lui était évidemment pas destiné.

Elle avait passé la nuit à se tourner et se retourner dans le grand lit autrefois conjugal et, quand elle s’était levée à trois heures du matin pour aller prendre un petit verre de vin rouge qui, l’espérait-elle, l’aiderait à s’endormir, elle avait poussé tout

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doucement la porte de la chambre de Chef pour constater que le lit n’était pas défait.

Encore un indice !

Il lui arrivait de ne pas dormir chez lui, quand il était en déplacement, mais il ne s’agissait pas de déplacement puisqu’il avait dîné avec elle et s’était retiré dans sa chambre ensuite comme chaque soir. Elle avait pénétré dans la chambre de Chef, avait allumé la lumière : pas de doute, l’oiseau s’était envolé, les draps n’étaient même pas défaits ! Elle avait regardé avec étonnement cette petite chambre où elle n’entrait jamais, le lit étroit, une table de nuit bancale, le tapis bon marché, une lampe à l’abat-jour déchiré, des chaussettes qui traînaient. Elle avait inspecté la salle de bains : rasoir, after-shave, peigne, brosse, shampooing, dentifrice et… et toute une ligne de produits de beauté pour hommes, Bonne gueule de la marque Nickel. Crème de jour, crème pour teint brouillé, crème gommante, crème adoucissante, crème hydratante, crème contour des yeux, crème raffermissante, crème poignées d’amour. La panoplie de beauté de Chef étalée sur les rebords du lavabo la narguait.

Elle poussa un cri : Chef avait une maîtresse ! Chef roucoulait ! Chef faisait des frais ! Chef faisait le mur !

Elle partit à la cuisine finir la bouteille de bordeaux grand cru qu’elle avait commencée lors du dîner.

Elle ne ferma pas l’œil de la nuit.

L’histoire du 1er mai, au petit-déjeuner, confirma ses doutes. Il allait falloir qu’elle se livre à une enquête. En premier lieu, courir au bureau de Chef pour savoir s’il y était vraiment. Fouiller dans son courrier, son agenda de bureau, consulter ses rendez-vous, étudier ses talons de chéquier, ses relevés de carte bleue. Il faudrait pour cela qu’elle passe sur le corps de cette petite vermine de Josiane mais n’était-on pas le 1er mai ? Les bureaux seront vides et je pourrai fouiller en toute liberté ! Je n’aurai qu’à éviter ce ballot de René et sa cocotte de femme, deux grands nigauds entretenus grassement par ce benêt de Marcel Grobz. Quel nom infâme ! Et dire que je le porte, maugréa-t-elle, en vérifiant que son épingle à chapeau tenait

bien.

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Que ne faut-il pas faire pour élever ses enfants ! On se sacrifie sur l’autel de la maternité. Iris savait être reconnaissante, agréable, plaisante, mais Joséphine ! Une honte ! Et rebelle avec ça ! Elle fait sa crise d’adolescence à quarante ans, n’est-ce pas ridicule ? Enfin, on ne se voit plus et ça vaut bien mieux. Je ne la supportais pas ! Je ne supporte pas la vie médiocre qu’elle s’est choisie : un ballot de mari, un appartement dans une tour en banlieue et un salaire minable de petite prof. Parlez-moi d’une réussite ! C’est risible. Il n’y avait guère que la petite Hortense qui mettait un peu de baume sur ses blessures. Une vraie jeune fille, celle-là, un beau maintien, de l’allure, et d’autres ambitions que sa pauvre mère !

Elle tira sur son cou pour en effacer les rides et, s’efforçant de garder la bouche pincée, elle sortit de chez elle et appela l’ascenseur.

En passant devant la loge de la concierge, elle inclina la tête et fit un grand sourire. La concierge lui rendait de nombreux services ; elle tenait à conserver son amitié.

Henriette Grobz était comme beaucoup de gens : détestable avec ses proches, aimable avec le premier venu. Comme elle pensait qu’elle n’avait plus rien à gagner auprès des personnes avec lesquelles elle vivait et qu’elle ignorait tout ce qui était don, amour et générosité, elle ne faisait plus d’efforts et exerçait sur ses proches une tyrannie brutale, impitoyable, afin de les maintenir sous son joug. Mais, remplie d’orgueil, il lui manquait ces douces flatteries chères à son cœur, flatteries qu’elle ne pouvait récolter qu’auprès de parfaits inconnus, qui, ignorant le tréfonds de son âme, trouvaient cette femme charmante, admirable et la paraient de toutes les qualités. Qualités dont elle se vaporisait et qu’elle répétait à l’envi, mentionnant tous ces gens qui l’aimaient tant et tant, qui se feraient couper en mille morceaux pour elle, qui la jugeaient si distinguée, si méritante, si éblouissante… Aussi faisait-elle de louables efforts pour se gagner l’estime de ces gens-là, alors qu’elle soupçonnait ses proches, sa fille Joséphine en particulier, d’avoir sondé le vide de son cœur. Elle espérait ainsi gagner l’estime de ceux qui lui étaient étrangers et agrandir le cercle au centre duquel elle se plaçait. En rendant service à de parfaits inconnus, elle en

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recueillait un gain d’amour-propre qui la confortait dans la haute opinion qu’elle avait d’elle-même.

La concierge faisait partie de sa cour. Henriette lui donnait ses vieilles frusques en lui assurant qu’elles provenaient des plus grands couturiers, un billet à son fils qui lui montait ses paquets quand elle était trop chargée et permettait au concierge de garer gratuitement sa voiture dans le parking vacant qu’ils possédaient dans l’immeuble. Par ces fausses générosités, elle s’assurait une gratitude qui la rehaussait dans l’idée qu’elle avait d’elle-même et lui permettait de continuer à terroriser son entourage. Ce réseau d’amitiés lointaines la rassurait. Elle pouvait s’épancher auprès d’elles, raconter sans fin les mille tourments que lui faisait subir sa fille cadette et, autrefois, Joséphine était souvent étonnée de l’air revêche qu’arborait la concierge quand elle rendait visite sa mère.

Ce matin-là, Henriette Grobz n’eut aucun mal à supputer le pire chez son époux. Elle voyait le mal partout puisqu’elle le portait en elle.

Elle fut d’abord surprise de ne pas trouver la voiture et le chauffeur au garde-à-vous devant sa porte, puis se souvint qu’il ne travaillait pas le 1er Mai, maudit ces fêtes et ces jours fériés qui entretenaient la paresse des Français et ralentissaient l’activité du pays, et consentit à tendre le bras pour arrêter un taxi.

— Avenue Niel, aboya-t-elle au chauffeur d’une Opel grise qui s’arrêta en la frôlant de très près.

Comme elle s’y attendait, les bureaux étaient vides.

Nulle trace de Chef ni de sa secrétaire. Ni des deux crétins de l’entrepôt. Elle eut un rire mauvais et monta les escaliers du bureau dont elle possédait les clés.

Elle s’installa confortablement, commença à inspecter les papiers en attente, ouvrit un classeur puis un autre, releva les rendez-vous sur l’agenda. Aucun nom de femme, aucune initiale suspecte. Elle ne se découragea pas, entreprit de vider les tiroirs à la recherche de chéquiers et de relevés de carte bleue. Les talons de chèque ne lui apprirent rien. Ni les doubles de carte bleue. Elle commençait à désespérer lorsqu’elle mit la main sur une grosse enveloppe coincée au fond d’un des tiroirs sur

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