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Добавлен: 05.08.2024

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lesquels était inscrit « Frais divers ». Elle ouvrit l’enveloppe et une vague chaude de joie revancharde la submergea. Elle le tenait ! Une facture d’hôtel, quatre nuits au Plazza pour deux personnes, avec petits déjeuners, tiens, tiens, ricana-t-elle, du caviar et du champagne au petit-déjeuner, il ne s’ennuie pas quand il est avec sa poule ! une facture salée établie au nom d’un bijoutier de la place Vendôme, et d’autres encore, de champagne, de parfums, de vêtements provenant de boutiques griffées ! Fichtre ! il s’en donne du mal pour ses conquêtes, rien n’est trop beau pour elles ! Quand on est vieux, on paie ! Et on paie cher !

Elle se leva, passa dans le bureau de Josiane pour photocopier son butin. Pendant que la machine tournait, elle se demanda pourquoi Chef avait gardé ces factures. Les avait-il payées avec le chéquier de l’entreprise ? Si c’était le cas, il tombait sous le coup de l’abus de bien social et elle le coinçait doublement !

Elle revint s’asseoir au bureau, continua à fouiller. Il y avait peut-être d’autres enveloppes suspectes. Son pied heurta un carton, sous le bureau. Elle se pencha, l’extirpa, l’ouvrit et regarda, médusée, son contenu : des dizaines de grenouillères roses, bleues, blanches, en velours de coton, en nid-d’abeille, en soie mélangée, des bavoirs, des moufles pour bébé afin qu’il ne s’égratigne pas le visage, des chaussettes en laine de toutes les couleurs, des châles luxueux provenant de La Châtelaine, et des catalogues suisses, anglais, français de berceaux, de landaus, de mobiles à accrocher au-dessus de la couche du chérubin. Elle inspecta le carton et réfléchit. Il allait lancer une ligne pour bébés ! Copier les plus grands noms, la faire fabriquer à bas prix en Chine ou ailleurs. Elle eut une grimace de dégoût. Le vieux Grobz attaquait un nouveau marché. Celui des bébés. Pitoyable ! Elle referma le carton et le repoussa sous le bureau de la pointe de son escarpin. C’est comme ça qu’il se console de ne jamais avoir eu d’enfant ! La vieillesse est un âge pathétique quand on perd le sens des convenances, il faut savoir renoncer. Dieu sait qu’il l’avait tannée avec son envie d’enfant… Mais elle avait tenu bon ! Sa poigne d’acier ne s’était pas relâchée. C’était déjà assez pénible de subir ses assauts, de sentir ses petits doigts boudinés

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lui pétrir les seins et… Elle eut une grimace de dégoût et se reprit. Allez ! Ce temps était passé, elle y avait vite mis le holà.

Elle redescendit par l’escalier. Elle avait peur de prendre l’ascenseur toute seule. Il lui était arrivé une fois d’y rester coincée et elle avait cru mourir. Elle étouffait, happait l’air en battant de la tête, suffoquait, râlait. Il avait fallu qu’elle ôte son chapeau, dégrafe son chemisier, qu’elle défasse une à une les épingles de son chignon pour reprendre son souffle et c’est une vieille femme, affolée et agonisante, qu’avaient récupérée les pompiers appelés à la rescousse. L’épisode avait duré une bonne heure, mais elle n’oublierait jamais les regards interdits du personnel lorsqu’elle était sortie, titubante. Elle n’avait pas osé remettre les pieds dans l’entreprise pendant longtemps.

Dans la cour, elle entendit une musique de sauvages provenant du logement de Ginette et René, et un homme, ivre probablement, passa la tête pour l’apostropher :

Hé, la vieille ! Tu viens twister avec nous ! Hé, les mecs ! Venez voir, y a une vieille avec un bibi sur la tête qui s’enfuit !

Ta gueule, Régis ! gueula un homme qui semblait être René. C’est la mère Grobz.

Elle haussa les épaules et accéléra le pas, serrant l’enveloppe diffamante sous son bras. Vous pouvez vous moquer, je vous tiens tous et vous ne vous en tirerez pas comme ça, pesta-t-elle en priant le ciel de trouver un taxi tout de suite afin de mettre son butin à l’abri dans le coffre de sa chambre.

C’est pour ça qu’on ne te voit plus nulle part ? Tu t’enfermes et tu écris ?

Iris prit un air mystérieux et acquiesça. Elle se transporta en pensée dans la cuisine de Joséphine et décrivit les affres de la création à une Bérengère médusée par la métamorphose de son amie.

C’est épuisant, tu sais. Tu me verrais ! Je ne sors presque pas de mon bureau. Carmen m’apporte des plateaux-repas. Elle me force parce que j’oublie complètement de manger !

C’est vrai : tu as maigri…

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Tous ces personnages dans ma tête ! Ils m’habitent. Ils sont plus réels que toi, Alexandre ou Philippe ! C’est pas dur : tu me vois là, mais je ne suis pas là ! Je suis avec Florine, c’est le nom de mon héroïne.

Bérengère écoutait, bouche béante.

Je n’en dors plus. Je me relève la nuit pour prendre des notes. J’y pense tout le temps. Et puis, il faut trouver à chacun son langage, son évolution intérieure qui va faire avancer l’action sans que ça ait l’air plaqué. Tout doit couler, tout doit avoir l’air d’être écrit sans effort pour que le lecteur puisse s’engouffrer et faire son miel. Laisser des trous, faire des ellipses…

Bérengère n’était pas sûre de comprendre le sens du mot

«ellipse » mais n’osa demander à Iris de le lui expliquer.

Et comment fais-tu pour les histoires du Moyen Âge ?

Du XIIe siècle, ma chérie ! Un tournant dans l’histoire de France… J’ai acheté plein de livres et je lis, je lis. Georges Duby, Georges Dumézil, Philippe Ariès, Dominique Barthélemy, Jacques Le Goff… Je lis aussi Chrétien de Troyes, les romans de Jean Renart et le grand poète du XIIe siècle, Bernard de Ventadour !

Iris prit un air soucieux, courba la nuque comme si tout ce savoir pesait sur ses épaules.

Tiens, sais-tu comment on appelait la luxure en ce temps-

là ?

Aucune idée !

La lècherie. Et comment on avortait ? Avec de l’ergot de céréales.

Encore un mot que je ne comprends pas, se dit Bérengère, stupéfaite par la science de son amie. Qui aurait cru que la dédaigneuse, la futile Iris Dupin allait s’atteler à une tâche aussi ardue : écrire un roman. Un roman situé au XIIe siècle, en plus !

Ça marche, ça marche, se félicitait Iris. Si tous les lecteurs sont aussi faciles à berner que celle-là, je vais surfer sur la vague de la facilité. Il n’y aura plus qu’à me trouver une panoplie adéquate, une coiffure, une dégaine, deux ou trois tics de langage, un viol quand j’avais onze ans, deux ou trois lignes de cocaïne et bingo ! je décroche le gros lot. Ces déjeuners avec

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Bérengère étaient une excellente répétition de ce qui l’attendait, aussi les provoquait-elle régulièrement pour s’entraîner à répondre aux questions comme elle le ferait plus tard avec les journalistes.

Et le Decretum ? Tu as entendu parler du Decretum ?

J’ai pas mon bac, Iris, répondit Bérengère, affolée. J’ai même pas été admise à l’oral !

C’était un questionnaire très cru, établi par l’Église, destiné à réglementer le comportement sexuel des femmes. Avec des questions terrifiantes : « As-tu fabriqué une certaine machine de la taille qu’il te convient, l’as-tu liée à l’emplacement de ton sexe ou de celui d’une compagne et as-tu forniqué avec d’autres mauvaises femmes avec cet instrument ou un autre ? »

Ça existait les godes à l’époque ?

Bérengère n’en revenait pas.

« As-tu forniqué avec ton petit garçon ? L’as-tu posé sur ton sexe et imité la fornication ? »

Ouaou…, s’exclama Bérengère, interdite.

« T’es-tu offerte à un animal ? L’as-tu par quelque artifice provoqué au coït ? As-tu goûté de la semence de ton homme pour qu’il brûle de plus d’amour pour toi ? Lui as-tu fait boire du sang de tes menstrues ou manger du pain pétri sur tes fesses ? »

Jamais fait ça, dit Bérengère, déstabilisée.

« As-tu vendu ton corps à des amants pour qu’ils en jouissent ou le corps de ta fille ou petite-fille ? »

On se croirait aujourd’hui !

Ça m’aide justement. Le décor, les vêtements, la nourriture, les rythmes de vie changent mais les sentiments et les conduites privées sont toujours les mêmes, hélas…

Encore un argument qu’elle avait entendu développer par Joséphine. Elle était assez contente d’elle. Elle avait appris par cœur des passages du Decretum et les avait récités sans erreurs. Cette petite dinde est parfaite, elle va raconter notre déjeuner à tout ce que Paris compte de personnalités et personne ne pourra me soupçonner de ne pas avoir écrit le livre. Plus tard, quand il sortira, elle dira mais j’y étais, j’y étais, je l’ai vue trimer sur son roman ! J’arrête ou je porte une dernière estocade ?

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Elle décida de porter une dernière estocade, se pencha vers Bérengère, qui avait avorté plusieurs fois, et murmura d’un air menaçant :

« As-tu tué ta portée ? Expulsé le fœtus de la matrice soit par de maléfices, soit par des herbes ? »

Bérengère se cacha le visage de la main.

Arrête, Iris ! Tu me fais peur.

Iris éclata de rire.

Les nouveau-nés non désirés, on les étouffait ou on les jetait dans l’eau bouillante. Et ceux qui pleuraient trop, on les glissait dans les fentes des meurtrières en priant Dieu ou le diable de les échanger contre d’autres plus calmes.

Bérengère poussa un cri d’horreur et demanda grâce.

Arrête ou je ne déjeune plus jamais avec toi.

Ah ! âme damnée, je foule aux pieds le sexe et les vanités de ce monde et je fais de mon corps une hostie vivante !

Amen, répliqua Bérengère qui avait envie d’en finir. Et Philippe, il réagit comment ?

Il est assez étonné, je dois dire… et respecte mon enfermement. C’est un amour, il s’occupe d’Alexandre tout le temps.

Ce n’était pas complètement faux. Philippe regardait la prétendue nouvelle occupation de sa femme avec perplexité. Il ne lui en parlait jamais mais, en revanche, il est vrai qu’il prenait grand soin d’Alexandre. Il rentrait tous les soirs du bureau à sept heures, passait du temps dans sa chambre à lui faire réciter ses leçons, lui expliquait ses problèmes de maths, l’emmenait voir des matchs de foot ou de rugby. Alexandre était radieux. Il imitait son père en tout, glissait ses mains dans les poches de son pantalon d’un air important, empruntait des mots de Philippe et pouvait répéter « c’est consternant » avec tout le sérieux de son père ! Iris avait appelé l’agence de filature pour abandonner son enquête. « Ça tombe bien, avait rétorqué le directeur de l’agence, il semble que nous ayons été découverts. – Oh ! Je me suis affolée pour rien, il s’agissait simplement d’une affaire professionnelle de mon mari ! » avait dit Iris pour en terminer au plus vite.

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Pas si simple, avait pensé le directeur de l’agence. Il avait reçu une visite de Philippe Dupin. Ce dernier lui avait fait comprendre que, s’il ne mettait pas un terme à la filature, il faisait sauter sa licence professionnelle. Il en avait les moyens. Il n’avait pas l’air de plaisanter. Il s’était assis d’autorité dans le gros fauteuil en cuir, face au bureau. Avait calé ses avant-bras sur les accoudoirs, croisé ses jambes, tiré sur ses manchettes. Était resté un moment sans rien dire. Puis, les paupières à moitié closes, il avait parlé à voix basse, laissant filtrer un regard impitoyable qui signifiait qu’il ne parlait pas en vain. « Ce sera tout, j’espère que j’ai été clair… » Il s’était levé, son regard avait fait le tour du bureau comme s’il en dressait l’inventaire. Le directeur s’était avancé pour le raccompagner mais Philippe Dupin l’avait remercié comme on remercie un domestique et avait pris la porte sans ajouter un mot. Le directeur de l’agence avait préféré clore le dossier avant même que la belle madame Dupin ne l’appelle.

Le déjeuner terminé, Iris prit sa voiture et fonça à Courbevoie voir Joséphine. Il fallait qu’elle lui raconte comment elle avait dupé Bérengère. Elle trouva porte close. Maudit sa sœur de ne pas avoir de portable, d’être injoignable. Renonça et rentra chez elle peaufiner son personnage de romancière à succès. Il ne fallait laisser aucun détail au hasard. S’entraîner à répondre à toutes les questions, préparer des réponses percutantes. Et lire, lire. Elle avait demandé à Jo de lui faire une liste de quelques ouvrages indispensables et les étudiait, en prenant des notes. Carmen fut autorisée à lui apporter son thé. En silence.

Il lui arrivait de penser à Gabor. Peut-être lirait-il le livre ? Il pourrait lui venir l’idée de l’adopter en vue d’un film ! Ils travailleraient ensemble sur le scénario… Comme avant ! Comme avant… Elle soupira, s’enfonça dans le canapé moelleux face à son tableau préféré, celui qui lui rappelait Gabor. Elle ne parvenait pas à l’oublier.

Joséphine s’était réfugiée à la bibliothèque. Les fenêtres grandes ouvertes sur un jardin à la française laissaient pénétrer

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une lumière paisible, une lumière de monastère, qui nimbait l’atmosphère d’un doux halo de quiétude. On entendait des oiseaux chanter, le bruit rythmé d’un tuyau d’arrosage ; c’était à la fois bucolique et sans âge.

Je pourrais tout aussi bien être dans le château de Florine… Elle avait étalé ses notes sur la table et suivait le déroulement

de son plan. Florine est veuve pour la première fois. Guillaume Longue Épée, sur ses conseils, était reparti en croisade. Il n’est pas de bon aloi, mon ami, que vous restiez au château quand le nom de Dieu réclame votre bravoure dans des terres lointaines et impies. Vos gens se gaussent de votre empressement amoureux et j’entends murmurer des vilenies sur votre virilité, qui me blessent et me tourmentent. Reprenez donc les armes ! Guillaume s’était incliné devant sa jeune épouse et, après six mois de félicité amoureuse, avait revêtu son armure, était remonté à cheval, et s’en était allé guerroyer en Orient. Là, après avoir découvert un trésor qu’il s’était empressé de faire rapatrier auprès de Florine, il mourait, égorgé par un Maure jaloux de son audace et de sa beauté. Florine pleurait sur son tas d’écus, se voilait de chagrin et de dévotion. Mais son statut de jeune veuve éplorée déchaînait les convoitises.

On veut la forcer à se remarier. On la harcèle de prétendants qu’elle ignore. On la menace de lui retirer ses biens. Sa bellemère gémit. Florine doit réagir ! C’est son devoir de femme et de comtesse. Elle la supplie et ne lui laisse guère de répit. Florine ne désire qu’une chose : vivre en paix dans son château et se livrer au jeûne, à la prière, à l’adoration de Dieu. Elle n’a pas eu le temps de concevoir un héritier qui la protégerait de ces assauts, en faisant respecter le nom de son père…

La vie d’une jeune veuve, à l’époque, est un dur combat et Florine est obligée de se remarier si elle ne veut pas se voir dépouillée du trésor de Guillaume et voir le nom de sa famille traîné dans la boue. Elle n’a pas le choix. De plus, Isabeau, sa fidèle servante, l’informe qu’un complot est ourdi contre elle. Le châtelain voisin, Étienne le Noir, a acheté les services d’une bande de mercenaires afin qu’ils l’enlèvent, la déshonorent et qu’il puisse s’emparer de ses terres sans coup férir ! Le rapt était, jadis, un moyen courant de s’approprier un domaine.

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Florine se résout au mariage. Elle choisit le prétendant le plus doux, le plus modeste, celui qui n’entravera pas ses plans de dévote : Thibaut de Boutavant, dit le Troubadour. Il est de bonne famille, honnête et droit, il passe ses journées à écrire des poèmes sur la fin’amor et joue de la mandoline en rêvant de Florine. Encore faut-il que le mariage soit accepté par les autres seigneurs ! Florine les mettra devant le fait accompli et se mariera en secret, une nuit, dans la petite chapelle du château. Elle offre une grosse somme d’argent au prêtre chargé de les unir. Le jour suivant, elle donne un banquet où elle présente son nouveau mari aux prétendants floués. Le vin coule à flots, le vin gascon car le vin anglais, « il faut le boire les yeux fermés et les dents serrées » tellement il est mauvais, et les prétendants roulent sous la table. Thibaut va planter sa bannière sur la muraille du château pour montrer à tous qu’il est le seul maître.

Joséphine, pour écrire, s’emparait souvent de la personnalité de quelqu’un qu’elle connaissait. Un ou plusieurs détails. Une impression même fugace. Il n’était pas utile que ce soit juste. Ainsi avait-elle pris l’image de son propre père pour incarner le père de Florine. Et c’était comme si elle faisait enfin connaissance avec lui. Elle se souvenait qu’enfant, elle admirait son père et lui pardonnait ses calembours parce qu’elle avait compris qu’il les faisait pour se délasser. Il rentrait chez lui, soucieux et fatigué ; il se laissait aller à des jeux de mots faciles. Des bribes de souvenirs revenaient. Elle comprenait des silences, des mots qu’elle n’avait pas compris, alors. Elle se disait qu’elle aimait le travail, la loi et l’autorité parce que son père incarnait ces valeurs. Je ne suis pas une révoltée ni une battante, j’ai hérité de son humilité ; je respecte cette attitude face à la vie. J’aime admirer. J’aime les gens qui me sont supérieurs, sans doute parce que je suis la fille de mon père. Il était, pour moi, un personnage mystérieux, effacé, mais exigeant. J’avais compris que son silence était sa façon de lutter, de chercher. En rencontrant des gens qui n’attendent rien, qui ne cherchent rien, je me suis aperçue, par contraste, de la richesse de mon père. C’est quelqu’un qui est toujours allé vers ce qui ne sert à rien. C’est pourquoi j’ai besoin des chevaliers,

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des rois mendiants, de ces temps reculés où la règle de saint Benoît prônait l’humilité.

Parfois, des souvenirs revenaient qu’elle ne comprenait pas bien. Comme des bois flottants, composant un dessin qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. Cette colère terrible et silencieuse de son père, un jour d’orage, en été, dans les Landes… La seule fois où il avait élevé la voix contre sa mère, l’avait traitée de « criminelle ». La seule fois où sa mère n’avait rien répondu. Elle se souvenait très bien d’être partie, emportée dans les bras de son père. Il sentait le sel ; était-ce la mer ou des larmes ? Ce souvenir allait et venait, déposant à chaque fois une nouvelle moisson d’émotions, lui faisant monter les larmes aux yeux sans qu’elle sache pourquoi. Elle devinait que cette résistance cachait une énigme, mais la scène se dérobait toujours. Un jour, je déchiffrerai l’énigme des bois qui flottent, songeait Joséphine.

Elle se demandait, en suçant le capuchon de son Bic, qui elle pourrait bien prendre comme modèle pour incarner Thibaut, le doux troubadour, quand son regard tomba sur l’homme au duffle-coat, installé à l’autre bout de la longue table. Il était là, à quelques mètres. Il portait un col roulé noir qui jurait avec l’atmosphère printanière de cet après-midi de mai. Son dufflecoat bleu marine reposait sur le dossier de sa chaise. Ce sera lui, mon troubadour ! Mais, se reprit-elle aussitôt, il va falloir qu’il meure puisqu’il n’est que le deuxième mari ! Elle hésita. L’observa. Il écrivait de la main gauche, penché sur son coude, il gardait la tête baissée, ignorant le regard qu’elle posait sur lui. Il a de longues mains blanches, des joues bleutées par la naissance d’une barbe drue, des cils épais qui cachent des yeux bruns piqués de taches vertes, il est pâle, si maigre. Qu’il est beau ! Qu’il inspire l’amour ! Qu’il paraît loin des vanités de cette terre !

Il sera Thibaut et je ne le ferai pas mourir : il disparaîtra et reviendra en fin d’histoire ! Ce sera une nouvelle péripétie. On le croira mort, Florine versera toutes les larmes de son corps, se remariera mais son cœur appartiendra pour toujours à Thibaut le Troubadour.

Non… Il doit mourir. Sinon mon histoire ne tient plus debout. Je ne dois pas me laisser distraire. Thibaut est à la fois

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seigneur et troubadour. Il trousse des chansons d’amour mais aussi des pamphlets contre le pouvoir du roi de France ou de Henri II. Il chante les joies que procurent les batailles, les coups d’épée, mais aussi les profits des guerres, les manœuvres des entourages, la rapacité des conquérants. Il condamne la politique des deux souverains, les impôts trop lourds, les campagnes dévastées. Ses chansons sont reprises dans les villes et les bourgs ; il devient influent, trop influent. L’argent, écrit-il, doit être dépensé pour le bien des sujets et non pour la gloire des princes. Il reprend les plaintes murmurées chez les paysans, les serfs et les vassaux. Il séduit, il irrite. Il lance des polémiques. On le couvre d’or pour l’entendre chanter ses ballades engagées. Sa tête est mise à prix par Henri II. Il meurt empoisonné après avoir connu la gloire.

Joséphine se résigna à la mort de Thibaut le Troubadour en soupirant.

Elle travailla tout l’après-midi, se nourrissant de la présence de l’homme en duffle-coat, notant la main qui passait et repassait sur la barbe naissante, les yeux qui se fermaient à la recherche d’une idée, le poignet mince et décharné qui reposait sur la feuille blanche, les veines du front qui se gonflaient, les joues qui se creusaient… et reversait tous ces détails dans le personnage de Thibaut. Florine, émue par la douceur de cet homme, découvre l’amour, néglige son Dieu puis s’abîme en longues prières pour se faire pardonner… Florine découvre les plaisirs de la couche conjugale. Joséphine rougit en commençant le récit de la nuit de noces, quand Thibaut en chemise vient se coucher près de Florine, dans le grand lit fermé par des rideaux… La remit à plus tard : quand elle ne serait pas en bibliothèque, face à lui !

Le temps passait. Elle remarqua à peine que l’homme rangeait ses affaires et se préparait à partir. Elle hésita un instant entre Thibault et l’homme au duffle-coat et… le suivit sur le chemin de la sortie, poussant à son tour la porte à double battant qui protégeait la salle de travail des bruits extérieurs. Le rejoignit dans l’avenue encombrée de voitures, à l’arrêt d’autobus où il attendait, la tête perdue dans ses pensées.

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