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Добавлен: 05.08.2024
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Elle vint se placer à côté de lui et laissa tomber un livre. Il se baissa pour le ramasser et, se relevant, la reconnut et sourit.
—C’est une habitude chez vous de tout laisser tomber !
—C’est que je suis si distraite !
Il rit doucement et ajouta :
— Mais je ne serai pas toujours là.
Il avait prononcé ces mots sur un ton monocorde et plat. Sans la moindre nuance d’espièglerie. Il faisait un constat, et elle eut honte de sa manœuvre. Elle ne savait plus que répondre. Elle s’en voulait d’être muette, chercha, chercha comment répliquer en étant spirituelle, mais resta silencieuse et rougit.
—On est au printemps et vous portez toujours votre dufflecoat, se risqua-t-elle à dire pour que le silence ne s’installe pas.
—J’ai toujours froid…
Encore une fois elle resta silencieuse et se maudit. L’autobus s’arrêta à leur hauteur. Il la laissa passer et monta derrière elle, comme s’ils allaient tous les deux dans la même direction. Mon Dieu ! Ce n’est pas du tout mon chemin, remarqua Jo quand elle vit l’autobus prendre la direction de la place de la Boule. Elle alla s’asseoir et lui fit de la place pour qu’il s’installe à côté d’elle. Elle le vit hésiter un instant. Mais il se ravisa, la remercia et prit place à ses côtés.
— Vous êtes enseignante ? demanda-t-il poliment.
Il avait un long nez, des narines bien dessinées. Thibaut Grand Nez ? Ce serait plus original que Thibaut le Troubadour.
—Je travaille au CNRS, sur le XIIe siècle. Il fit une moue appréciative.
—Belle époque, le XIIe siècle. Un peu ignorée, sans doute…
—Et vous ? demanda-t-elle.
—Moi, j’écris une histoire des larmes… Pour un éditeur étranger. Un éditeur universitaire. Ce n’est pas très gai, vous voyez.
—Oh ! mais ce doit être passionnant !
Elle s’insulta intérieurement : quelle remarque idiote. Idiote et plate. Interdisant la réplique, le rebond.
— C’était en quelque sorte le cinéma de l’époque, dit-il. Un moyen d’exprimer ses émotions en privé comme en public. Hommes et femmes pleuraient beaucoup…
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Il s’enfonça dans son duffle-coat, reprit sa rêverie. Cet homme est vraiment frileux, se dit Joséphine, qui pensa aussitôt à utiliser ce détail pour Thibaut, fragile des bronches.
Elle regarda par la fenêtre : elle s’éloignait de plus en plus ! il allait falloir qu’elle songe à rentrer. Les filles sortiraient de l’école et seraient étonnées de ne pas la voir à la maison. Dire qu’avant j’étais toujours là quand elles rentraient, attentive, disponible. J’aime sonner et j’aime quand c’est toi qui ouvres la porte, disait Zoé en se pendant à son cou.
—Vous venez souvent à la bibliothèque ? demanda-t-elle, s’enhardissant.
—Chaque fois que je veux avoir la paix pour travailler… Je suis si concentré, quand je travaille, que je ne supporte pas le moindre bruit.
Il est marié, il a des enfants, se dit Joséphine. Il fallait qu’elle en sache davantage. Elle se demandait comment poser la question sans paraître trop curieuse, quand il se leva et dit :
—Je descends ici… On se reverra sûrement.
Il lui lança un regard embarrassé. Elle hocha la tête, répondit oui, à bientôt, et le regarda sortir. Il s’en alla, sans un regard, avec la démarche de quelqu’un qui regarde en lui-même et non le chemin qu’il suit.
Elle n’avait plus qu’à reprendre l’autobus dans le sens inverse. Elle avait oublié de lui demander son nom. Il n’incitait guère à la conversation. Pour un type qui posait pour des photos, il semblait plutôt renfrogné.
En bas de l’immeuble, il y avait un attroupement. Le cœur de Joséphine s’emballa : il était arrivé quelque chose aux filles. Elle se précipita, écarta les badauds qui contemplaient madame Barthillet et Max, assis sur les marches de l’escalier.
—Que se passe-t-il ? demanda Joséphine à la voisine du troisième étage qui les contemplait, les bras croisés.
—Les huissiers sont venus. Ils ont mis les scellés. Ils doivent partir. Trop de loyers pas payés !
—Mais ils vont aller où ?
Elle haussa les épaules. Ce n’était pas son problème. Elle constatait, c’est tout. Joséphine s’approcha de madame
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Barthillet qui pleurait doucement, la tête basse. Elle croisa le regard de Max, sombre, silencieux.
—Vous savez où aller, ce soir ? Madame Barthillet répondit que non.
—Mais vous n’allez pas dormir dans la rue.
—Et pourquoi pas ? dit madame Barthillet.
—Ils n’ont pas le droit de vous mettre à la porte ! Avec un enfant, en plus !
—Ils se sont pas gênés.
—Venez chez moi. Pour ce soir, en tout cas…
Madame Barthillet releva la tête et murmura :
—Vous parlez sérieusement ? Joséphine opina et prit Max par le bras.
—Lève-toi, Max… Prenez vos affaires et suivez-moi.
La voisine du troisième secoua la tête d’un air sombre et commenta :
—Elle sait pas ce qu’elle fait, la pauvre ! Elle est pas sortie de l’auberge.
—Maman, c’est quand que je baise ?
Shirley dit quelques mots en anglais et raccrocha le téléphone. Elle allait devoir partir. La question de Gary la prenait de court.
—Mais enfin, Gary… Tu as seize ans ! Ce n’est pas urgent !
—Pour moi, si.
Elle regarda son fils. Il a raison, c’est un homme, maintenant. Un mètre quatre-vingt-cinq, des mains, des bras, des jambes comme des spaghettis. Une voix d’homme, un début de barbe, des cheveux noirs mi-longs hirsutes. Il se rase, passe des heures dans la salle de bains, refuse de sortir quand il a un bouton, se ruine en crèmes et en lotions. Sa voix a mué. Ce doit être troublant de sentir qu’un homme pousse dans son corps d’enfant. Je me rappelle quand mes seins ont poussé, je les ai bandés, et mes premières règles, je croyais qu’en serrant les jambes…
—Tu es amoureux ? Tu penses à une fille ?
—J’ai tellement envie, m’man… Ça me prend là !
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Il porta la main à sa gorge et tira la langue de désir.
— Je pense plus qu’à ça.
Faire ses valises, prendre le premier avion pour Londres. Demander à Joséphine de garder un œil sur Gary. Ce n’était vraiment pas le moment d’entamer une discussion sur la sexualité des adolescents.
—Écoute, chéri, on en reparlera quand tu seras amoureux…
—C’est obligé d’être amoureux ?
—Ça vaut mieux ! Ce n’est pas un acte banal… Et puis, la première fois, c’est important. Il ne faut pas le faire avec n’importe qui, n’importe comment. Tu t’en souviendras toute ta vie de ta première fois.
—Y a bien Hortense, mais elle me regarde pas.
Pendant les vacances de Pâques, au Kenya, Gary avait passé son temps à suivre Hortense tel un papillon attiré par la lumière. Elle le repoussait en lui disant « tu colles, Gary ! qu’estce que tu es collant ! Dégage ! Dégage ! ». Shirley était bouleversée. Elle serrait les dents. Le désarroi de Gary avait gâché le séjour de Shirley qui observait la maladresse de son fils sans pouvoir y remédier. Un soir, elle lui avait expliqué qu’il s’y prenait très mal : « Une femme a besoin de mystère, de distance. Elle a besoin de désirer l’homme qui lui plaît, d’être intriguée, de douter de son pouvoir de séduction, comment veux-tu qu’elle te désire, tu la suis partout comme un bourdon, tu préviens toutes ses envies, tous ses caprices, elle ne te respecte pas ! – M’man, c’est plus fort que moi, elle me rend fou ! »
—Écoute, Gary, ce n’est pas le bon moment pour en parler, je dois partir à Londres, une urgence ! Je serai absente une semaine, tu vas devoir te débrouiller tout seul…
Il se tut, enfonça les mains dans son pantalon trop grand. Son caleçon dépassait. Shirley tendit la main pour remonter son pantalon mais Gary la repoussa.
—C’est jamais le bon moment pour te parler !
—T’exagères, chéri… je suis toujours là pour t’écouter mais là, ça tombe mal.
Gary souffla bruyamment et alla s’enfermer dans sa chambre. Shirley rageait. Normalement, elle se serait assise,
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aurait posé des questions, écouté, proposé une solution, mais que pouvait-elle dire à un garçon de seize ans que la puberté tourmentait ? Il lui aurait fallu du temps et, justement, elle n’en avait pas. Il fallait qu’elle boucle sa valise, réserve un billet d’avion, prévienne Joséphine de son départ.
Elle alla sonner chez Jo. Ce fut madame Barthillet qui lui ouvrit.
—Joséphine est là ?
—Oui… Dans sa chambre.
Shirley aperçut deux grandes valises dans l’entrée et alla retrouver Joséphine.
—Qu’est-ce qu’elle fait là, madame Barthillet ?
—Elle vient d’être mise à la porte de chez elle. Je lui ai dit de venir chez moi le temps qu’elle se retourne.
—Ça tombe mal… J’allais te demander un service. Joséphine posa les draps qu’elle venait de sortir de la
penderie.
—Vas-y… Je t’écoute.
—Je dois partir à Londres. Une urgence… Du boulot ! Je voulais te demander si tu pouvais surveiller Gary le temps de mon absence.
—Tu pars longtemps ?
—Une petite semaine…
—Pas de problème. Au point où j’en suis ! Je vais me dessiner une croix rouge sur le front.
—Je suis désolée, Jo, mais je ne peux pas refuser. Je te donnerai un coup de main pour madame Barthillet quand je reviendrai.
—J’espère qu’elle sera partie quand tu reviendras. Et mon livre ! Je n’ai plus que deux mois avant de rendre le manuscrit ! Et j’en suis qu’au deuxième mari. Y en a trois autres qui attendent !
Elles s’assirent toutes les deux sur le lit de Joséphine.
—Elle va dormir dans ta chambre ? demanda Shirley.
—Avec Max. Je vais m’installer dans le salon et j’irai travailler en bibliothèque…
—Elle n’a pas de boulot ?
—Elle vient d’être licenciée.
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Shirley prit la main de Joséphine, la serra et lui dit merci.
— Je te revaudrai ça, promis !
Quand les filles rentrèrent de l’école, Zoé battit des mains en apprenant que Max allait habiter avec elles. Hortense prit sa mère à part dans la salle de bains et demanda :
—C’est une plaisanterie ?
—Non. Écoute, Hortense… On ne va pas les laisser dormir sous les ponts.
—Putain, m’man !
—Mais je te demande rien.
—Si. Va falloir faire de la place à cette famille de demeurés. Tu sais qui c’est, madame Barthillet : un cas social. Tu vas voir, tu vas le regretter ! En tout cas, il est hors de question qu’ils envahissent ma chambre ! Ou qu’ils touchent à mon ordinateur !
—Hortense, c’est juste pour quelques jours… chérie, murmura-t-elle, en essayant de la prendre dans ses bras, ne sois pas égoïste ! Et puis, ce n’est pas ta chambre, c’est celle de Zoé aussi…
—Tu me fais chier avec tes airs de bonne sœur. Qu’est-ce que t’es ringarde, ma pauvre !
La gifle partit sans que Joséphine s’en aperçoive. Hortense porta la main à sa joue et foudroya sa mère du regard.
—J’en peux plus de vivre ici ! siffla Hortense. J’en peux plus de vivre avec toi ! Je n’ai qu’une idée, c’est de me casser, et je te préviens…
Une autre gifle partit et, celle-là, Joséphine mit toute sa rage
àla donner. Dans la cuisine, Zoé, Max et madame Barthillet préparaient le dîner. Max et Zoé mettaient la table pendant que madame Barthillet faisait chauffer l’eau pour les pâtes.
—Tu vas te reprendre et faire bonne figure, sinon ça va aller très mal, murmura Joséphine entre ses dents.
Hortense la regarda, chancela et se laissa tomber sur le bord de la baignoire. Puis elle eut un rire léger, regarda sa mère et laissa tomber avec un mépris rageur :
—Pauvre conne !
Joséphine l’attrapa par la manche de son chandail et la jeta hors de la salle de bains. Puis elle se laissa glisser sur le sol et
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lutta contre la nausée qui lui soulevait l’estomac. Elle avait envie de vomir. Elle avait envie de pleurer. Elle s’en voulait de s’être laissée aller à sa colère. On ne résout rien en donnant des gifles
àune enfant. On s’avoue vaincue, c’est tout. Hortense sortait toujours victorieuse de ces affrontements. Joséphine passa de l’eau sur ses yeux rougis et alla frapper à la porte de la chambre d’Hortense.
—Tu me détestes, n’est-ce pas ?
—Oh, maman, arrête ! On n’a rien à se dire, toi et moi. J’aurais mieux fait de rester au Kenya, avec papa. Même avec Mylène, je m’entends mieux qu’avec toi. C’est te dire !
—Mais qu’est-ce que je t’ai fait, Hortense, dis-moi ?
—Je ne supporte pas ce que tu représentes. Ton air gnangnan, tes discours à la con ! Et puis, j’en peux plus de vivre ici… Tu m’avais promis qu’on allait déménager et on végète toujours dans cet endroit minable, dans cette banlieue minable, avec des gens minables.
—Je n’ai pas les moyens de déménager, Hortense ! Je t’ai promis que je le ferais si je pouvais, si ça devait te rendre heureuse.
Hortense la dévisagea, d’un air méfiant, et passa la main sur sa joue pour effacer le souvenir cuisant des gifles. Joséphine s’en voulut de l’avoir battue et s’excusa.
—Je n’aurais pas dû te gifler, chérie… mais tu m’as poussée
àbout.
Hortense haussa les épaules.
— C’est pas grave… Je vais tâcher d’oublier.
On frappa à la porte de la chambre. Zoé annonçait que le dîner était prêt. On n’attendait plus qu’elles. Joséphine aurait voulu que sa fille lui dise qu’elle lui pardonnait, elle aurait voulu la prendre dans ses bras, l’embrasser mais Hortense répondit « voilà, voilà, on arrive » et sortit de la chambre sans se retourner.
Joséphine se reprit, essuya ses yeux et se dirigea vers la cuisine. Dans le couloir, elle s’arrêta et pensa : Je ne pourrai plus travailler dans la cuisine, avec les Barthillet, ni dans le salon. Où vais-je mettre mes livres, mes papiers et l’ordinateur ? Quand on déménagera, je prendrai un appartement avec un
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bureau, pour moi… Si le livre marche, si je gagne beaucoup d’argent, on pourra déménager. Elle soupira, eut envie de courir annoncer la bonne nouvelle à Hortense mais se reprit. Il fallait d’abord qu’elle finisse le livre. Elle irait travailler en bibliothèque. Auprès de l’homme au duffle-coat. Elle n’avait plus l’âge de tomber amoureuse. Elle était ridicule. Qu’avait dit Hortense ? Gnangnan. Elle avait raison. Hortense avait toujours raison.
—Vous n’avez pas la télé ? demandait Max quand elle pénétra dans la cuisine.
—Non, répliqua Joséphine et on vit très bien sans.
—Encore une idée de maman, soupira Hortense en levant les épaules. Elle a mis la télé à la cave. Elle préfère qu’on lise dans notre lit, le soir ! Qu’est-ce qu’on s’éclate !
—Oh, mais il y a le grand bal de Charles et Camilla au château de Windsor, dit madame Barthillet, on ne pourra pas le regarder. Y aura la reine, le prince Philip, William, Harry et toutes les têtes couronnées !
—On ira chez Gary, répliqua Zoé. Eux, ils ont la télé. Mais nous, on a Internet. C’est ma tante Iris qui l’a fait installer pour que maman puisse travailler. C’était son cadeau de Noël. Même qu’on n’a pas besoin de se brancher, c’est du wifi !
—Personne ne touche à mon ordinateur, grinça Hortense, ou je mords ! Vous êtes prévenus.
—T’en fais pas. J’ai réussi à garder le mien, dit madame Barthillet. Un que j’ai acheté au marché aux voleurs à Colombes, pour rien du tout…
C’était un sous-sol de magasin hi-fi où l’on pouvait acheter au tiers du prix de la marchandise volée. Joséphine sentit un frisson lui hérisser le cou. Manquait plus que la police débarque chez elle !
—Ils vous ont tout piqué alors ? demanda Zoé en prenant un air triste.
—Tout… il nous reste plus rien ! soupira madame Barthillet.
—Bon, on va pas se lamenter ! intervint Hortense. Vous allez chercher du boulot et travailler. Pour ceux qui le veulent vraiment, y a toujours du travail. Le mec de Babette, il a trouvé en vingt-quatre heures dans une agence d’intérim. Il a poussé la
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porte et il a eu le choix. Faut se lever tôt le matin, c’est tout ! Moi, j’ai reçu ma réponse de stage ; Chef me prend dix jours en juin. Il m’a dit que si je bossais bien, en plus, il me paierait !
—C’est bien, ma chérie, dit Joséphine. Tu t’es débrouillée toute seule !
—Fallait bien ! Allez, les pâtes sont prêtes ou pas ? J’ai encore plein de boulot, moi.
Joséphine alla égoutter les pâtes et les servit en veillant à les répartir équitablement. Il allait falloir faire attention, ménager les susceptibilités.
Ils mangèrent en silence. Hortense prit du fromage râpé sans en proposer aux autres. Joséphine fronça les sourcils, elle lui jeta un regard noir.
—Y en a plein dans le tiroir du frigidaire. C’est pas un drame, non ? Ils peuvent se lever et se servir.
Joséphine se demanda si elle n’avait pas fait une grosse erreur en recueillant les Barthillet.
Le Dr Troussard devait les recevoir à quinze heures. Ils arrivèrent à quatorze heures trente, habillés comme pour un dimanche, et prirent place dans la salle d’attente de ce cabinet médical cossu de l’avenue Kléber. Le Dr Troussard était spécialisé dans les problèmes de fertilité. Marcel avait obtenu son nom en discutant avec l’un de ses directeurs de magasin. « Mais faites gaffe, Marcel, nous, on en a eu trois d’un coup. On était épuisés ! On a failli laisser trois orphelins ! – Trois, quatre, cinq, je prends tout », avait répliqué Marcel. Le directeur de magasin avait eu l’air étonné. « C’est pour vous ? » avait-il demandé, curieux. Marcel s’était repris : « Non, c’est pour ma petite nièce, elle désespère d’avoir un enfant et la voir dépérir me fout un de ces bourdons ! Je l’ai élevée, elle est comme ma fille, vous comprenez… – Ah ! avait dit l’autre en rigolant, je préfère, j’ai cru que c’était pour vous ! Y a un âge où vaut mieux regarder la télé que pouponner, pas vrai ? »
Marcel était reparti, chafouin. Il a pas tort, ce brave homme, je me réveille un peu tard pour chanter des berceuses ! Et Josiane n’est pas toute jeunette, non plus. Pourvu qu’on fasse
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pas un fond de bidet ! Un avorton élevé au jus de concombre. Oh ! je l’imagine si bien, cet enfant ! Je le vois déjà. Un costaud des Halles que j’élèverai en prince-de-Galles. Manquera pas de vitamines ni d’air frais, pas de leçons d’équitation ni de grandes écoles, je te fous mon billet !
Le Dr Troussard leur avait demandé de faire des analyses, une page entière, écrite serré ! et les attendait à seize heures pour « commenter les résultats ». Ils étaient là, tremblants, dans la salle d’attente. Intimidés par les canapés, les chauffeuses, le tapis qui léchait les chevilles, les lourds rideaux.
—Vise les rideaux, on dirait des couilles de rhinocéros !
—Doit pas prendre des clopinettes, ce docteur-là, chuchota Josiane. Y a trop de pognon ! Ça sent le charlatan.
—Mais non ! Le gars m’a dit qu’il était un peu pincé, pas du genre à te sucer la pomme, mais un grand efficace.
—Oh ! J’ai le trac, Marcel ! Touche mes mains, elles sont glacées.
—Prends une revue, ça te changera les idées…
Marcel prit deux journaux et en tendit un à Josiane, qui le repoussa.
—J’ai pas la tête à lire un bouquin.
—Lis, Choupette, lis !
Pour lui montrer l’exemple, il se plongea dans le journal. Ouvrit une page au hasard et lut : « On savait que les femmes de quarante ans ont trois fois plus de risques de faire une fausse couche que celles de vingt-cinq ans, mais aujourd’hui une étude franco-américaine montre que l’âge du père augmente aussi ce risque. Parce que les spermatozoïdes subissent eux aussi les effets du vieillissement : ils perdent de leur mobilité et contiennent davantage d’anomalies chromosomiques ou génétiques qui peuvent aboutir à une fausse couche spontanée. Le risque de fausse couche serait augmenté de trente pour cent lorsque le futur père a plus de trente-cinq ans. Ce risque augmente régulièrement avec l’âge, quel que soit celui de la future mère… »
Marcel referma le journal, affolé. Josiane le vit devenir livide et s’humecter les lèvres comme s’il n’avait plus de salive.
—Ça va pas ? T’as un malaise ?
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