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Добавлен: 05.08.2024
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— Hortense, tu vas filer te coucher, cria Joséphine, perdant son calme. Et vous aussi, d’ailleurs ! J’ai sommeil. Il est tard.
Ils se retirèrent du salon. Joséphine ouvrit le canapé-lit d’un geste si brutal qu’elle se retourna un ongle. Elle se laissa tomber sur le lit ouvert.
Cette soirée a été un échec. Je manque tellement d’assurance que je n’impressionne personne. Ni en bien ni en mal. Je suis la femme invisible. Il m’a traitée comme une bonne copine, il ne lui est pas venu à l’esprit que je pouvais être autre chose. Hortense l’a senti tout de suite, dès que je suis entrée dans la pièce. Elle a reniflé mon odeur de perdante.
Elle se mit en boule sur le canapé, et fixa un fil rouge sur la moquette.
Le lendemain matin, après le départ de Max et des filles pour une brocante dans les rues voisines, Joséphine rangea la cuisine et fit une liste de ce qui manquait : beurre, confiture, pain, œufs, jambon, fromage, salade, pommes, fraises, un poulet, tomates, haricots verts, pommes de terre, chou-fleur, artichauts… C’était jour de marché. Elle était en train de griffonner lorsque Christine Barthillet arriva en traînant les pieds.
—J’ai une de ces gueules de bois, marmonna-t-elle en se tenant la tête. On a trop bu, hier soir.
Elle tenait sa radio et cherchait sa station préférée en la portant à son oreille. Elle n’est pas sourde, pourtant, se dit Jo.
—Quand vous dites « on », j’espère que vous n’incluez pas mes filles.
—Vous êtes drôle, madame Joséphine.
—Vous ne pouvez pas m’appeler Joséphine tout court ?
—C’est que vous m’intimidez. On n’est pas du même monde.
—Essayez !
—Non, j’y ai déjà pensé, j’y arriverai pas…
Joséphine poussa un soupir.
—Madame Joséphine, ça fait tenancière de bordel.
—Qu’est-ce que vous savez des putes et des bordels, vous ?
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Joséphine eut un soupçon et fixa madame Barthillet. Elle avait posé sa radio sur la table et écoutait une musique sudaméricaine, en remuant les épaules.
— Parce que vous, vous les connaissez ?
Christine Barthillet ramena les pans de son peignoir sur sa poitrine avec la solennité de l’accusée qui se drape dans sa dignité.
—De temps en temps, pour mettre du beurre dans les épinards.
Joséphine déglutit et dit :
—Alors ça…
—Je suis pas la seule, vous savez…
—Je comprends mieux l’histoire d’Alberto…
—Oh ! Il est gentil. Aujourd’hui, c’est notre premier rendezvous. On se retrouve à la Défense, le temps d’un café. Va falloir que je m’habille bien ! Hortense a promis de m’aider…
—Vous en avez de la chance ! Hortense s’intéresse à très peu de gens.
—Au début, c’est sûr, elle m’aimait pas ; maintenant, elle me supporte. Je sais comment y faire : votre fille, faut la flatter, lui caresser le col, lui dire qu’elle est belle, intelligente et…
Joséphine s’apprêtait à répondre quand le téléphone sonna. C’était Shirley. Elle invitait Joséphine à venir chez elle.
—Tu comprends… avec madame Barthillet dans les pieds, on ne peut pas parler tranquillement, on sera mieux chez moi.
Joséphine accepta. Elle remit la liste des courses à Christine Barthillet, lui donna de l’argent et la pressa de s’habiller et de sortir. Madame Barthillet marmonna que c’était dimanche matin, qu’avec Joséphine on ne pouvait jamais se laisser aller, qu’elle était toujours pressée. Joséphine lui cloua le bec en lui assurant que le marché fermait à midi et demi.
—Même pas vrai ! bougonna Christine Barthillet en contemplant la liste.
—Et n’échangez pas les fruits et les légumes contre des sucreries ! rugit Joséphine en sortant. C’est mauvais pour les dents, pour le teint et pour le derrière.
—Je m’en fiche, moi, je mange ma pomme de terre tous les
soirs.
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Elle haussa les épaules et se remit à lire la liste des courses comme si elle déchiffrait un mode d’emploi. Joséphine la regarda, voulut dire quelque chose et se reprit.
Quand Shirley lui ouvrit la porte, elle parlait au téléphone. En anglais. En colère. Elle disait « no, no, nevermore ! I’m through with you… ». Joséphine lui fit signe qu’elle reviendrait plus tard, mais Shirley, après un dernier lâcher de jurons, raccrocha.
Devant la mine défaite de Shirley, ses cernes sous les yeux, la colère qui l’avait habitée toute la semaine tomba.
—Ça me fait plaisir de te voir. Ça s’est bien passé avec Gary ?
—C’est un amour, ton fils… Gentil, beau, intelligent ! Il a tout pour plaire.
—Merci beaucoup. Je te fais un thé ?
Joséphine opina et considéra Shirley comme si elle ne l’avait jamais vue. Comme si l’avoir aperçue aux côtés d’une reine en faisait une parfaite étrangère.
—Jo… Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ?
—Je t’ai vue à la télé… l’autre soir. À côté de la reine d’Angleterre. Avec Charles et Camilla. Et ne me dis pas que ce n’était pas toi parce que alors…
Elle chercha ses mots, brassa l’air de ses mains comme si elle étouffait. Ce qu’elle voulait dire était clair mais elle ne savait comment le formuler. Si tu me dis que ce n’était pas toi, alors que je t’ai parfaitement reconnue, je saurai que tu mens et je ne le supporterai pas. Tu es ma seule amie, la seule personne à laquelle je me confie, je ne voudrais pas mettre cette amitié, cette confiance en doute. Alors dis-moi que je n’ai pas rêvé. Ne me mens pas, s’il te plaît, ne me mens pas.
—C’était bien moi, Joséphine. C’est pour ça que je suis partie à la dernière minute. Je ne voulais pas y aller et…
—Tu as été obligée de te rendre à un bal avec la reine d’Angleterre ? articula Joséphine, stupéfaite.
—Obligée…
—Tu connais Charles, Camilla, William, Harry et toute la famille ?
Shirley approuva d’un signe de la tête.
—Et Diana ?
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—Je l’ai très bien connue. Gary a grandi avec eux, avec elle…
—Mais Shirley… Il faut que tu m’expliques !
—Je ne peux pas, Jo.
—Comment ça ?
—Je ne peux pas.
—Même si je te promets de n’en parler à personne ?
—Pour ta sécurité, Jo. La tienne et celle de tes filles. Tu ne dois pas savoir.
—Je ne te crois pas.
—Et pourtant…
Shirley la regardait avec tendresse et une grande tristesse.
—On se connaît depuis des années, on se parle de tout, je t’ai livré mon seul secret, tu lis en moi à livre ouvert et la seule chose que tu trouves à me dire c’est que tu ne peux rien me dire sous peine que je sois…
Joséphine suffoquait de colère.
—Je t’ai détestée toute la semaine, Shirley ! Toute la semaine j’ai eu l’impression que tu m’avais volé quelque chose, que tu m’avais trahie et tu ne veux rien me dire. Mais l’amitié, ça marche dans les deux sens !
—C’est pour te protéger. Quand on ne sait pas, on ne parle
pas…
Joséphine éclata d’un rire désabusé.
—Comme si j’allais être torturée à cause de toi.
—Ça peut être dangereux. Comme ça l’est pour moi ! Mais moi, je suis obligée de vivre avec, pas toi…
Shirley parlait d’une voix égale. Elle faisait un constat. Joséphine ne décelait aucune emphase, aucun trucage dans sa voix. Elle énonçait un fait, un fait terrifiant, sans que l’émotion trouble sa voix. Joséphine fut frappée par sa sincérité et eut un mouvement de recul.
—À ce point-là ?
Shirley vint s’asseoir à côté de Jo. Elle lui passa le bras autour des épaules et, dans un chuchotement, se confia à elle.
— Tu ne t’es jamais demandé pourquoi j’étais venue m’installer ici ? Dans cette banlieue ? Dans cet immeuble ? Toute seule, sans famille en France, sans mari, sans amis, sans vrai métier ?
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Joséphine fit non de la tête.
—C’est pour ça que je t’aime, Joséphine.
—Parce que je suis stupide ? Que je vois pas plus loin que le bout de mon nez ?
—Parce que tu ne vois le mal nulle part ! Je suis venue me réfugier ici. Dans un endroit où j’étais sûre de ne pas être reconnue, recherchée, traquée. Là-bas, je vivais, j’avais une grande et belle vie jusqu’à ce que… cette chose arrive. Ici, je fais des petits métiers, je survis…
—En attendant quoi ?
—En attendant je ne sais quoi. En attendant que ça s’arrange là-bas, dans mon pays à moi… Que je puisse y retourner et reprendre une vie normale. J’ai tout oublié en m’installant ici. J’ai changé de personnalité, j’ai changé de nom, j’ai changé de vie. Je peux élever Gary sans trembler de peur quand il rentre en retard de l’école, je peux sortir sans regarder si je suis suivie, je peux dormir sans avoir peur qu’on fracture ma porte…
—C’est pour ça que tu as coupé tes cheveux tout court ? Que tu marches comme un garçon ? Que tu te bats comme un homme ?
Shirley hocha la tête.
—J’ai tout appris. J’ai appris à me battre, j’ai appris à me protéger, j’ai appris à vivre toute seule…
—Gary sait ?
—Je lui ai dit. J’ai été obligée. Il avait compris beaucoup de choses et je devais le rassurer. Lui dire qu’il ne se trompait pas. Ça l’a fait beaucoup mûrir, beaucoup grandir… Il a tenu le coup. Parfois, j’ai l’impression qu’il me protège !
Shirley resserra son bras autour de Joséphine.
—Au milieu de tout ce malheur, j’ai trouvé une sorte de bonheur, ici. Un bonheur tranquille, sans chichis ni tremblements. Sans homme…
Un frisson la parcourut. Elle aurait voulu dire sans « cet » homme. Elle l’avait revu. C’est à cause de lui qu’elle avait prolongé son séjour à Londres. Il avait téléphoné, avait donné le numéro de sa chambre au Park Lane Hotel et avait dit « je t’attends, chambre 616 ». Il avait raccroché sans attendre sa
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réponse. Elle avait regardé le téléphone en se disant je n’irai pas, je n’irai pas, je n’irai pas. Elle avait couru jusqu’au Park Lane Hotel, à l’angle de Piccadilly et de Green Park. Juste derrière Buckingham Palace. Le grand hall beige et rose aux lustres en forme de grappes vénitiennes. Les canapés où des hommes d’affaires prenaient le thé en parlant à voix feutrée. Les énormes bouquets de fleurs. Le bar. L’ascenseur. Le long couloir aux murs beiges, à la moquette épaisse, aux appliques ornées de petits abat-jour juponnés. La chambre 616… Le décor défilait comme dans un film. Il lui donnait toujours rendez-vous dans des hôtels au bord des parcs. « Tu laisses le petit dans l’herbe et tu montes me retrouver. Il observera les amoureux et les écureuils gris, ça lui apprendra la vie. » Un jour, elle l’avait attendu toute la journée. Dans Hyde Park. Gary était petit. Il courait après les écureuils. Je les aime de loin, mummy, de près on dirait des rats. Moi, c’est le contraire, avait-elle pensé, je l’aime de près, de loin je le prends pour ce qu’il est : un rat. Ce jour-là, il n’était pas venu. Ils étaient allés chez Fortnum and Mason. Ils avaient mangé des glaces et des gâteaux. Elle avait bu du thé fumé en fermant les yeux. Gary se tenait droit dans son fauteuil et goûtait les gâteaux en connaisseur du bout de sa fourchette. « Il a le maintien d’un prince », avait dit la serveuse. Shirley avait blêmi. « C’était bien cet après-midi dans le parc, avait enchaîné Gary en lui prenant la main, Green Park, c’est mon préféré. » Il connaissait tous les parcs de Londres.
Une autre fois, alors qu’elle était montée dans la chambre d’hôtel, Gary était allé parler avec les orateurs de Marble Arch. Il devait avoir onze ans. Il disait « prends tout ton temps, mummy, ne t’en fais pas pour moi, je m’entraîne à parler anglais, je ne veux pas oublier ma langue natale ». Il avait disserté sur l’existence de Dieu avec un individu taciturne qui, perché sur son escabeau, attendait qu’on vienne lui parler. Il avait demandé à Gary : si Dieu existe, pourquoi a-t-il plongé l’homme dans la souffrance. « Et tu as répondu quoi ? » avait demandé Shirley en relevant le col de sa veste pour cacher la trace d’un suçon. Je lui ai parlé du film La Nuit du chasseur, le bien et le mal, l’homme doit faire un choix et comment peut-il
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choisir s’il ne connaît pas la souffrance et le mal… – Tu lui as dit ça ? avait répondu Shirley, émerveillée.
Parle-moi, mon chéri, parle-moi encore que j’oublie cette chambre et cet homme, que j’oublie le dégoût de moi quand je sors des bras de cet homme, avait-elle supplié en silence. Il attendait dans la chambre. Allongé sur le lit avec ses chaussures. Il lisait le journal. Il l’avait regardée sans rien dire. Avait posé le journal. Posé sa main sur sa hanche, avait relevé sa jupe et…
C’était toujours pareil. Cette fois-ci, elle avait été libre de rester sa prisonnière : Gary n’attendait pas dans le parc. Elle n’avait plus vu passer les heures. Ni les jours. Les plateaux s’entassaient au pied du lit. Les femmes de chambre se faisaient renvoyer quand elles frappaient à la porte.
Plus jamais, plus jamais. Il fallait que ça s’arrête !
Il lui fallait rester loin de lui. Il la retrouvait toujours. Il ne venait jamais en France, il était recherché et avait peur de passer les frontières. En France, elle était protégée. Là-bas, elle était à sa merci. Par sa faute. Elle ne parvenait pas à lui résister. Elle avait honte quand elle retrouvait son fils. Il l’attendait, confiant, devant l’hôtel. Quand il pleuvait, il s’abritait à l’intérieur et attendait. Ils rentraient tous les deux à pied en traversant le parc. « Tu crois en Dieu ? » avait demandé Gary, un jour, après avoir passé l’après-midi à parler avec un nouvel orateur de Hyde Park. Il y avait pris goût. « Je ne sais pas, avait répondu Shirley, j’aimerais tellement y croire… »
—Tu crois en Dieu ? demanda Shirley à Joséphine.
—Ben, oui…, répondit Joséphine, étonnée par la question de Shirley. Je Lui parle, le soir. Je vais sur mon balcon, je regarde les étoiles et je Lui parle. Ça m’aide beaucoup…
—Poor you !
—Je sais. Quand je dis ça, les gens me prennent pour une demeurée. Alors je n’en parle pas.
—Je n’ai pas la foi, Joséphine… N’essaie pas de me convertir.
—Je n’essaierai pas, Shirley. Si tu ne crois pas, c’est par dépit parce que le monde n’est pas fait comme tu le voudrais. Mais c’est comme l’amour, il faut être courageux pour aimer. Donner, donner, ne pas penser, ne pas compter… Avec Dieu, il
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faut se dire « je crois » et tout devient alors parfait, logique, tout a un sens, tout s’explique.
—Pas dans mon cas, ricana Shirley. Ma vie est une suite de choses imparfaites, illogiques… Si c’était un roman, ce serait un mélo à vous tirer les larmes et j’ai horreur d’inspirer la pitié.
Elle s’arrêta comme si elle en avait déjà trop dit.
—Et avec madame Barthillet, ça se passe comment ?
—Ça veut dire que tu ne veux plus parler de rien ? soupira Joséphine. Tu changes de sujet. La discussion est close.
—Je suis fatiguée, Jo. J’ai envie de souffler… Je suis heureuse d’être rentrée, crois-moi.
—N’empêche qu’on t’a tous vue à la télévision. Tu vas dire quoi si les filles ou Max te posent des questions ?
—Que j’ai un sosie à la cour d’Angleterre.
—Ils ne te croiront pas : ils ont trouvé des photos de Gary sur Internet avec William et Harry ! Un ancien domestique qui…
—Il n’a pas pu les vendre aux journaux, alors il les a mises sur Internet. Mais je nierai, je dirai que rien ne ressemble plus à un petit garçon qu’un autre petit garçon. Fais-moi confiance, je saurai m’en tirer. J’ai connu pire. Bien pire !
—Tu dois trouver ma petite vie bien ennuyeuse…
—Elle va se compliquer, ta vie, avec l’histoire du livre. Quand on commence à tricher, à mentir, on s’embarque dans de drôles d’aventures…
—Je sais. Parfois ça me fait peur…
La bouilloire s’était mise à siffler et le couvercle dansait, soulevé par la force de la vapeur. Shirley se leva et décida de faire du thé.
—J’ai rapporté un Lapsang Souchong de Fortnum and Mason. Tu vas me dire ce que tu en penses…
Joséphine la regarda se livrer à la cérémonie du thé : ébouillanter la théière, compter les cuillerées de thé, verser l’eau bouillante, laisser reposer, avec le sérieux d’une vraie Anglaise.
—On le fait de la même manière en Écosse et en Angleterre, le thé ?
—Je ne suis pas écossaise, Jo. Je suis une pure lady anglaise…
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—Mais tu m’avais dit…
—Je trouvais cela plus romantique.
Joséphine faillit lui demander quels étaient ses autres mensonges, mais elle se ravisa. Elles savourèrent leur thé en parlant des enfants, de madame Barthillet, de ses rencontres sur Internet.
—Elle t’aide un peu financièrement ?
—Elle n’a pas un rond.
—Tu veux dire que tu achètes la bouffe pour tout le monde ?
—Ben oui…
—T’es vraiment trop mignonne, toi, dit Shirley en lui donnant une petite tape sur le bout du nez. Elle fait le ménage ? Elle cuisine ? Elle repasse ?
—Même pas.
Shirley haussa les épaules puis les laissa retomber en poussant un profond soupir.
—Je passe mon temps à la bibliothèque. Je suis allée au cinéma avec l’homme au duffle-coat. Il est italien, il s’appelle Luca. Toujours aussi taciturne. Ça m’arrange d’un certain côté. Je dois finir le livre d’abord…
—Tu en es où ?
—Au quatrième mari.
—Et c’est qui, celui-là ?
—Je ne sais pas encore. Je voudrais qu’elle vive une passion torride ! Une passion physique…
—Comme Shelley Winters et Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur ? Elle le désire comme une folle et il la repousse… donc elle le désire encore plus. Il se fait passer pour un pasteur et se sert de la Bible pour masquer son avidité. Quand elle tente de le séduire, il la sermonne et lui tourne le dos. Il finit par l’assassiner. C’est le mal incarné…
—C’est ça…, reprit Joséphine en serrant la tasse de thé entre ses mains. Il serait prédicateur, parcourrait les campagnes, elle le rencontrerait, tomberait follement amoureuse de lui, il l’épouserait, convoiterait son château et son or et essaierait de la tuer. On craindrait pour sa vie, il prendrait en otage son fils… Mais celui-là ne pourrait pas la rendre riche.
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—Pourquoi pas ? Tu pourrais inventer qu’il a déjà escroqué de nombreuses veuves, qu’il a caché le magot quelque part et qu’elle en hériterait…
—Luca me parlait justement l’autre jour des prêcheurs de l’époque…
—Tu lui as dit que tu écrivais un livre ? demanda Shirley, inquiète.
—Non… mais j’ai commis une belle gaffe.
Joséphine raconta comment elle avait évoqué le livre quand ils étaient allés au cinéma. Elle se demanda tout haut s’il n’avait pas percé son secret.
—Tu es la dernière à qui je confierais un secret, dit en souriant Shirley. Tu vois que j’ai raison de ne rien te dire.
Joséphine baissa les yeux, confuse.
—Il faudra que je fasse attention quand le livre sera sorti…
—Iris se débrouillera pour que toute l’attention soit concentrée sur elle. Elle ne t’en laissera pas une miette. À propos, comment elle va, Iris ?
—Elle répète pour le grand jour… Elle vient lire de temps en temps ce que j’écris, bouquine tous les livres que je lui ai recommandés. Parfois elle me donne des idées. Elle voulait que j’écrive une scène où des écoliers parisiens se livrent à de véritables émeutes, brandissant leurs couteaux et leurs crânes rasés ; les étudiants étaient des clercs et appartenaient au clergé, ce qui les mettait à l’abri de la justice séculière. Le roi ne pouvait rien faire contre eux, ils dépendaient de la justice de Dieu et ils en abusaient, ce qui compliquait beaucoup le maintien de l’ordre à Paris. Ils commettaient des crimes en toute impunité ! Ils volaient, ils tuaient. Personne ne pouvait les juger ou les punir.
—Et alors ?
—J’ai l’impression d’être un grand entonnoir, j’écoute tout, je ramasse les anecdotes, les petits détails de la vie et je les reverse dans le livre. Je ne serai plus jamais la même après ce livre. Je change, Shirley, je change beaucoup, même si ça ne se voit pas !
—Tu découvres la vie en racontant cette histoire ; elle t’entraîne vers des terrains où tu ne serais jamais allée…
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