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Добавлен: 05.08.2024

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Il regardait le ciel en joignant les mains et les phalanges de ses doigts blanchissaient tellement il les serrait fort. Il balança encore la tête entre les jambes comme pour verser à terre le trop-plein d’attente et d’angoisse de ces derniers mois. On dirait un grand singe, pensa Ginette avec affection. Soudain il se raidit, son regard se durcit et, se tournant vers Ginette, il demanda :

Elle va le garder ?

Elle avait les guibolles qui tricotaient de joie quand elle me l’a appris. Et les jours qui ont suivi, elle marchait sur le bord lisse des pavés pour ne pas incommoder le bébé ! Alors, tu penses…

Je vais être papa, mon Dieu ! Ginette, tu te rends compte… Il l’avait prise dans ses bras et lui frictionnait la tête.

Du calme, Marcel. Du calme. J’ai pas envie de devenir chauve, moi !

Mais ça change tout ! J’étais en train de me laisser aller, j’avais arrêté l’entraînement et les vitamines, je reprends tout à partir d’aujourd’hui. Si elle est enceinte, elle va revenir… Elle va pas rester toute seule avec son petit baigneur dans le tiroir. J’ai toute la layette dans mon bureau, j’ai le berceau, la poussette, le tire-lait, les talkies-walkies, j’ai même le train électrique ! Elle le sait, elle va revenir… Elle ne va pas se garder sa joie pour elle toute seule. C’est pas une radichonne ! Elle sait combien j’y tiens, à ce mouflet.

Ginette le regarda en souriant. La joie de Marcel la bouleversait, mais elle était moins sûre du retour de Josiane. Ce n’est pas une poule mouillée, la Josiane. Élever un gamin toute seule, ça ne lui fait pas peur. Elle a dû mettre de l’argent de côté et, avec le pécule que lui a constitué Marcel au fil des années, elle est à l’abri pour un moment.

Elle ne dit rien, se leva et, avant de retourner dans l’atelier, lui fit jurer de ne rien dire à Josiane au cas où elle déciderait de sortir de sa retraite.

Motus et bouche cousue, Marcel ?

Marcel fit une large croix sur sa bouche réjouie et croisa les doigts.

Promets-moi, si elle t’appelle, de me le dire tout de suite.

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Tu charries ! C’est ma copine, je vais pas la trahir.

Tu me dis pas où elle est. Tu me dis juste « tiens, elle a appelé, elle va bien, elle a pris trois kilos, elle a mal aux reins, elle met des coussins dans le dos pour se soutenir, elle est folle des marrons glacés… ». Et n’oublie pas de lui demander si le ventre pointe en avant, c’est signe de garçon, ou s’il ballonne sur le côté, ce serait une fille… Dis-lui aussi de bien se nourrir, de ne pas lésiner sur la viande rouge, de se coucher tôt, de bien dormir sur le dos pour ne pas l’écraser…

Oh, Marcel ! T’exagères pas un peu, là ?

Dis-lui surtout, et ce sera tout, que son compte en banque va éclater tellement il rigole ! Surtout qu’elle manque de rien, ma Choupette, qu’elle manque de rien ! Et qu’elle se ménage !

Écoute, Marcel, j’en ai fait trois. J’ai survécu. Calme-toi !

On n’est jamais assez prudent. Elle est pas habituée à se rouler les pouces ! Elle pourrait se faire mal.

Je retourne au turbin. Tu me paies pas pour attendre près du téléphone, hein ?

Marcel se dressa d’un coup, enlaça une branche de glycine et l’embrassa. Les gouttes de pluie ruisselèrent sur ses joues. On aurait dit qu’il pleurait de bonheur.

Iris jeta le magazine sur la table basse en faisant la grimace. Elle s’était fait piéger. Elle avait reçu la journaliste chez elle, avait fait servir le thé par Carmen sur un grand plateau sombre en bois ciselé de chez Brown and Birdy, l’avait régalée d’une tarte au citron meringuée et avait répondu aux questions avec sérénité et détachement. Tout était parfait, j’aurais pu dire Moteur et la caméra aurait tourné ! Scène 14. Bureau de l’écrivain dont on parle, fin d’une journée d’automne : elle reçoit une journaliste dans son bureau. Elle a répandu des livres à terre, froissé des papiers, ouvert un carnet sur lequel est posé un stylo et mis en sourdine une musique de jazz, la voix cassée de Billie Holiday qui souligne sa langueur désespérée. Tout avait été parfaitement réglé, du moins le croyait-elle…

Sa nonchalance avait été perçue comme de l’arrogance. Tout juste si elle ne me traite pas de bourge endimanchée et

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frimeuse ! fulmina Iris. Elle relut l’article. Toujours les mêmes questions : en quoi le rapport hommes-femmes au XIIe siècle était-il différent d’aujourd’hui ? De quoi souffraient les femmes, alors ? Sont-elles vraiment plus heureuses au XXIe siècle qu’au XIIe ? Qu’est-ce qui a vraiment changé ? La modernité et la parité ne compromettent-elles pas in fine la passion ? « Les femmes n’ont pas davantage de sécurité affective que par le passé, avait répondu Iris, elles s’en accommodent mieux, c’est tout. La seule sécurité possible serait de se détourner des hommes, de ne plus avoir besoin d’eux, mais ce serait mourir un peu – du moins pour moi. » C’est pas mal, ça, pourtant. Et ce n’est pas arrogant. « Il n’y a pas d’homme idéal. L’homme idéal est celui qu’on aime. Il peut avoir dix-huit ou quatre-vingt-dix ans, il n’y a pas de loi. Pourvu qu’on l’aime ! Je ne connais pas d’homme idéal, je connais des hommes, certains que j’aime, d’autres que je n’aime pas. – Vous pourriez aimer un garçon de dix-huit ans ? – Pourquoi pas ? Quand on aime, on ne compte pas. – Vous avez quel âge ? – L’âge que l’homme que j’aime veut bien me donner. »

Elle sentit des larmes d’irritation monter à ses yeux. Elle prit une autre revue, chercha à quelle page on parlait d’elle. Elle ne pouvait pas feuilleter un journal sans tomber nez à nez avec elle-même. Elle se regardait parfois avec tendresse, parfois avec agacement. Trop de rouge sur les joues, mauvaise lumière, oh ! que je suis mignonne, là ! Elle aimait par-dessus tout poser pour les photographes. Elle s’offrait à eux, faisait la moue, éclatait de rire, se coiffait d’un grand chapeau, s’écrasait le bout du nez avec son index ganté… Elle ne s’en lassait pas.

Page 121. L’article d’un vieux critique littéraire intellectuel et bougon. Il était connu pour ses pointes acides et ses jugements sans appel. Iris lut les premiers mots avec anxiété et soupira, soulagée. Il aimait le livre : « La science et le talent réunis sous une même plume. Des détails qui accrochent, des élans de l’âme qui enflamment. Un vocabulaire qui ne cultive pas l’hermétisme, mais sait être limpide sans être transparent… » C’est beau, ça, « limpide sans être transparent » ! Iris repoussa le bout du châle sur son pied, elle avait froid, et sonna Carmen, elle avait soif. Elle se souvenait très bien de ce journaliste. Elle

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l’avait rencontré à un dîner avec Philippe alors que Joséphine était en pleine écriture. Elle avait pris l’air humble pour l’écouter et lui avait parlé de Chamfort. C’était un spécialiste de Chamfort. « Tout homme qui n’est pas misanthrope à quarante ans n’a jamais aimé les hommes. » Elle avait lu dans son œil une lueur de reconnaissance émue et s’était tue.

Le prochain roman, Joséphine devra jouer une partition plus érudite, moins simpliste. C’est bien beau cette histoire de maris qui s’enchaînent et l’enrichissent, mais ça fait un peu midinette. Ça me dessert, finalement. Pas étonnant qu’on me prenne pour une cruche ! Le prochain, il faudra qu’il soit plus obscur, plus sulfureux, moins grand public, mais tout aussi limpide.

Elle donna un coup de pied dans la pile de magazines et décida de les ignorer. Le stade suivant, c’est qu’on me parle comme à un vrai écrivain. Qu’on arrête de me poser ces questions débiles ! Qu’est-ce que j’en sais, moi, des rapports hommes-femmes ! Je suis mariée depuis quinze ans, fidèle à en périr d’ennui et le seul homme que j’aime vit je ne sais où, entre Londres, New York, Budapest, le sud de la France et le nord du Mali. Il traîne ses guêtres là où bon lui semble, n’appartient à aucun pays, à aucune femme, arrête un tournage pour menaces de mort et revient, hilare, insouciant, retrouver des acteurs qui le vénèrent et acceptent tout de lui ! Il porte toujours le même jean crasseux et un bonnet en laine. Un bohémien de génie. C’est ce que j’aurais dû balancer à cette imbécile ! Gabor Minar. Le beau, le célèbre Gabor Minar fut mon amant et je l’aime encore. « Rester toujours fidèle à un ancien amour, c’est parfois le secret de toute une vie. » Alors là, je faisais la une du journal !

Gabor…

Elle allait le revoir.

Philippe lui avait proposé de l’emmener à New York pour le festival du film. Gabor y serait. Il était l’invité d’honneur. Iris se recroquevilla sous son châle et songea : Est-ce bien son amour que je regrette ou la gloire, la célébrité et les paillettes que j’aurais connues en restant avec lui ? Parce que après tout, quand on s’est connus, il n’était personne. Ma passion a grandi au fil de notre éloignement et de sa célébrité. Est-ce que je n’aime pas Gabor parce qu’il est devenu Gabor Minar, le grand

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metteur en scène reconnu dans le monde entier ? Elle chassa aussitôt de sa tête cette pensée dérangeante et se ravisa : ils étaient faits l’un pour l’autre, c’est son mariage avec Philippe qui avait été une erreur. Je vais le voir, je vais le voir et alors, peut-être, toute ma vie en sera changée. Que valent quinze années d’absence quand on s’est aimés si fort ? Il n’aura pas peur, lui, il m’enlèvera à la hussarde, il m’écrasera de baisers… Il m’écrasait de baisers quand on étudiait ensemble à Columbia. Elle se recroquevilla sous le châle et observa la manucure parfaite de ses ongles.

Elle fut dérangée par Carmen qui lui apportait son thé.

Alexandre est rentré de l’école. Il a eu dix-sept en maths.

Il ne m’a rien dit ! Il sait que je suis dans mon bureau ?

Oui, je le lui ai dit. Il a répondu qu’il avait plein de travail pour demain. Qu’est-ce qu’il travaille !

Il imite son père…

Iris étendit le bras, prit la tasse de thé fumant que lui tendait Carmen et se rallongea.

— Il l’imite en tout ! Et il m’évite. Normal, c’est l’âge. Le père devient le modèle, la mère est bonne à jeter et puis ça change… Que les hommes sont prévisibles, Carmen !

Elle bâilla et mit sa main devant la bouche d’un geste élégant.

Josiane se réveillait le matin vers neuf heures, appelait le room service pour qu’on lui apporte son petit-déjeuner, montait sur la balance, notait son poids, se vaporisait d’un nuage de parfum, Chance de Chanel, et se recouchait, en écoutant son horoscope sur RTL. L’astrologue ne se trompait jamais. Elle pouvait prévoir l’humeur de sa journée en l’écoutant. Elle commandait toujours un continental breakfast et ne se résolvait pas à manger des œufs, malgré les conseils de son gynécologue qui préconisait les protéines dès le matin. C’est bon pour les English, ces choses frites et grasses, disait-elle en se bouchant le nez – elle avait pris l’habitude de se parler toute seule, elle n’avait pas d’autre compagnie. Il lui fallait de la bonne baguette, du beurre, du miel et des confitures. Elle découpait le capuchon

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doré de la brioche, mangeait un peu de croûte, puis la laissait sur le côté : Ah ! si ma mère me voyait ! Elle me forcerait à l’avaler d’une taloche ou la fourrerait dans sa poche.

Elle pensait de plus en plus souvent à sa mère.

Avec le petit-déjeuner, elle se faisait livrer les journaux et, tout en les feuilletant, allumait la télé et regardait l’émission de Sophie Davant. Elle lui disait Bonjour Sophie, ça va aujourd’hui ?, lui envoyait un baiser et se carrait contre les oreillers. C’est pas une bêcheuse, celle-là ! Elle la regardait avec délice, enfoncée dans la plume des oreillers et lui parlait tout haut. T’as raison, Sophie, tords-lui le nez à cet engourdi ! Quand Sophie lui disait au revoir, elle se levait, allait sur la terrasse et étendait les bras dans toutes les directions pour s’étirer. Elle filait prendre sa douche, puis descendait au restaurant des Princes, composait son menu en choisissant les plats les plus chers. Elle voulait goûter ce qu’elle ne connaissait pas. Ici, je fais mon éducation, j’efface mon malheur, je colmate ma misère, se disait-elle en dégustant du caviar sur un blini.

L’après-midi, elle sortait. Elle partait faire une promenade, vêtue d’une pelisse de vison qu’elle avait achetée avenue George-V en léchant les vitrines. La tête de la vendeuse quand elle avait dégainé sa carte Platine, en disant « je veux ça », le doigt pointé sur la friandise ! Ç’avait été une grande joie. Elle se repassait le film d’avant en arrière sans se lasser. Vous ? disait la moue dégoûtée de la fille. Vous, pauvre chose ordinaire, vous allez revêtir cet article de luxe extraordinaire ? Oui, moi, Choupette, je vous confisque votre peau de lapin rupin ! Elle devait reconnaître que ça chauffait bien les reins. Y a pas à dire, les riches, ils s’y connaissent. Ce sont les champions du confort. Quand on s’escrime en tricot de corps, ils se calfeutrent dans la fourrure.

Elle se pavanait donc dans son lapin rupin, descendait l’avenue George-V en serrant le col doux contre son visage, enfilait l’avenue Montaigne et, à chaque tentation, dégainait la Platine. Avec la même jubilation devant les mêmes mines pincées des vendeurs et des vendeuses. Elle ne s’en lassait pas. Ça, ça et ça, pointait le doigt et paf ! elle sortait l’arme fatale. Une seule, avec un grand sourire, avait répondu « vous serez

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enchantée de cet article, madame… ». Elle lui avait demandé son petit nom et lui avait offert une belle écharpe en cachemire. Elles étaient devenues copines. Le soir, après avoir quitté son boulot, Rosemarie venait dîner avec elle au restaurant des Princes.

Elle était bien contente d’avoir de la compagnie. Il lui arrivait de se sentir seule, un grand manteau noir lui tombait sur les épaules. Le soir surtout. Elle n’était pas une exception. Il y en avait des camions de riches esseulés chez George. C’est le nom qu’elle avait donné à l’hôtel où elle résidait : le George-V. De temps en temps, Rosemarie restait dormir. Elle posait la tête sur son ventre et essayait de deviner si c’était un petit gars ou une bambinette. Elles cherchaient des prénoms. « Te casse pas la tête, si c’est un gars, il s’appellera Marcel, si c’est une fille, j’aurai le choix. »

D’où tu le tiens tout ce pognon ? demandait Rosemarie, déconcertée par les dépenses de Josiane.

De mon jules. Un soir de Noël où il m’avait une nouvelle fois laissée seule pour tenir compagnie au Cure-dents, il m’a offert la Platine ! Et le compte qui va avec !

C’est un brave homme.

Oui mais il lambine, il lambine… Pour chauffer un gars, il faut lui refroidir le train. En disparaissant sans laisser d’indices, je l’inquiète, je le déstabilise, ça doit travailler dans sa petite tête… Je le sens. On est reliés, Marcel et moi. Je l’entends qui met les bouchées doubles. Ginette a dû lui dire pour l’angelot et il trime dur…

Il est comment, ton Marcel ?

C’est pas un jeunot ni un portemanteau. Mais il me plaît. On vient du même monde…

Rosemarie soupirait et actionnait la télécommande. Il y avait des chaînes dans toutes les langues, des chaînes qui passaient des films porno, des chaînes où les présentatrices étaient voilées.

Drôle de monde ! elle disait. Tu vas rester longtemps ici ?

Aussi longtemps que je n’entends pas l’appel du Grand Vizir. Un jour, je me réveillerai et je saurai qu’il a balancé le

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Cure-dents. Alors je reviendrai… Comme je suis partie, avec ma petite valise.

Et ton vison !

Et mon lapin rupin ! Je veux que mon bébé respire la volupté. Je veux que, plié en quatre dans mon ventre, il s’enivre de luxe. Pourquoi crois-tu que je me gave ? Tu crois que c’est pour moi ? Moi, j’aime autant les rillettes du Mans que le caviar d’Iran ! C’est pour lui que je mâche bien, pour qu’il n’en perde pas un grain…

Tu veux que je te dise, Josiane, tu vas être une mère extraordinaire !

Elle ne se lassait pas de ce compliment-là.

Un jour qu’elle revenait de sa petite promenade quotidienne, emmitouflée dans son vison, elle aperçut Chaval, appuyé au bar. Elle s’approcha, lui mit les mains sur les yeux et klaxonna « c’est qui ? ». Elle était drôlement heureuse de voir une tête ancienne. Même celle de Chaval.

Tu me paies une petite coupe ?

Il regarda l’entrée du bar, sa montre, et lui fit signe de s’asseoir.

Qu’est-ce que tu fais là ?

J’attends…

Elle est en retard ?

Elle est toujours en retard… Et toi ?

Moi, je crèche ici.

T’as gagné au Loto ?

Presque. J’ai tiré le gros lot !

Un vieux richard ?

Tu peux supprimer vieux de ton vocabulaire, quand tu me parles…

C’est qui ?

Le père Noël…

Elle se hissa sur un tabouret de bar et son manteau s’ouvrit, découvrant son ventre rond.

Ma parole : t’as le ballon ! Félicitations. T’as quitté la boîte, alors ?

Il voulait plus que je travaille. Il veut que je couleuvre.

Alors t’es pas au courant pour le père Grobz ?

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Le cœur de Josiane s’emballa. Il était arrivé quelque chose à Marcel.

Il est mort ?

T’es bête ! Il vient de réussir un coup fumant. Il a racheté le plus gros fabricant de produits de maison. C’est la souris qui mange l’éléphant. Tout le métier ne parle que de ça ! On n’a rien vu venir. Il a dû bénéficier de la complicité d’une banque, a jeté toutes ses forces dans la bataille, on n’y a vu que du feu…

Alors Josiane comprit. Il ne tremblait pas devant le Curedents, il attendait de conclure. Et, tant que ce n’était pas signé, il ne s’agissait pas de bouger une oreille. Henriette le tenait par les coucougnettes. Elle l’avait attaqué sur son fumier et il avait fini par l’emporter. Qu’il était fort, son Marcel ! Et dire qu’elle avait douté… Elle commanda un whisky bien serré, s’excusa auprès de Junior pour le taux d’alcool, et but au succès de son homme, sans le nommer. Chaval n’avait pas l’air guilleret. Son corps ne donnait pas l’assaut. Il se tenait, tassé sur son siège, et jetait des coups d’œil anxieux vers l’entrée.

Allez, Chaval, redresse-toi. Tu t’es jamais courbé devant une femme !

Ma pauvre Josiane, je vais te dire, j’ai oublié la verticalité. Je me traîne, je me traîne… Je ne savais pas que ça pouvait faire si mal.

Tu me fais pitié, Chaval.

Eh oui ! Le pire finit toujours par arriver !

Le pire ou le meilleur ! Moi, je bois au meilleur. La roue tourne, la roue tourne… Dire que j’ai été folle de toi !

Elle descendit du tabouret avec précaution, passa à la réception pour demander qu’on lui prépare sa note pour le lendemain. Monta dans sa chambre prendre un bain.

Elle reposait dans la mousse parfumée, jouant avec les bulles irisées, les pinçant pour les faire claquer, racontant son bonheur futur aux miroirs qui couvraient les murs lorsqu’elle sentit un coup de pied lui ouvrir le ventre. Elle suffoqua, se recroquevilla, des larmes d’extase roulèrent sur ses joues, elle poussa un cri en plongeant sous l’eau de la baignoire : « Junior ! », c’était Junior !

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Les jambes défilaient sous le nez de Joséphine. Des jambes noires, des jambes beiges, des jambes blanches, des jambes vertes, des jambes écossaises. Au-dessus des jambes, il y avait des chemises, des polos, des vestes, des impers, des manteaux. Du bruit et un ballet incessant. Du podium montait une poussière qui lui piquait la gorge, qui lui piquait les yeux. On les avait placées au premier rang, elles pouvaient toucher les mannequins qui défilaient à un mètre d’elles. À côté de Jo, droite et appliquée, Hortense prenait des notes. Iris était partie pour New York. Avant de partir, elle avait dit à Joséphine : « Tiens, j’ai deux invitations pour le défilé de la collection homme de Jean-Paul Gaultier. Pourquoi n’irais-tu pas avec Hortense ? Ça l’intéresserait et toi, ça pourrait t’inspirer pour un prochain roman. On ne va pas rester tout le temps au Moyen Âge, hein, ma petite chérie, on va peut-être sauter quelques siècles pour le prochain… » Je n’écrirai pas de deuxième, ni de troisième livre pour elle, rumina Joséphine en apercevant un homme en kilt qui tournait devant elle. Joséphine avait pris les invitations, libellées au nom d’Iris Dupin, et avait remercié en disant qu’Hortense allait être enchantée. Elle lui avait souhaité un bon séjour à New York. « Oh ! Tu sais, c’est un aller-retour, juste le temps d’un week-end… »

Joséphine regarda sa fille à la dérobée. Elle détaillait chaque modèle, notait des détails, griffonnait des revers de veste, des manches, des cols de chemise, une cravate. Je ne savais pas que la mode masculine l’intéressait. Elle avait attaché ses cheveux et tirait une petite langue recourbée, signe qu’elle était concentrée. La puissance de travail de sa fille l’étonnait. Son attention revint sur le podium. Iris a raison : observer et prendre des notes. Toujours. Même sur des sujets qui ne vous passionnent pas, comme ces hommes magnifiques qui avancent à grands pas. Certains marchaient tout droit, les yeux arrimés au vide, d’autres souriaient et faisaient des signes à des amis placés dans l’assistance. Non, je n’écrirai pas un autre livre pour Iris ! Elle était énervée par l’attitude de sa sœur. Non qu’elle soit jalouse, toute cette exposition publique l’insupportait, mais parce qu’elle voyait ce qu’elle avait écrit se tordre en une parodie infâme. Iris

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