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Добавлен: 05.08.2024

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racontait n’importe quoi. Donnait des recettes de cuisine, de beauté, l’adresse d’un hôtel de charme en Irlande. Joséphine avait honte. Et toujours elle se disait : C’est moi qui suis à l’origine de cette farce. Je n’aurais jamais dû accepter. J’ai été faible. J’ai succombé à l’argent facile. Elle soupira. C’est vrai que la vie était devenue agréable. Elle ne comptait plus. Plus jamais. À Noël, elle emmènerait les filles au soleil. Elle choisirait une destination dans un catalogue sur papier glacé et elles partiraient toutes les trois.

Hortense tourna les pages de son carnet de croquis et le bruit des feuilles ramena Joséphine au défilé de mode. Son attention fut attirée par un homme grand, brun, au visage émacié qui venait de surgir et défilait en ignorant le monde à ses pieds. Luca ! Il était vêtu d’une veste noire et d’une chemise blanche à longs revers asymétriques. Elle sursauta. Il avançait droit devant lui ; son visage énigmatique semblait posé sur un corps désarticulé. On aurait dit un mannequin de cire. Voilà d’où il tire son mystère, songea-t-elle. Il a appris à s’extraire de son corps pour faire ce métier qu’il abhorre et, quand il n’est pas en représentation, il continue à marcher, détaché de son enveloppe physique.

Il passa plusieurs fois devant elle. Elle essaya d’attirer son attention en faisant des petits gestes de la main. Quand le défilé fut terminé, la troupe de mannequins revint saluer, entourant Jean-Paul Gaultier qui s’inclina en posant la main sur le cœur. L’atmosphère, sur le podium, était détendue, bon enfant. Luca se tenait à portée de main. Elle tendit le bras vers lui et prononça son nom à haute voix.

Tu le connais ? demanda Hortense, étonnée.

Oui…

Elle répéta « Luca, Luca ». Il se tourna vers elle. Leurs yeux se croisèrent mais ceux de Luca n’exprimaient ni surprise ni joie de l’apercevoir.

— Luca ! C’était superbe ! Bravo !

Il la considéra d’un regard froid, distant, de ces regards qu’on lance à une admiratrice encombrante pour qu’elle se tienne à distance.

Luca ! C’est moi, Joséphine…

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Il détourna la tête et revint se fondre dans le groupe de mannequins qui saluèrent et se retirèrent.

Luca ? lança une dernière fois Joséphine d’une voix faiblissante.

Il ne te connaît pas du tout.

Mais si… C’est lui !

Le Luca avec qui t’allais au cinéma ?

Oui.

Il est canonissime !

Joséphine s’était rassise et avait du mal à contenir son émotion.

Il ne m’a pas reconnue. Il n’a pas voulu me reconnaître.

Il ne devait pas s’attendre à te voir là ! Mets-toi à sa place…

Mais… Mais… l’autre soir, à Montpellier, il m’a prise dans ses bras et il m’a embrassée…

Elle était si bouleversée qu’elle en oublia qu’elle parlait à sa fille.

Toi, maman ! T’as roulé une pelle à un garçon ?

On n’a rien fait d’autre, mais après une conférence, il m’a embrassée… et il m’a dit que j’étais merveilleuse, que je l’apaisais, qu’avec moi il se sentait bien…

Tu ne serais pas un peu surmenée ?

Non, je te promets. C’est lui, Luca. Celui qui m’emmène au cinéma… Avec qui je bois des cafés à la bibliothèque, qui écrit une thèse sur les larmes au Moyen Âge…

Maman, tu délires ! Reviens sur terre. Qu’est-ce qu’un garçon aussi beau ferait avec une femme comme toi, hein ? Réfléchis un peu…

Joséphine piqua du nez, honteuse, triturant le bout de ses ongles.

C’est bien ce que je n’arrête pas de me demander. C’est pour ça que l’autre jour, à Montpellier, je l’ai repoussé après qu’il m’a embrassée… Pas par vertu, mais parce que j’ai eu peur d’être trop moche.

Tu l’as repoussé ! s’exclama Hortense d’une voix surexcitée. J’hallucine total ! Va falloir que je revoie toutes mes bases de calcul ! Toi, repousser un mec si canon !

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Elle s’éventait avec son carnet de croquis pour reprendre ses esprits. Joséphine restait prostrée sur sa chaise. Les lustres suspendus au plafond s’éteignaient un à un.

Allez, viens, on s’en va… Il n’y a plus personne, déclara Hortense.

Elle la tira par la manche et elles sortirent. Joséphine jeta un dernier regard en arrière pour voir s’il ne revenait pas, s’il ne l’avait pas, enfin, reconnue.

Je te promets, chérie, que je ne te raconte pas de mensonges.

Mais oui, mais oui…

Il n’a pas voulu me voir. Il a eu honte de moi. Je l’ai embarrassé en l’interpellant. Je ne pourrai plus jamais le regarder dans les yeux. Il va falloir que je l’évite… Je n’irai plus en bibliothèque.

Un buffet avait été dressé au fond d’un grand salon rouge et or. Hortense lui proposa d’aller boire un jus d’orange ou une coupe de champagne.

Ça te fera du bien parce que là, tu pètes les plombs, ma petite mère…

Mais si, je t’assure…

C’est ça, c’est ça… Allez, viens !

Joséphine se dégagea.

Je crois que je vais aller me passer un peu d’eau sur le visage… On se retrouve dans le hall, dans un quart d’heure, ça te va ?

Une demi-heure ?

D’accord. Mais pas plus… J’ai besoin de rentrer à la maison.

T’es vraiment pas fun ! Pour une fois qu’on sort de notre

trou.

Une demi-heure, Hortense, pas une minute de plus ! Hortense s’éloigna en haussant les épaules et en

marmonnant « même pas drôle ! ». Joséphine alla aux toilettes. Elle n’avait jamais vu de toilettes aussi luxueuses. Une petite pièce, baptisée Powder Room en lettres roses sur la porte grise, faisait office d’antichambre où s’ouvraient quatre autres portes gris perle encadrées de filets de peinture rose. Elle en poussa

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une au hasard. Pénétra dans une pièce ronde, tout en marbre, avec un lavabo profond, des serviettes moelleuses disposées tout autour, un flacon d’eau de toilette, des savonnettes, de la crème pour les mains, des brosses à cheveux. Elle se regarda dans la glace. Son visage était décomposé. Sa bouche tremblait. Elle fit couler l’eau dans la vasque et y plongea la tête. Oublier Luca. Oublier le regard de Luca. Oublier le regard froid de Luca qui disait je ne vous connais pas. Ne pas respirer, rester la tête dans l’eau. Tenir jusqu’à ce que mes poumons éclatent. Suffoquer sous l’eau pour oublier que je suffoque sur terre. Il n’a pas voulu me reconnaître. Il consent à me traiter en égale à Montpellier, au milieu d’universitaires mais, sous les lambris dorés de cet hôtel de luxe, parmi ces créatures sophistiquées, il m’ignore. Ses poumons menaçaient d’éclater, mais elle tenait bon. Oublier Luca. Oublier le regard froid de Luca. Ce regard… Ni hostile ni hargneux, non : juste vide. Comme si je n’existais pas… Si je me fais mal, là, maintenant, si je remplis mes poumons d’air à m’en faire craquer les tympans, la douleur physique remplacera la douleur mentale. C’est ce qu’elle faisait quand elle avait du chagrin, petite. Elle se coupait le doigt ou se brûlait la peau sous les ongles. Cela faisait si mal qu’elle en oubliait l’autre douleur. Elle soignait le doigt endolori, lui parlait, le dorlotait, lui donnait des baisers et toute sa peine passait dans ses baisers, effaçait la voix de sa mère qui disait en la repoussant « que tu es pataude, Jo, un peu de tenue, prends exemple sur ta sœur » ! Ou : « Joséphine n’a pas l’éclat de sa sœur, je ne sais pas ce qu’on va en faire, cette enfant n’est vraiment pas douée pour la vie. » Elle s’enfermait dans sa chambre, se blessait, puis se consolait. C’était un rituel qu’elle suivait sans faiblir. Blême, digne, enragée. Ça marchait. Elle ressortait ses cahiers et se remettait à travailler. Je vais retrouver Hortense et je ne penserai plus à Luca. Elle plongea une nouvelle fois la tête dans la vasque et demeura sans respirer, poussant jusqu’au bout les limites de sa résistance. Elle avalait de l’eau, mais restait immergée, agrippant le rebord du lavabo. Le sang battait dans ses oreilles, cognait contre ses tempes, elle sentait ses mâchoires sur le point d’exploser.

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Il l’avait regardée d’un œil froid, puis il avait tourné la tête et s’était éloigné. Comme si elle n’en valait pas le coup, comme si elle n’existait pas.

Elle sortit la tête du lavabo en faisant gicler l’eau de partout, mouillant les serviettes immaculées et blanches, l’emballage des savonnettes. Elle jeta les bras autour de son corps et s’enlaça. Je vais mourir, je vais mourir. Elle s’étranglait, suffoquait, relevait la tête, cherchant à happer l’air. Elle aperçut dans la glace la figure blafarde d’une noyée et un souvenir vint heurter sa mémoire. Papa, les bras de papa, tu es une criminelle, et elle qui crachait l’eau salée et pleurait… Elle eut un frisson d’horreur. Tout lui revenait. La baignade avec sa mère et Iris, un après midi d’été, dans les Landes. Son père était resté sur la plage, il ne savait pas nager. Sa mère et sa sœur se moquaient de lui et se jetaient en courant dans les vagues pendant qu’il restait sur le bord, honteux, à les guetter. N’allez pas trop loin, il y a des courants, c’est dangereux… Sa mère était une excellente nageuse. Elle partait se baigner et disparaissait en nageant d’un crawl puissant et régulier. Les filles, quand elles étaient petites, la regardaient s’éloigner, muettes d’admiration. Elle leur avait appris à nager comme elle. Par tous les temps, elle les mettait à l’eau et les emmenait au loin. Elle disait : « Il n’y a rien de mieux que la natation pour former le caractère. » Ce jour-là, la mer était calme. Elles faisaient la planche, battaient des pieds pendant que leur père, sur le bord, s’énervait et faisait de grands moulinets. À un moment, sa mère avait regardé vers le rivage et avait dit : « En effet, on s’éloigne, il faut rentrer, votre père a peut-être raison, la mer peut être dangereuse par ici… » Elles n’avaient pas pu rentrer. Elles avaient beau nager, nager de toutes leurs forces, le courant les emportait. Le vent s’était levé, les vagues s’ourlaient de friselis d’écume menaçants. Iris avait commencé à pleurer, « j’y arriverai jamais, maman, j’y arriverai jamais », leur mère avait serré les dents, « tais-toi, ne pleure pas, ça ne sert à rien, nage ! », Joséphine pouvait lire la peur sur son visage. Et puis le vent avait soufflé plus fort et la lutte avait été plus dure. Elles s’étaient accrochées au cou de leur mère et buvaient la tasse. Les vagues les giflaient, l’eau salée leur piquait les yeux. Alors Joséphine avait senti sa mère la rejeter. « Laisse-

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moi, laisse-moi. » Elle avait attrapé Iris sous le menton, lui avait donné une grande claque et, la coinçant sous son bras, elle avait regagné le rivage en nageant la brasse indienne, enfonçant la tête dans les vagues, crachant l’eau sur le côté, effectuant de puissants battements de jambes.

Elle était restée derrière. Seule. Sa mère ne s’était pas retournée. Elle l’avait vue tenter de franchir plusieurs fois le rouleau de vagues. Plusieurs fois elle avait été rejetée, mais elle était revenue à l’assaut, traînant Iris inconsciente sous son bras. Elle les avait vues franchir la barre. Elle avait aperçu son père qui criait sur la plage. Elle avait eu de la peine pour lui et elle avait imité sa mère, la brasse sur le côté de sa mère, le bras en avant qui cherchait le rivage, la tête sous l’eau, elle était repartie à l’assaut des rouleaux qui devenaient de plus en plus gros. Elle buvait l’eau salée, la recrachait, le sable dans les vagues lui rayait les yeux. « Pas pleurer, elle se répétait, pas pleurer, je vais perdre mes forces si je pleure. » Elle se souvenait très bien de cette phrase, « pas pleurer, pas pleurer »… Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois avant qu’une vague ne la cueille et ne la jette sur la plage, aux pieds de son père qui était entré jusqu’à mi-corps dans l’eau et lui tendait la main en hurlant son nom. Il l’avait arrachée à la vague et l’avait emportée contre lui en répétant « criminelle, criminelle, criminelle ». Elle ne se souvenait plus de ce qu’il s’était passé après. On n’en avait plus jamais reparlé.

Elle regarda la noyée dans le miroir. Pourquoi tu te fais du souci, dit-elle à la fille dans la glace, tu t’en es sortie ce jour-là, tu aurais dû mourir, mais une main est venue te cueillir sur cette vague et t’a déposée sur le rivage ; alors n’aie pas peur, n’aie plus jamais peur, tu n’es pas seule, Joséphine, tu n’es pas seule.

Elle eut soudain cette certitude : elle n’était pas seule.

Tu survivras à ce regard de Luca, tu survivras comme tu as survécu au regard de ta mère qui t’a abandonnée, sans se retourner.

Elle se sécha le visage avec une serviette, remit de l’ordre dans sa coiffure, de la poudre sur son nez.

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Une petite fille l’attendait dans le hall de l’hôtel. Sa petite fille à elle, son amour. La vie avait continué après, la vie continue toujours. Elle te donne des raisons de pleurer et des raisons de rire. C’est la vie, Joséphine, fais-lui confiance. C’est une personne, la vie, une personne qu’il faut prendre comme partenaire. Entrer dans sa valse, dans ses tourbillons, parfois elle te fait boire la tasse et tu crois que tu vas mourir et puis elle t’attrape par les cheveux et te dépose plus loin. Parfois elle t’écrase les pieds, parfois elle te fait valser. Il faut entrer dans la vie comme on entre dans une danse. Ne pas arrêter le mouvement en pleurant sur soi, en accusant les autres, en buvant, en prenant des petites pilules pour amortir le choc. Valser, valser, valser. Franchir les épreuves qu’elle t’envoie pour te rendre plus forte, plus déterminée. Après cette baignade dans les Landes, elle avait travaillé comme une acharnée, s’était immergée dans ses études, avait construit sa vie. Une autre vague avait emporté Antoine mais elle avait survécu. Il y aurait d’autres vagues encore, mais elle savait qu’elle aurait la force de les passer et que toujours, toujours elle serait repêchée. C’est ça la vie, se dit-elle avec certitude en se regardant dans la glace. Des vagues et des vagues.

Elle regarda la fille dans la glace. Elle souriait, tranquille, apaisée. Elle respira un bon coup et retourna chercher Hortense.

Dimanche soir. L’avion pour Paris venait de décoller de JFK et Philippe regardait sa femme allongée à ses côtés. Ils ne s’étaient presque pas parlé depuis le dîner de la veille au Waldorf Astoria. Le grand dîner de clôture du festival de New York. Ils avaient dormi tard, ce matin, avaient pris leur petitdéjeuner en silence. Philippe avait dit : « J’ai deux personnes à voir aujourd’hui, on se retrouve vers cinq heures à l’hôtel pour filer à l’aéroport ? Tu n’as qu’à aller faire des courses, te promener, il fait beau. » Elle n’avait pas répondu, métamorphosée en statue de pierre dans le grand peignoir blanc de l’hôtel. Ses yeux bleus fixaient le vide et ses pieds fins se balançaient. Il lui avait laissé de l’argent pour prendre des taxis

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ou aller au musée. Ils sont ouverts le dimanche, profites-en. Il était parti sans qu’elle ait desserré les dents. Le soir, une voiture les avait emmenés à l’aéroport. Deux places, first class, pour Roissy-Charles-de-Gaulle. À peine installée dans l’avion, elle avait demandé à l’hôtesse qu’on ne la réveille pas. Elle avait mis un masque sur ses yeux, avait tourné la tête vers lui en disant : « Ça ne t’ennuie pas si je dors, je suis crevée. L’aller-retour pour un week-end, je ne le referai plus jamais. »

Il la regardait dormir. Sans ses grands yeux bleus, elle ressemblait à n’importe quelle femme élégante qui voyage en première classe, confortablement installée sous sa couverture. Il savait qu’elle ne dormait pas. Elle devait se repasser les événements de la veille.

Je sais tout, Iris, avait-il envie de dire. Je sais tout puisque j’ai tout organisé.

L’arrivée à Manhattan. La grande limousine qui les avait emmenés à l’hôtel. Elle bavardait comme une petite fille, s’étonnait du temps si lumineux pour un mois de novembre, serrait la main de Philippe, montrait du doigt un panneau publicitaire, une maison biscornue. À l’hôtel, elle s’était jetée sur les journaux, page Spectacles. On y annonçait l’arrivée de Gabor Minar, « le grand metteur en scène européen, celui avec lequel toutes les actrices rêvent de tourner. Il ne lui manque plus qu’un contrat avec une major américaine pour faire de lui le maître du cinéma contemporain, écrivait le journaliste du New York Times ; ça ne saurait tarder. On murmure qu’il aurait rendez-vous avec Jo Schrenkel ». Elle les lisait de la première à la dernière ligne, relevant à peine la tête pour répondre à ses questions. « Quels films veux-tu aller voir ? » demandait-il en consultant le programme du festival. Elle répondait « choisis, je te fais confiance », lui adressant un sourire distrait et convenu. Le samedi, ils avaient déjeuné au Bernardin avec des amis venus eux aussi de Paris. Iris disait oui, disait non, disait c’est une bonne idée, mais Philippe la sentait tendue vers un seul but : sa rencontre avec Gabor. Le premier soir, alors qu’elle s’habillait pour la soirée, elle avait changé trois fois de tenue, de boucles d’oreilles, de sac. Trop habillé, disaient ses sourcils froncés, trop dame, pas assez bohème. À l’issue de la projection

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de son film, Gabor Minar n’était pas venu. Il aurait dû parler, répondre aux questions des spectateurs. Quand les lumières s’étaient rallumées, un organisateur avait annoncé qu’il ne viendrait pas. Un oh ! de déception avait soulevé l’assistance. Le lendemain, on avait appris qu’il avait passé la nuit à faire la fête dans un club de jazz à Harlem. On ne peut jamais compter sur lui, avait dit un producteur, dépité. On est obligé de se plier à ses caprices. C’est peut-être pour cela qu’il fait des films si puissants, avait fait remarquer un autre. C’était au petitdéjeuner. On ne parlait que de l’absence de Gabor Minar. L’après-midi, ils avaient vu d’autres films. Assise à côté de lui, Iris s’agitait dans son fauteuil, puis se figeait quand un spectateur tardif venait s’asseoir devant eux. Il sentait son corps raidi dans l’espoir d’apercevoir Gabor. Il n’osait pas poser sa main sur la sienne de peur qu’elle ne se tende comme un ressort. Le soir, à nouveau, elle s’était préparée. Ballet de robes, mines perplexes, ballet de chaussures, mines inquiètes, ballet de bijoux, mines contrariées. C’était le dîner de gala. Il allait venir. Il était l’invité d’honneur. Elle avait choisi une longue robe du soir en taffetas parme qui soulignait ses yeux, son long cou, la grâce de son port. Philippe s’était dit, en la regardant, c’est une longue liane avec deux grands yeux bleu profond. Elle chantonnait en quittant la chambre et courut vers l’ascenseur en faisant voler sa robe.

Ils étaient assis à la table d’honneur. À la table de Gabor Minar. Quand il était entré, la salle entière s’était levée et l’avait applaudi. Tous les ressentiments s’étaient envolés. Soudain on ne parlait plus que de son film. Magnifique, sublime, envoûtant, étrange ! Quelle force ! Quelle mise en scène ! Quelle énergie ! Les bouches des femmes se tendaient vers lui en une offrande suppliante. Les hommes applaudissaient les bras levés comme pour se grandir face à ce génie. Il était apparu, flanqué de ses acteurs. Géant débraillé, barbu, vêtu d’un vieux jean troué, d’un blouson de cuir, de bottes de motocycliste, son éternel bonnet de laine vissé sur le crâne. Il s’était incliné avec un sourire, avait ôté son bonnet en signe de remerciement. Ses cheveux ébouriffés et gras s’étaient échappés, il les avait aplatis d’un geste rude de la main, avait traversé la salle et était venu

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s’asseoir à leur table avec toute sa troupe. Ils s’étaient poussés, leur avaient fait de la place. Iris se tenait sur le bord de sa chaise, le cou incliné, le regard tendu comme un arc vers lui. À ce moment-là, Philippe lui avait effleuré le bras ; elle l’avait retiré, comme foudroyée par une décharge électrique. Gabor Minar avait salué de la tête, un par un, chaque invité présent à la table, les remerciant de s’être décalés. Son regard était tombé sur Iris. Il l’avait regardée, avait fait un effort pour se souvenir… Il avait cherché quelques secondes. Iris palpitait, offerte. Les invités présents autour de la table s’étonnaient et leurs regards allaient de l’un à l’autre. Alors Gabor s’était exclamé : « Irish ! Irish ! » Elle s’était redressée, magnifique, souriante, éclairée d’une joie intense. « Irish ! You ! Here ! Unbelievable ! Such a long time ! » Iris s’était levée pour aller l’embrasser. Il l’avait serrée dans ses bras. Tout le monde les regardait. « Votre femme connaît Gabor Minar ? avait demandé à Philippe son voisin. Elle le connaît personnellement ? – Oui », avait dit Philippe, les yeux rivés sur Iris, ne perdant pas une miette du spectacle qu’offraient Iris et Gabor réunis dans le même halo lumineux, portés par les mêmes murmures de curiosité. « Elle l’a connu quand elle faisait ses études à Columbia. » Toute l’assistance regardait Gabor Minar prendre Iris Dupin dans ses bras et l’embrasser. Iris, dans les bras de Gabor, recevait l’hommage muet de la salle comme si elle était la femme de Gabor, qu’enfin justice était faite et l’oubli réparé. Oh ! le regard qu’elle avait alors posé sur Gabor… Philippe ne l’oublierait jamais. Un regard de femme qui arrivait au port, qui se remettait entre les bras de l’homme, de son homme. Ses grands yeux bleus dévoraient Gabor, ses mains venaient se placer naturellement dans ses mains. Il l’enlaçait et la serrait contre lui de son bras vigoureux.

Puis il s’était retourné vers une petite femme blonde, menue, habillée d’une jupe longue de Gitane et d’un petit tee-shirt blanc. Une femme un peu effacée mais belle qui se tenait dans l’ombre du géant et souriait.

Elisa… my wife, avait-il dit en prenant sa femme par l’épaule et en la présentant à Iris.

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