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Добавлен: 05.08.2024

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pourboires… Elle avait même dû en rajouter pour se faire plaindre, elle, pauvre petite fille abandonnée.

De toute façon ça se saura, alors autant le dire tout de suite… On a l’air moins bêtes.

Parce que tu es sûre qu’il est parti, papa ? demanda Zoé.

Écoute, c’est ce qu’il m’a dit hier au téléphone…

Il t’a vraiment dit ça ? demanda Joséphine.

Une fois encore elle se maudit. Elle était tombée dans le piège tendu par Hortense.

Je crois qu’il a définitivement tourné la page… Enfin, c’est ce que j’ai cru comprendre. Il m’a dit qu’il se cherchait un projet que « l’autre » financerait.

Elle a de l’argent ?

Des économies de famille qu’elle mettrait à sa disposition. Elle m’a l’air folle d’amour ! Il a même ajouté qu’elle le suivrait au bout du monde… Il cherche un boulot à l’étranger, il dit qu’il n’y a plus d’avenir pour lui en France, que ce pays est foutu, qu’il a besoin de nouveaux espaces. D’ailleurs il a déjà une petite idée dont il m’a parlé et je trouve ça très intéressant ! On doit en reparler tous les deux…

Joséphine était abasourdie : Antoine se confiait plus librement à sa fille qu’à elle. La considérait-il désormais comme une ennemie ? Elle préféra se concentrer sur son trajet. Je passe par le Bois ou je prends le périphérique porte Maillot ? Quel chemin aurait emprunté Antoine ? Quand il conduisait, je ne regardais jamais par où il passait, je m’en remettais totalement

àlui, je me laissais conduire en rêvassant à mes chevaliers, mes dames, mes châteaux forts, aux jeunes fiancées qui voyageaient dans leur litière fermée jetées dans les cahots d’une route pour rejoindre un homme qu’elles ne connaissaient pas et qui allait s’allonger nu contre elles. Elle frissonna, secoua la tête et revint

àson itinéraire. Elle décida de couper par le Bois en espérant qu’il n’y aurait pas trop de circulation.

N’empêche que tu aurais pu me demander avant d’en parler, reprit Joséphine après s’être engagée sur la route du Bois.

Écoute, maman, on ne va pas se mettre à couper les cheveux en quatre, on n’en a pas les moyens. On va avoir besoin

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de l’argent d’Henriette, alors autant se la mettre dans la poche en jouant les petits canards perdus au bord de la route ! Elle adore qu’on ait besoin d’elle…

Eh bien, non. On ne jouera pas les petits canards perdus au bord de la route. On se débrouillera toutes seules.

Ah ! Et comment comptes-tu t’y prendre avec ton salaire de misère ?

Joséphine donna un violent coup de volant et se gara sur le côté d’une allée du Bois.

Hortense, je t’interdis de me parler comme ça et, si tu t’entêtes à être désagréable, je vais être obligée de sévir.

Oh là là ! Qu’est-ce que j’ai peur ! ricana Hortense. Tu ne peux pas imaginer à quel point j’ai peur.

Je sais que tu ne m’en crois pas capable, mais je peux te serrer la vis. J’ai toujours été douce, gentille avec toi, mais là tu dépasses les bornes.

Hortense regarda Joséphine dans les yeux et y vit une fermeté nouvelle qui lui fit penser que sa mère pourrait mettre sa menace à exécution et l’envoyer en pension, par exemple, ce qu’elle redoutait. Elle recula dans son siège, prit un air offensé et lâcha, dédaigneuse :

Vas-y : enfile les mots. Tu es très forte à ce jeu-là. Mais pour te débrouiller dans la vie, c’est une autre paire de manches.

Joséphine perdit alors son calme et sa maîtrise. Elle frappa le volant en parlant si fort que la petite Zoé, paniquée, se mit à pleurer et à gémir « je veux rentrer à la maison, je veux mon doudou ! Vous êtes deux méchantes, très méchantes, vous me faites peur ! ». Ses pleurs recouvraient la voix de sa mère et, en peu de temps, il y eut un concert de cris dans la petite voiture qui, autrefois, n’avait connu que des trajets silencieux ou meublés par la voix d’Antoine qui aimait expliquer l’origine des noms de rue, la date de construction d’un pont ou d’une église, l’évolution d’une voie et de son tracé.

Mais qu’est ce que tu as depuis hier ? Tu es odieuse ! J’ai l’impression que tu me détestes, qu’est-ce que je t’ai fait ?

Tu m’as fait que mon père s’est cassé parce que tu es moche et chiante et qu’il est hors de question que je me mette à te ressembler. Et que pour ça, je suis prête à tout y compris à

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faire la belle et la soumise devant Henriette pour qu’elle nous file de l’argent.

Ah ! Parce que c’est ce que tu comptes faire : ramper devant elle ?

Je refuse d’être pauvre, j’ai horreur des pauvres, ça pue, la pauvreté ! T’as qu’à te regarder. T’es moche que t’en peux plus.

Joséphine la contempla, la bouche arrondie de stupeur. Elle ne pouvait plus penser, elle ne pouvait plus parler. Elle arrivait

àpeine à respirer.

T’as pas compris ça ? T’as pas remarqué que la seule chose qui intéresse les gens aujourd’hui, c’est l’argent ! Eh bien moi je suis comme tout le monde sauf que j’ai pas honte de le dire ! Alors arrête de jouer les désintéressées parce que tu es débile, ma pauvre maman, débile !

Il fallait à tout prix qu’elle parle, qu’elle dresse des mots en rempart entre sa fille et elle.

Tu oublies une seule chose, ma petite chérie, c’est que l’argent de ta grand-mère est d’abord celui de Chef ! Qu’elle n’en dispose pas comme ça. Tu vas un peu vite en besogne…

Ce n’est pas ça que j’aurais dû dire. Pas ça du tout. Il faut que je lui fasse la leçon, que je lui forge une morale et non que je lui dise que cet argent ne lui appartient pas. Mais qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Tout va de travers depuis qu’Antoine est parti… Je ne suis même plus capable de penser correctement.

L’argent de Chef est l’argent d’Henriette. Chef n’ayant pas d’enfant, elle héritera de la totalité. Je ne suis pas idiote, je le sais. Point barre ! Et puis arrête de parler de l’argent comme si c’était de la merde, c’est juste un moyen rapide d’être heureux et moi, figure-toi que j’ai bien l’intention de ne pas être malheureuse !

Hortense, il n’y a pas que l’argent dans la vie !

Qu’est-ce que tu peux être vieux jeu, ma pauvre maman. Y a toute ton éducation à refaire. Allez, démarre ! Y manquerait plus qu’on soit en retard. Elle a horreur de ça…

Puis, se tournant vers Zoé, assise sur la banquette arrière, qui pleurait en silence le poing dans sa bouche :

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Et toi, arrête de chialer ! Tu me tapes sur le système. Putain, je suis mal barrée, avec vous deux ! Je comprends qu’il se soit cassé, papa.

Elle abaissa le pare-soleil, vérifia son reflet une dernière fois dans la glace et râla tout haut :

Et voilà ! Avec tout ça, mon gloss est parti ! Et j’en ai pas de rechange. S’il y en a un qui traîne chez Iris, je le pique. Je te jure que je le pique. Elle ne s’en apercevra même pas, elle les achète par dizaines. Je suis née du mauvais côté, moi. Mauvaise pioche !

Joséphine dévisagea sa fille aînée comme si elle était une criminelle évadée de prison, échouée sur la banquette à côté d’elle : elle la terrifiait. Elle voulut protester mais ne trouva pas les mots. Tout allait trop vite. Elle était engagée sur la pente d’un toboggan qu’elle dévalait sans en voir la fin. Alors, à bout de souffle et d’arguments, elle détourna son regard et fixa la route, les arbres en fleurs le long de l’allée du Bois, les troncs puissants, les longues branches chargées de jeunes feuilles vert tendre, de bourgeons prêts à éclater qui se baissaient vers elle et dessinaient une voûte fleurie que la lumière de ce soir d’été perçait en frappant de blanc chaque branche, chaque feuille, chaque bourgeon cotonneux. Elle puisa du réconfort dans le lent balancement des branches et, alors que Zoé, les mains sur les oreilles, les yeux fermés, le nez plissé, pleurait à bas bruit, elle remit le contact et démarra en priant qu’elle ne se soit pas trompée et que l’avenue qu’elle avait empruntée débouche porte de la Muette. Après il ne restera plus qu’à me garer… Et ça, c’est une autre paire de manches, se dit-elle en soupirant.

Le repas de famille, ce soir-là, se déroulait sans accroc. Carmen veillait au bon défilement des plats et la petite jeune

fille qu’elle avait engagée comme extra pour la soirée se révélait très dégourdie. Iris, en long chemisier blanc et pantalon de lin bleu lavande, restait la plupart du temps silencieuse et n’intervenait dans la conversation que pour la relancer, ce qu’elle devait faire souvent, car personne ne semblait très bavard. Il y avait quelque chose de contraint et d’absent dans

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son attitude, elle d’ordinaire si gracieuse avec ses invités. Elle avait relevé et attaché ses longs cheveux noirs qui retombaient en vagues épaisses et éclatantes sur ses épaules.

Quelle chevelure magnifique ! songeait Carmen quand elle sentait entre ses doigts couler les épais cheveux. Parfois Iris lui permettait de les brosser et elle aimait les entendre crépiter sous les brosses. Iris avait passé l’après-midi enfermée dans son bureau, sans qu’un seul coup de fil soit échangé. Carmen avait surveillé le voyant du poste de téléphone dont le central était installé dans la cuisine. Aucun bouton ne s’était allumé. Que pouvait-elle bien fabriquer dans son bureau, toute seule ? Cela lui arrivait de plus en plus souvent. Auparavant, quand elle rentrait, les bras chargés de paquets, elle criait : « Carmencita ! Un bon bain chaud ! Vite ! Vite ! Nous sortons ce soir ! » Elle laissait tomber les paquets, courait embrasser son fils dans sa chambre, claironnait : « Ça s’est bien passé ta journée, Alexandre ? Raconte-moi, mon amour, raconte-moi ! Tu as eu des bonnes notes ? » pendant que Carmen, dans la salle de bains, faisait couler l’eau dans la vaste baignoire en mosaïque bleue et verte, mélangeant les huiles de thym, de sauge et de romarin. Elle tâtait la température en glissant le coude dans l’eau, ajoutait quelques sels parfumés de chez Guerlain et, quand tout était parfait, allumait des petites bougies et appelait Iris afin qu’elle se glisse dans l’eau odorante et chaude. Iris la laissait parfois assister à son bain, passer la râpe sur la plante de ses pieds, lui masser les orteils avec une huile de rose musquée. Les doigts fermes de Carmen enveloppaient chevilles, mollets et pieds, pressaient, pinçaient, appuyaient puis relâchaient avec science et volupté. Iris se détendait et lui parlait de sa journée, de ses amies, d’un tableau aperçu dans une galerie, d’un chemisier dont le col lui avait plu, « tu vois, Carmen, pas vraiment cassé mais droit et retombant sur les côtés comme soutenu par deux baleines invisibles… », d’un macaron au chocolat dégusté du bout des dents, « comme ça, je ne le mange pas vraiment et je ne grossis pas ! », d’une phrase entendue dans la rue ou d’une vieille qui tendait la main sur le trottoir et lui avait fait si peur qu’elle avait renversé sa monnaie dans la vieille paume parcheminée. « Oh, Carmen, j’ai eu si peur de

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finir comme elle, un jour. Je n’ai rien. Tout appartient à Philippe. Qu’est-ce que je possède en mon nom propre ? » Et Carmen, épluchant ses orteils, lissant la plante douce de ses longs pieds fins et cambrés, soupirait : « Jamais, ma belle, jamais vous ne finirez comme cette vieille femme ridée. Moi, vivante, jamais ! J’irai faire des ménages, je remuerai des montagnes, mais jamais vous ne serez abandonnée ! – Redis-le- moi, Carmencita, redis-le-moi ! » Et elle s’abandonnait, fermait les yeux et somnolait, appuyée sur la serviette roulée que Carmen avait pris soin de glisser sous son cou.

Ce soir, il n’y avait pas eu de cérémonie de bain. Ce soir, Iris avait pris une douche, très vite.

Carmen mettait un point d’honneur à ce que chaque repas soit parfait. Surtout lorsque Mme Henriette Grobz venait dîner.

Ah ! Celle-là…, soupira Carmen en la regardant par la porte entrebâillée de l’office d’où elle dirigeait les opérations, quelle peau de vache !

Henriette Grobz se tenait en bout de table, droite et raide comme une statue de pierre, les cheveux tirés en un chignon laqué dont aucune mèche ne s’échappait. Même les saintes dans les églises ont plus d’abandon qu’elle ! pensa Carmen. Elle portait un tailleur en toile légère, dont chaque pli était amidonné. On avait placé Hortense à sa droite, et la petite Zoé à sa gauche, elle leur parlait à l’une et à l’autre en s’inclinant telle une vieille institutrice. Zoé avait les joues barbouillées. Ses paupières étaient gonflées, ses cils collés. Elle avait dû pleurer dans la voiture avant de venir. Joséphine chipotait dans son assiette. Il n’y avait qu’Hortense qui babillait, faisant sourire sa tante et sa grand-mère, adressant des compliments à Chef qui ronronnait de plaisir.

Je t’assure que tu as maigri, Chef. Quand tu es entré dans la pièce, je me suis dit comme il est beau ! Comme il a rajeuni !

Àmoins que tu aies fait quelque chose… Un petit lifting peutêtre ?

Chef éclata de rire et se frotta le crâne de plaisir.

Et je ferais ça pour qui, ma mignonne ?

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Ben, je sais pas… Pour me plaire à moi par exemple. Ça me ferait de la peine que tu deviennes tout vieux et tout plissé… Moi, je veux avoir un bon-papa fort et bronzé comme Tarzan.

Elle sait parler aux hommes, cette gamine, pensa Carmen. Il rayonne de fierté, le père Grobz. Jusqu’à la peau de son crâne chauve qui se plisse de plaisir. Il va, comme d’habitude, lui filer un beau billet quand il partira. À chaque fois, ça ne manque pas, il lui roule un billet dans la main sans que personne s’en aperçoive.

Rasséréné par l’échange qu’il avait eu avec Hortense, Marcel s’était tourné vers Philippe Dupin et échangeait quelques informations sur l’état de la Bourse. À la hausse, à la baisse dans les prochains mois ? Se dégager ou, au contraire, investir ? Et sur quoi ? Des actions ou de la devise ? Que disent les milieux d’affaires ? Philippe Dupin écoutait, sans l’écouter, ce beau-père qui semblait très en forme. Je dirais même gaillard, il reverdit à vue d’œil, elle a raison, la petite, se dit Carmen, elle ferait bien de faire attention, la mère Grobz !

Carmen fut arrachée à l’examen des convives par l’extra qui demandait s’il convenait de servir le café dans le salon ou à table.

Dans le salon, ma petite… Je m’en occupe, débarrassez la table. Et mettez tout dans le lave-vaisselle. Sauf les flûtes à champagne qu’il faut laver à la main.

À peine le dessert avalé, Alexandre entraîna sa cousine Zoé dans sa chambre, laissant Hortense à table. Hortense restait toujours en compagnie des grandes personnes. Elle se faisait toute petite, arrivait à se faire oublier, elle si piquante, si hardie la minute d’avant, elle se fondait dans le décor et écoutait. Elle observait, déchiffrait une phrase en suspension, un lapsus, une exclamation indignée, un silence pesant. Cette gamine est une vraie fouille-merde, pesta Carmen. Et personne ne s’en méfie ! Je vois bien son manège. Et elle a compris que je l’avais démasquée. Elle ne m’aime pas, mais elle me craint. Ce soir, il va falloir que je l’occupe, que je l’emmène dans le petit salon pour regarder un film.

Comme la conversation languissait, Hortense elle-même se lassa et suivit Carmen sans difficulté.

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Dans le grand salon, Joséphine prit son café en priant le ciel que les questions ne lui tombent pas dessus en rafales. Elle essaya d’engager la conversation avec Philippe Dupin, mais celui-ci s’excusa : son portable sonnait, c’était important et si elle n’y voyait pas d’inconvénient… Il se réfugia dans son bureau pour répondre.

Chef lisait un journal économique posé sur la table basse. Madame mère et Iris parlaient de changer les rideaux d’une chambre à coucher. Elles firent signe à Joséphine de venir s’asseoir auprès d’elles, mais Jo préféra aller tenir compagnie à Marcel Grobz.

— Ça va, ma petite Jo, ça boume la vie ?

Il avait une de ces manières de parler : il employait des expressions qui n’avaient plus cours. Avec lui, on voyageait dans les années soixante, soixante-dix. Ce doit être la seule personne que je connais à dire encore « c’est chouette » ou « ça boume » !

— On peut dire ça comme ça, Chef.

Il lui fit un clin d’œil appuyé, revint un instant à son magazine et, voyant qu’elle ne partait pas, comprit qu’il était obligé de lui faire la conversation.

Et ton mari, toujours en rade ? Elle hocha la tête sans répondre.

C’est dur, actuellement. Faut serrer les fesses, attendre que ça passe…

Il cherche tout de même… Il fait les petites annonces tous les matins.

S’il trouve rien, il peut toujours venir me voir… Je le caserai quelque part.

Tu es gentil, Chef, mais…

Mais il faudra qu’il se courbe un peu. Parce qu’il est fier ton mari, hein, Jo ? Et de nos jours, on n’a plus les moyens de faire le fier. De nos jours, on se couche. On se couche et on dit merci patron ! Même le gros Marcel, il se décarcasse pour trouver des marchés nouveaux, des idées nouvelles et il remercie le ciel quand il a signé un nouveau contrat.

Il se tapotait le ventre en parlant.

Faut lui dire ça à Antoine. La dignité, c’est un luxe. Et il n’a pas les moyens de ce luxe-là, ton mari ! Vois-tu, ma petite

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Jo, ce qui me sauve, moi, c’est que je viens de la misère. Alors ça me gêne pas d’y retourner. Y a un proverbe sénégalais qui dit : « Quand tu ne sais pas où tu vas, arrête-toi et regarde d’où tu viens. » Moi je viens de la mouise, alors…

Joséphine fit un effort pour ne pas avouer à Marcel qu’elle n’en était pas loin, elle aussi, de la mouise.

Mais tu vois, Jo, à y bien considérer… Si je devais engager une personne dans la famille, je préférerais que ce soit toi. Parce que toi, tu dois être dure à la tâche… Alors que ton mari, je suis pas sûr qu’il veuille mettre les mains dans le cambouis. Enfin, je me comprends…

Il eut un rire gras.

Je lui demande pas de devenir garagiste.

Non, je sais, Chef. Je sais…

Elle lui caressa l’avant-bras et le considéra avec bienveillance. Il en fut gêné, interrompit brusquement son rire, se racla la gorge et replongea dans la lecture de son journal.

Elle resta un moment assise à côté de lui, espérant qu’il allait relancer la conversation et qu’elle échapperait à la curiosité de sa mère et de sa sœur, mais Marcel ne faisait pas mine de reprendre leur dialogue. C’est toujours comme ça avec Chef, se dit Joséphine, quand il m’a parlé dix minutes, il se sent quitte et passe à autre chose. Je ne l’intéresse pas. Ce doit être une vraie corvée, ces soirées familiales, pour lui. Comme pour Antoine. Les hommes en sont exclus. Ou plutôt ils ne sont autorisés qu’à y faire de la figuration, pas plus. On sent que le vrai pouvoir est entre les mains des femmes. Enfin, pas de toutes les femmes ! Moi, je fais tapisserie. Elle se sentit isolée. Elle jeta un rapide coup d’œil sur Iris qui parlait à sa mère tout en jouant avec ses longues boucles d’oreilles qu’elle avait ôtées et en balançant ses pieds aux ongles vernis assortis aux ongles de ses mains. Quelle grâce ! Il n’est pas possible, se dit-elle, de considérer que cet être resplendissant, exquis, raffiné appartienne au même sexe que moi. Il faudrait inventer des sous-catégories dans le classement des humains en deux sexes. Sexe féminin, catégories A, B, C, D… Iris relèverait de la catégorie A et moi de la D. Joséphine se sentait exclue de cette féminité voluptueuse et tranquille qui enveloppait chaque geste de sa sœur. Chaque fois

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qu’elle avait essayé de l’imiter, l’expérience s’était terminée en une humiliation brûlante. Un jour, elle avait acheté des sandales en crocodile vert amande – vues aux pieds d’Iris –, et elle arpentait le couloir de l’appartement, attendant qu’Antoine la remarque. Il s’était exclamé : « Quelle drôle de démarche ! Avec ces machins-là aux pieds on dirait un travesti ! » Les ravissantes petites mules étaient devenus des machins, et elle un travelo…

Elle se leva et alla se poster près de la fenêtre, le plus loin possible de sa mère et de sa sœur. Elle regarda les arbres de la place de la Muette qui se balançaient dans l’air encore moite de la soirée. Les lourds immeubles en pierre de taille rosissaient sous le soleil couchant, les portails en fer forgé dessinaient des jambages de prospérité, des jardins vert tendre, jaune poudré, blanc nuageux montait une vapeur irisée. Tout respirait la richesse et la beauté, la richesse débarrassée de tout ce qui est matériel pour devenir évanescence, délices, suggestion. Chef est riche, mais lourd. Iris est riche et légère. Elle a acquis l’incroyable aisance que donne l’argent. Madame mère a beau essayer de se hisser au niveau de sa fille aînée, elle sera toujours une parvenue. Son chignon est trop serré, son rouge à lèvres trop épais, son sac à main trop verni et pourquoi ne le pose-t- elle pas ? Elle est comme les anciens pauvres : elle a peur qu’on le lui vole. Elle dîne avec son sac sur les genoux. Elle a pu berner Chef, mais elle n’aurait sûrement pas pu en berner un autre : celui qu’elle eût aimé berner ! Elle a dû se contenter de Chef, Chef le mal habillé, Chef qui met les doigts dans son nez et écarte les jambes pour décoller le fond de son pantalon. Elle en est consciente, elle lui en veut. Il lui rappelle qu’elle est, elle aussi, imparfaite et limitée. Alors qu’Iris possède une désinvolture faite de mystère, de secret, une aisance qui ne s’explique pas et la place au-dessus des autres humains, en faisant un exemplaire unique et rare. Iris a su changer de monde et naître une seconde fois.

C’est ce qui rendait Antoine maladroit et transpirant : cette frontière invisible entre Philippe et lui, entre Iris et lui. Une différence subtile qui n’a rien à voir avec le sexe, la naissance, l’éducation, qui sépare la vraie élégance de celle du parvenu et renvoyait Antoine au rang de ballot.

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